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Henry War
27 octobre 2018

Ce que je lis, et comment

Mes goûts en matière de lecture sont à la fois très éclectiques et anachroniques (je puis le dire sans ambages, je n’entends cela ni comme un vice ni comme une vertu). Je ne lis généralement rien de populaire, d’actuel, de récompensé. J’ai eu tant de déconvenues avec des livres qu’on m’avait recommandés que j’en suis venu à redouter tous les conseils littéraires, en particulier issus du cercle tangible de mes fréquentations (famille, amis, collègues…) dont je ne puis, sans rudesse apparente, atermoyer les incitations. Je ne choisis jamais un ouvrage parce qu’il est célèbre, mais, quelquefois, malgré sa gloire ; je n’aspire aucunement, dans ces élections, à comprendre mon contemporain ou à acquérir une culture commune. Je me moque qu’on me demande un jour ce que j’ai lu, et je n’ai même pas la politesse de partager les lectures de ma femme, en dépit de ses sollicitations. Je ne suis pas curieux de ce que les gens lisent ; je n’ai pas assez de temps à perdre avec des opinions.

En somme, je suis, en matière de lecture, un monstre d’égoïsme (et en toute autre matière aussi, il me semble).

Presque tous les livres que je consulte au hasard sur l’étal de mon libraire me paraissent d’une abominable nullité racoleuse. Il me faut moins d’une minute pour mesurer cela : l’effort, dans l’écriture, ça se voit toujours quelque peu, en particulier quand on a soi-même l’habitude d’en faire ; c’est comme s’il restait un peu de sueur asséchée sur la page : je perçois très vite le travail des tournures, la science du terme précis et juste, le goût d’un style… ou bien, au contraire, le renoncement de toute ambition littéraire. C’est une science exacte pour moi, aussi analysable et objective, sans doute, que la qualité d’une démonstration mathématique.

Le thème d’un livre n’a presque aucun intérêt pour moi ; je ne lis jamais – s’agissant de fiction du moins – pour un sujet, mais pour un auteur. Dans mon appréciation d’un livre, mes goûts personnels n’entrent jamais en ligne de compte : je puis dire pourquoi une œuvre est réussie, achevée, originale – en fonction, certes, de critères que je me suis déterminés et qui ne sont pas destinés à faire consensus, bien que ces critères, pour moi, ne soient pas du tout subjectifs mais nécessaires (c’est ce qui me rend si catégorique : j’y ai beaucoup réfléchi) –, même si, au propre, je ne l’aime pas du tout. J’ai lu, à l’heure qu’il est, plus de 600 livres dans ma vie (j’écris ceci sans en tirer particulièrement orgueil, d’aucuns trouveraient même que c’est peu, je ne l’indique ici que pour information), et aucun ne parlait de la même chose : je ne me spécialise pas, il n’y a pas, dans ma bibliothèque, un rayon dédié à tel sujet ou à telle période.

Je continue de lire des romans bien sûr, mais aussi des nouvelles, des essais, des pièces de théâtre et des poèmes, à tour de rôle. Je suis probablement l’un des derniers Français, hors cadre scolaire, à acheter encore du théâtre et de la poésie. Mon libraire, que je visite souvent et qui me connait bien, est encore incapable, de son propre aveu, d’augurer quel livre me ferait plaisir : il me voit chaque fois élire des ouvrages si différents qu’il est déconcerté, me reconnaissant cette étrangeté, pour ainsi dire, de ne jamais tirer dans la même direction.

Souvent, chez ce libraire, je regarde par-dessus son épaule les ouvrages qui sont mis de côté en attendant leurs commanditaires, et je m’interroge : « Tiens ! quelle est la moyenne de mes contemporains, cette semaine ? Ah, cet auteur, encore ! Ah ! tel autre : je sais bien, il est passé à la télévision la semaine dernière. » Je suis généralement atterré par le manque de force d’âme, de volonté si l’on préfère, de mes « semblables » si dissemblables en lectures, moi qui aimerais tant être surpris ! Mais cela arrive quelquefois, et, quand je distingue là un groupe de livres dont je sais l’achèvement ou la grandeur, je demande toujours à Franck, mon libraire, quelques choses sur leur acheteur – homme ou femme, âge, profession, etc. Cela me pousse à rêver un peu ; j’admire de loin ces gens de fermeté et de goût.

