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Henry War
27 octobre 2018

Les Bienveillantes, Jonathan Littell, 2006

Les BienveillantesMa lecture de cette œuvre est tout à fait une exception, en contradiction flagrante, je le sais bien, avec la majorité des principes exprimés en préface : voici une œuvre contemporaine, populaire, et – primée !

D’ordinaire, je ne lis jamais un Goncourt : cette récompense, qui procède de copinages scandaleux – scandaleux, du moins, s’ils étaient révélés –, est presque inévitablement le gage d’une œuvre estimée « accessible » c’est-à-dire indigne et racoleuse, jugée « en correspondance avec son époque » c’est-à-dire éphémère et bête, et considérée comme relevant d’une certaine importance éthique c’est-à-dire d’une dégoulinante mièvrerie.

Et je passe encore sur le « Goncourt de rattrapage », je veux dire celui qui, au fond, est chargé de récompenser un auteur plutôt qu’une œuvre parce qu’on a trouvé, après coup, qu’il était injuste que ledit auteur n’eût pas obtenu le trophée l’année précédente : on le récompense alors pour un texte – qu’on sait évidemment inférieur à des textes antérieurs.

Je l’ai déjà dit ailleurs : ne lisez pas les Goncourt, ne les achetez pas. Un auteur qui a obtenu ce prix ne se croira plus jamais le devoir d’écrire avec soin, ou bien il n’en aura plus le temps, et vous lui gâcherez les quelques compétences qui lui restent et que vous lui reconnaissez en dépit de sa publication (c’est qu’il faut, en pratique, bien des turpitudes pour être aujourd’hui édité !).

Du reste, Les Bienveillantes a également reçu le Grand Prix du roman de l’Académie française, ce qui devrait signifier quelque chose quant au style. Mais après avoir lu La Vérité sur l’Affaire Harry Québert qui a aussi reçu cette distinction et qui est, sans nulle exagération je le jure, le roman « policier » le plus mal écrit que j’ai jamais lu, il faut admettre qu’il existe pour le moins une grande relativité d’appréciation dans les critères d’une écriture non pas même réussie, mais seulement appliquée, soignée, attentive.

Mais ni mon éclectisme ni ma curiosité ne souffre de cette exception, et je n’ai pas honte, au contraire, d’entamer mes critiques par cet ouvrage quelque peu inhabituel, me concernant. Exception supplémentaire, j’ai lu ce roman parce qu’il m’a été recommandé, mais il s’agissait là de lecteurs éprouvés et estimables, et c’est par cette compétence reconnue par moi que j’ai eu assez confiance en leur jugement pour les suivre.

 

***

 

J’ignorais, en achetant ce roman, sa longueur : 1400 pages en poche qui, dans certains cas, suffisent à vous valoir une récompense (c’est que vous paraissez, par la quantité même, avoir « suffisamment travaillé » – et on aime toujours, notamment quand on ignore ce qu’est une qualité et par souci d’égalité sans doute, à récompenser des auteurs laborieux plutôt que talentueux). Par ailleurs, pas de paragraphes, ou tout comme, deux par page tout au plus : je dois dire que cette manie, y compris dans ce Littell, m’irrite assez ; c’est une mode qui resurgit régulièrement, comme de placer sur les scènes de théâtre et sans aucune utilité des comédiens entièrement nus ; ces « révolutions », semble-t-il, donnent du plaisir aux amateurs d’avant-gardisme. Mais fausse audace, pour moi, contrainte nulle, originalité faible depuis Dujardin, Joyce ou Kerouac ; j’y sens toujours comme une incapacité à se plier à des règles simples, en l’occurrence l’identification et la séparation de thèmes, d’autant que, dans ce roman, on peut aisément rassembler les idées et rétablir les alinéas ; je n’entends pas du tout ce qu’on gagne à de tels « amas ». N’importe, c’est un détail de toute façon, mais je n’aime pas que quelque chose, même de purement formel, soit inutile dans un livre.

Le roman est le récit à la première personne d’un SS, Maximilian Aue (j’ignore si ce nom a existé, je ne veux pas encore me laisser détourner de mes impressions spontanées par des recherches ; mais je garantis bien que je les mènerai après, et que j’en rendrai compte). Ce personnage, d’une stricte obéissance et d’une grande foi dans la légitimité de sa hiérarchie, est dès le départ, on le devine, promu à quelque place au rang des officiers : ce n’est pas, d’ailleurs, qu’il soit particulièrement zélé ou absolument imprégné de doctrine nazie, mais c’est un être instruit, pensant, méthodique, et généralement attentif à être efficace.