Le livre est pour moi un objet précieux ; j’y suis maniaque et ne prête jamais un ouvrage, car je sais qu’il me reviendra en « mauvais » état – il est presque impossible que personne, à part ma femme, pût y faire aussi attention que moi. Ce n’est d’ailleurs pas tant par respect pour la littérature en général, que par principe de conservation des choses : je n’abîme pas, voilà tout. Un livre de poche coûte huit euros environ, vingt un grand format ; j’aime autant qu’il vaille encore cela après mon passage, et il n’y a aucune raison valable, à mon sens, pour qu’il dévalue – et ça ne tient pas du tout à la valeur réelle des livres que j’achète (la grande majorité de ceux dont je dispose sont des livres de poche, je ne ressens pas particulièrement le plaisir du collectionneur d’éditions rares). Mais j’ai précaution à tout ce que je manipule ; pourquoi détériorer ? Je n’entends pas qu’on écorne une page ou qu’on tire sur le collage d’un livre : il y a bien des façons d’éviter cela sans rien perdre de l’agrément de la lecture, il me semble.

Cette manie de conservation s’étend au désir de garder à portée, dans ma bibliothèque, tout ce que j’ai lu : c’est que je me sens, au fond, une fierté d’être la somme de cela ; car je ne suis en vérité à peu près rien d’autre, mes plus grands professeurs, ceux qui m’ont le plus appris, et même appris à vivre, étant des auteurs de livres que j’ai lus.

Ainsi, si je découvre un jour que j’ai lu, enfant, un livre que je n’ai pas chez moi, il faut que je l’achète, même sans compter le relire – d’ailleurs, je ne relis (presque) jamais un livre, ça me semble toujours un odieux gaspillage de temps ; ma vie, à bien réfléchir, se résume à peu près à une quête de tout ce temps qu’on passe à ne rien faire, à ne rien produire, à ne pas s’élever d’une manière ou d’une autre –, et si chez moi un ouvrage est trop abîmé, je suis rapidement tenté de le remplacer par un neuf (et d’offrir l’ouvrage usagé au premier venu).

Je lis vite ce qui me déplaît, au contraire de la plupart des gens. Je « bâcle » ma lecture quand je devine – et c’est rapide – qu’il n’y a rien de subtil à y entendre, je « fonce », je me fais même une performance, quelquefois, tout en comprenant du livre le peu qu’il y a à comprendre, à achever l’ouvrage dans un certain délai : au moins, pendant ce temps, je me sens en pleine émulation, non contre l’auteur que je sais nul, mais contre moi-même, comme un sportif sur une descente aisée et qui s’éprouve en accélérant. Je me hâte ainsi d’aller « au livre prochain ».

Au contraire, je m’applique devant un bon livre. C’est presque nécessaire en pareils cas puisque je définis le bon livre comme celui qui me donne un certain mal ou de quoi admirer ; j’épluche alors, j’analyse, je mesure méthodiquement la qualité de la phrase, ses vertus et ses vices, je m’efforce de distinguer ce qui y est le plus efficace, je suis extrêmement attentif à tous les signes innombrables d’une composition, je relis les passages aussitôt que j’en trouve, je m’en réimprègne : ma progression est lente alors et pleine de jouissances délectables.

Jamais je ne me « laisse porter » par un livre ; j’étudie constamment, je « travaille » quand je lis – je ne connais plus d’autre mode de lecture, et j’estime avoir raison et que ma façon de lire est supérieure à tout autre. D’ailleurs, j’ai à disposition, quand je lis, un crayon à papier qui me sert à indiquer proprement d’un trait dans la marge les passages que j’ai reconnus les plus superbes. Ce même crayon me permet d’indiquer, sur un petit carré de papier également préparé, tous les mots de vocabulaire que j’ignore où dont l’emploi inattendu m’incite à en vérifier la définition ou les synonymes dans un dictionnaire, ou les noms propres inconnus qui m’intriguent de quelque manière (ces définitions, synonymes et noms, je les recopierai ensuite et les classerai par thèmes sur un support numérique de façon à m’obliger, à force d’y revenir, à les retenir un peu). Je ne laisse donc jamais échapper un mot dont je ne connaisse pas le sens. J’exige de tout comprendre d’un livre – et certains auteurs ardus et « précieux », comme Huysmans, me poussent à interrompre continuellement ma lecture, mais sans déplaisir en réalité.

C’est (presque) uniquement grâce à ces fiches et à ce répertoire que je découvre de nouvelles références littéraires, puisque je ne consulte plus personne, puisque je n’ai, pour ainsi dire, plus confiance en aucun guide : en somme, ce sont les auteurs que j’aime, y compris les auteurs morts, qui m’indiquent quoi lire ensuite ; je n’ai plus besoin d’autre chose – j’ai un cahier rempli de références en attente. Chaque fois que je retourne voir Franck avec ces noms, il est assez stupéfait des recherches que je lui demande : ce sont parfois des inconnus qui n’ont publié qu’une petite chose confidentielle, disponible seulement chez un des rares éditeurs qu’il ignore encore – n’importe, je prends si c’est achetable.