L’œuvre entière se construit, à travers lui et ses diverses missions sur de nombreuses zones de conflit, comme l’exploration rigoureuse de toutes les caractéristiques essentielles de la Seconde Guerre Mondiale, à peu près des premières conquêtes jusqu’aux derniers instants de la capitulation allemande : imprégnation idéologique, processus opportuniste et conflictuel des carrières, extermination des Juifs « à l’extérieur » ou dans des camps, batailles significatives dont celle de Stalingrad, retraite de Russie, bombardements de Berlin, etc. Il y a, et c’est certes un défaut, un aspect par trop systématique, pour ne pas dire invraisemblable, à promener le narrateur précisément sur tous les lieux et dans toutes les situations les plus symboliques du conflit, mais c’est un parti pris qui se défend par le souhait d’une certaine édification, convention qui rencontre, en tous cas, la merveilleuse difficulté de l’érudition ; or, il faut bien admettre que l’œuvre est d’une remarquable précision, d’une rigueur presque tranchante et monstrueuse, d’une probable exactitude jusque dans les descriptions minutieuses des décors et qui donne le sentiment que l’auteur lui-même a visité les plaines hivernales de Pologne ou les grands monuments d’architecture berlinois qui furent détruits et sont aujourd’hui remplacés. Et c’est sans parler, encore, de toute cette véritable « démence » de vérifications chronologiques qu’il a fallu faire, de tout ce travail minutieux, infinitésimal, de recherche sur les noms, les grades, les faits et leurs circonstances ou même sur leurs simples « probabilités de réalité » (dans mon édition, un lexique final explique les abréviations des différents services militaires et paramilitaires allemands cités). Il se dégage de ces pages, pour le moins, une sensation de vérité historique qui passe tout ce que j’ai personnellement lu sur ce conflit, et qui ne tient pas seulement à la longueur de l’ouvrage : c’est qu’il a fallu, de toute évidence, déployer une prodigieuse fouille de données ainsi qu’une mémoire colossale pour porter jusqu’à ce point de détails – sans que, visiblement, rien ne soit, par négligence ou par paresse, laissé de côté, comme il arrive pourtant souvent et assez innocemment quand un auteur cache une formalité qu’il ne veut pas, ou n’a pas besoin, d’indiquer dans son livre – le récit méthodique d’une guerre. En cela, l’œuvre est impressionnante d’informations et de crédibilité, c’est presque davantage, si l’on veut, un documentaire qu’un récit, bien que, je l’assure, sans toutes les listes rébarbatives et fastidieuses ni toutes les conventions de pédantisme qu’on rencontre parfois dans les œuvres d’histoire. J’ai même, à quelques moments du livre, ressenti la façon dont, par le luxe de situations et de détails significatifs, le roman peut s’analyser comme une somme, une véritable synthèse, de tout ce que j’ai personnellement lu sur le sujet.

Et c’est là une autre qualité du livre : il est écrit avec un style infiniment rigoureux, certes un peu sec comme son personnage – je veux dire par là que Aue n’étant un contemplatif qu’à de rares occasions, c’est surtout par la fermeté de son caractère et par son souci pointilleux de vérité que le mot, toujours, tombe juste, retentit nettement, sans approximation de tournure ni proverbe imbécile –, mais travaillé, ciselé, consciencieux, et épargnant au lecteur toutes les facilités à la mode – c’est probablement en cela, et par comparaison (mais je n’en suis pas sûr) ce que le vulgaire appellerait un « roman difficile ». Le labeur de l’écrivain se mesure ici à des virgules devenues aujourd’hui un peu antiques, à des licences d’énumération capables de lasser les gros amateurs de zapping, à des atermoiements sur des infimités simples – comme certaines descriptions – et en vérité nécessaires à l’esprit de nuances mais que le grossier jugerait dérisoires sans doute et rédhibitoires. On distingue, dans ce style, tous les signes d’une recherche de l’efficacité à rendre une idée subtile et à transmettre des images très exactes.

En cela, Jonathan Littell, dans un monde d’amateurs et de dilettantes, est un écrivain.

Il est seulement dommage que, par moments rares et plutôt vers la fin, l’auteur paraisse se lasser de cette rigueur et explore soudain des manières disparates et plus désordonnées – phrases à peine ponctuées, interminables sans nécessité, accumulation de vulgarités écœurantes – comme si, pour rendre secrètement hommage à quelque écrivain de son admiration, l’auteur avait cru devoir travestir son style et instaurer des pastiches contrastant singulièrement avec le reste de son style.