Il y a parfois des ces auteurs « détestables » que je lis absolument sans honte, de ces soi-disant monstres humains, des racistes, des collabos, des ultras dont je découvre la pensée et le style avec encore une insatiable curiosité : la mentalité – la « moralité » – d’un auteur n’a jamais d’importance pour moi, il suffit que son écriture soit appliquée, que son système soit « propre » et cohérent ; je me réserve d’estimer après son degré de vérité, cela ne présume guère de sa qualité d’auteur – je ne juge pas l’homme quand je lis, mais le professionnel, l’écrivain, voire : le penseur. Dans ma bibliothèque classée par ordre alphabétique, Primo Levi côtoie Howard Lovecraft, et Charles Maurras approche Arthur Miller. Il va sans dire que le sexe ou l’origine d’un écrivain n’est pour moi d’aucune importance, même si je dois admettre que j’ai rarement lu un ouvrage d’une femme qui m’ait beaucoup plu (mais on sait que les femmes ont été longtemps rares en littérature, et comme je ne lis guère d’ouvrages écrits après le XIXème siècle…)

À ce sujet : la langue d’origine d’un auteur n’a guère d’importance non plus pour moi, bien que mes compétences linguistiques ne me permettent de lire qu’en français : c’est juste une chose dont il faut avoir conscience au moment de lire, je veux parler de la relativité de toute traduction : en italien, on dit : « traduttore traditore », ce qui signifie, chez nous : « traducteur égale traître ». La lecture d’un texte étranger passé en français implique d’avoir confiance non en l’auteur uniquement, mais aussi en celui qui l’a passé en notre langue, et je ne sache pas, en général, que ces professionnels soient fort mauvais ou irrespectueux dans leur travail (mais il m’arrive tout de même de « vérifier »). Il n’est que la poésie « classique » étrangère que je lis peu : c’est que les codes de versification y sont souvent différents et peu accessibles, et que la musicalité intrinsèque d’un poème – plus essentielle encore, je trouve, que dans tout autre genre – ne se perçoit vraiment, je crois, qu’à l’attention de celui qui parle et entend couramment cette langue ; or, je ne suis très versé dans aucune autre langue que la mienne – à la rigueur, je tâche toujours, quand il m’arrive de vouloir lire un poète étranger, de me procurer une version bilingue.

Un auteur qui m’a une fois déçu ne retrouve jamais grâce à mes yeux. Dès qu’il commet une œuvre banale et « alimentaire », et notamment si cette œuvre est manifestement inférieure à tout ce qu’il a déjà fait et dont il est capable, il m’inspire aussitôt un mépris immense, comme s’il avait personnellement tâché de me duper – parce que je sais que, quand on réussit une fois, on est compétent alors à renouveler l’effort, et qu’un renoncement en pareil cas n’est rien d’autre qu’une facilité et une paresse –, et alors, exactement comme si l’auteur me connaissait, comme si j’étais tout son lectorat et que je comptais, par mon geste, rabattre ses prétentions et anéantir toute sa réputation, je ne l’achète plus, et j’estime qu’il a ainsi sa récompense, le lâche, l’imbécile, l’escroc ! Après tout, il y a assez d’autres livres à acheter pour ne pas se risquer à une nouvelle déception, à une autre arnaque du même brigand : j’ai assez payé, ça suffit.

Je lis avec toute ma « passion intellectuelle », si l’on peut dire, sans me laisser aveugler par les trucs, par les ficelles qui attrapent, graissées à la moraline vulgaire. Je devine le plus souvent l’intention avant l’effet, et je ne juge jamais un livre sur autre chose que la réussite de ses effets annoncés ou présumés : je n’ai donc nulle prédilection aux ouvrages complexes, ni prévention contre les œuvres courtes ou « accessibles » ; il n’existe pas d’autre caractéristique, à un ouvrage que je juge réussi, que la correspondance, la cohérence, des intentions et des effets – mais j’admets qu’il y faut, au moins, une certaine exactitude, un soin sensible.