Le choix du point de vue allemand dans le roman lui donne fondamentalement plus qu’un intérêt historique, documentaire, ou même littéraire : philosophique, bien souvent. Il ne s’agit pas du tout, ici, d’une convention mièvre, d’une façon de pardon, d’un tour affecté de bonne compréhension humaine et pleine de délicatesse touchante à l’égard des perdants de cette guerre, ni même encore d’une façon d’exagération manichéenne, d’un froid regard de dédain et d’horreur porté sur des coupables monstrueux et conspués, d’une accusation de principe établie d’emblée contre Hitler et toute son effroyable bande. À l’instar du Rudolph Lang de Robert Merle, Aue n’est pas un monstre ou une victime. Il ne se définit lui-même ni comme l’instigateur d’un crime, ni comme une obéissance passive ou contrainte : il a fait son travail généralement avec conviction mais sans plaisir, lucide, souvent dégoûté et même sceptique quant aux méthodes mises en œuvre pour atteindre efficacement aux rêves de puissance du Führer, ne tolérant pas ce qu’il pourrait appeler « l’indiscipline » ou « l’indignité » des cruautés dont il est pourtant témoin. Et c’est précisément cette ambivalence réaliste, loin de toutes les simplifications d’usage et des grossières manipulations de la vérité, qui fait de cette œuvre un roman audacieux, inquiétant et risqué, où le Bien et le Mal apparaissent avec une rare relativité, et où l’instabilité des certitudes morales crée, chez le lecteur, un certain vertige et, probablement chez le plus veule et frêle, un désir de scandale.

Avec cette œuvre, Littell se trouve au seuil de l’immonde, le seul endroit qui, pour parler de quelque méfait de petite ou de vaste ampleur, mène la pensée véritable à quelque chose de profond.

Ce roman ne nous épargne aucune réflexion troublante, aucune délibération impossible, aucune description impitoyable de la réalité crue. Des Juifs, surtout, sont exterminés de bien des manières sous les yeux de Aue – et les nôtres –, et c’est comme s’ils étaient effectivement là, devant nous, à mourir ignominieusement, comme s’il n’y avait qu’à réfléchir à la bonne façon d’abréger cela, notre SS n’étant pas foncièrement autre chose qu’un humain qui répugne aux carnages et qui, continuellement et sans complaisance, « recherche des améliorations ».

Cette alternance, d’ailleurs, de faits pratiques et brutaux et d’effets d’intériorité troublée, crée quelquefois de ces déséquilibres, du moins des longueurs, que le lecteur habitué à un peu plus de sélection n’est pas loin de trouver inutiles. Je veux dire que le souci constant de Littell (ou de Aue) de rapporter les moindres détails réels, y compris les moins nécessaires, les moins éloquents, les plus évidemment dérisoires – comme cette manie systématique de décrire des espaces naturels prétextes à maintes brèves envolées lyriques plutôt vaines mais de bon aloi ; comme la narration pointilleuse des déplacements nombreux enchaînés sans ménagement sur une même page (le narrateur lui-même, à la fin, s’en exaspère infiniment et non sans une certain insolence, on le sent excédé de cette habitude au point qu’il malmène le lecteur comme si c’était sa faute et en disant à peu près : bon, je ne vais pas toujours tout vous raconter comme cela, il faut que ça finisse ! C’est, à mon avis, le symptôme que Littell lui-même s’est fatigué à son propre procédé) ; ou, surtout, comme le récit récurrent des cauchemars de Aue, cauchemars dont le lecteur devine évidemment l’artifice narratif, celui qui consiste à transmettre le sentiment d’un gouffre mental par l’invention et la représentation tout arbitraires d’une imagerie en acte, d’une psychanalyse appauvrissante, bête et affreusement symboliste, procédé fréquent qui non seulement interrompt le récit mais quelquefois sur des dizaines de pages, après quoi on ne se retrouve pas foncièrement renseigné sur l’état de santé mentale du protagoniste – ce souci de tout dire, en somme, ce refus de choisir et qui fait à la fin un livre si épais, est peut-être ce qu’il y a le plus à reprocher à Littell : c’est qu’un écrivain doit élire, et que ce livre ne nous épargne ni les « ça va ? » de certains dialogues ni les anodines urines de son protagoniste.