En analyste méthodique, il n’est pas une réussite ou une maladresse que je sente vraiment « d’intuition » avant qu’elle passe par mon jugement ; et ce sentiment aussitôt justifié peut être fort intense. Un ouvrage de philosophie me révolte littéralement s’il laisse échapper une faute de logique ou un argument spécieux ; un roman mal « coloré » ou invraisemblable me scandalise aussitôt ; une autobiographie nettement mensongère me trouble et me rend furieux. Mais j’ai aussi, au contraire, de ces extases sans nom quand je lis ce que j’aurais voulu écrire, des mots éclatants, des enchaînements splendides, des évidences pour moi – ce peut être même quelque chose de court et pour tout autre que moi de tout à fait anodin (j’ai souvenir par exemple, dans Salammbô, d’une phrase sur l’enroulement de corbeaux après une bataille, que je n’ai jamais retrouvée et que j’estimais un sommet d’art exceptionnel) : et cette jouissance démesurée, c’est aussi parce que j’en sais les raisons ! Le mystère, je trouve, abîme en art, rend sceptique l’esthète véritable, fait accroire à un truc que peut-être on n’aurait pas encore décelé, faute de chercher ; c’est ainsi que moi, je suis fondamentalement critique, sans doute parce que je suis devenu foncièrement écrivain, comme on ne peut sérieusement juger un tour de magie qu’à condition d’être (un peu) prestidigitateur. Il n’est pas nécessaire d’être crédule, en somme ; la beauté d’une chose, contrairement à ce qu’on prétend souvent, n’a pas besoin de « se passer d’explications ou de commentaires ».

On entend, je l’espère, à travers tout ce préambule, combien la littérature est importante pour moi, combien ma soif d’admiration, de respect, de grandeur me fait toujours saisir un livre avec un profond sérieux, même un livre comique. C’est trop grave, un livre, trop essentiellement humain, trop symbolique de toute la capacité intellectuelle et sentimentale de notre espèce. Je ne peux pas penser qu’un livre qu’on oublie aussitôt après l’avoir lu n’est pas une insulte, et un vice, et un scandale, au même titre qu’un meuble Ikéa est un véritable crime pour un menuisier s’il prétend au même titre que l’objet de l’artisan – c’est à peine, en pareil cas, si je suis tenté de l’appeler un livre, exactement comme le menuisier serait en peine d’appeler « meuble » la chose d’Ikéa qui n’est pour lui à peu près qu’une « surface de rangement ».

Un livre qui ne compte dans l’existence que par son « épaisseur physique », je voudrais l’appeler, plutôt, une cale ou un combustible : mon sentiment en est alors à ne pas considérer son auteur comme un écrivain. Mais il importe peu, je crois, que vous entendiez jusqu’où peut s’élever mon mépris ou mon dégoût, attendu que je m’arrange généralement pour ne pas lire plus que des extraits de ces « productions » dont je ne veux même pas parler. Je refuse de perdre du temps – et à plus forte raison de m’épancher – sur ce que je réprouve. J’ai trop la curiosité et le désir d’exprimer du plaisir et de l’admiration pour aller compromettre ces satisfactions par quelque défoulement qui ne peut rien changer à la nature même de ce qu’on dénigre. L’insulte et l’invective ne valent que si elles sont, de quelque manière, édifiantes.

Mais j’ai découvert qu’il est une activité plus exigeante et passionnante encore que de lire, et c’est – d’écrire. Tout ce qu’on construit et élabore par l’écriture est le fruit patient d’une conversation profonde avec soi-même, conversation au cours de laquelle il n’est pas rare de se découvrir une pensée ou un avis insoupçonné, exactement comme si l’entretien avait eu lieu avec une autre personne. On gagne ainsi, non sans stupéfaction parfois, en personnalité ; on se charge, peu à peu, de tout ce qui fait la qualité d’un individu.

C’est pourquoi j’ai décidé ces critiques : il y a beaucoup à apprendre à lire, mais peut-être existe-t-il un avantage infiniment plus grand encore à – écrire sur ce qu’on a lu ?

Ce qui m’amène, enfin, à répondre à une dernière question : combien de temps lis-je ?

Je lis en principe une heure par jour, avant de m’endormir, généralement entre 21h et 22h. Je sais concentrer mon attention avec une efficacité acquise, résultat de nombreuses heures d’exercices, de sorte que je puis lire dans le bruit ou en soutenant des interruptions fréquentes. Pourtant, depuis quelque temps, au lieu de lire avant le sommeil, j’ai trouvé que je pouvais faire mieux et plus difficile : écrire. C’est une habitude qui risque de s’établir, quand je ne suis pas trop fatigué, de composer moi-même au lieu d’étudier les compositions des autres.

De sorte que, malgré tout le plaisir studieux que j’éprouve à lire, j’en suis à me demander si je poursuivrai encore longtemps cette occupation ! On verra bien si ce recueil de critiques se tarit – j’en doute, cependant : c’est qu’il me paraît presque impossible que toutes mes soirées me trouvent assez bien disposé pour écrire toujours.

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