Et puis, parmi ces détails, on trouve, par effet de mode je pense, toutes les volontaires et complaisantes mentions du bas corps, légitimes certes à dire les vérités patentes de la mort, mais si délibérément exposées que même le lecteur se blase à de pareils outrages : il n’est pas un rêve de Aue, par exemple, où des femmes n’aient de la merde sur les jambes, les rapports sexuels du personnage sont tous anormaux – et je ne parle pas de son homosexualité – : son goût est à décrire la façon dont il aime à être le receveur de toutes les sodomies de prostitution, et le lecteur doit admettre, assez tôt dans le livre, qu’Aue, qui est en fait hétérosexuel, refuse de coucher avec une femme parce qu’il souhaite conserver le souvenir exclusif d’avoir maintes fois, enfant, couché avec sa sœur jumelle ! Tous ces turpitudes sont, à ce qu’il me semble, inutiles et outrées, proprement superfétatoires, rendant moins scabreuses, par accoutumance du lecteur, les scènes où des « opposants » sont exécutés ; et, chose moins pardonnable selon moi, elles ont surtout pour rôle, à ce qu’il me semble, de créer une sorte de fascination pour l’horreur, non sans se servir de cette vague contemporaine, de cet engouement, sans nul autre avantage que publicitaire, pour la baise et le choquant.

Cela m’agace toujours un peu quand j’ai le sentiment qu’un auteur écrit telle chose pour plaire et pour vendre, ou pour se situer dans son époque parce que cela agrée tant des critiques qui voudraient avoir déniché, on ne sait pour quel profit, des écrivains « représentatifs de leur temps ».

C’est d’ailleurs le paradoxe du livre, sa faille essentielle à mon avis, qui est que tout ce qui touche à la psychologie fine et individuelle, à la création d’une identité, au récit de fiction en somme, est contestable ; tout ce qui, en-dehors des faits strictement historiques et vérifiables, relève du choix et de la création d’un auteur, est douteux et bancal. On a l’impression d’un écrivain qui suivrait l’histoire véridique d’un officier, qui, retraçant scrupuleusement une partie de l’histoire de sa vie, visiterait les lieux que ce dernier a vus, qui s’efforcerait de rendre compte le mieux possible de toutes les conversations auxquelles il a probablement participé, de toutes les actions dont il a été l’acteur ou le témoin, mais qui, incapable de composer quelque chose de neuf, je veux dire de « fabriquer de la fiction », en resterait à cette exactitude plausible et circonstanciée – d’où l’impression exacerbée de documentaire. Car Aue, dans sa dimension de personnage, n’est pas vraisemblable ; il ne l’est presque jamais : il n’a pas de volonté, n’agit pas à proprement parler – tout le roman se construit comme un ensemble d’ordres qu’il reçoit et auxquesl il s’efforce de répondre seulement du mieux possible –, et chaque fois que Littell doit faire œuvre d’imagination ou d’intrigue, cela tombe comme une bizarrerie ou une outrance. Le peu que l’auteur extrapole de son personnage en-dehors de ce que tous les SS typiques devaient être à peu près – j’entends avec leurs convictions, leurs doutes et leurs comportement indissociablement humains – sont ces rêves ennuyeux et vulgaires, la passion d’un personnage pour sa sœur qu’il rêve toujours d’enculer, ses rancunes d’adulte d’avoir été quitté par elle pour son mari, ses aspirations aux rapports brefs et violents, et puis, vers la fin du livre, toute une relation d’actes incompréhensibles et inqualifiables, volontairement déviants pour faire sensation, et qui commencent à faire – et c’est fort dommage – de Aue un grave névrosé, un pur détraqué, jusqu’à ce délire idiot où, récompensé par Hitler qui s’est retiré dernièrement dans son bunker, il mord carrément le Führer au visage pendant que celui-ci lui épingle une médaille, parce qu’il le trouve petit, fatigué et malodorant (je ne crains pas même de dévoiler cette fin tant il est évident qu’on ne lit pas ce roman pour y parvenir) – le tout généralement plongé dans une sorte d’indifférence vague où la pensée est rapportée comme une sorte d’épuisement.

Et il en va ainsi de tous les personnages nettement fictifs du roman : ce ne sont à peu près que des silhouettes déformées, exagérées, inhumaines, en particulier ce Mandelbrod, sorte de cacique SS obèse et flatulent, incarnation stéréotypée d’une espèce de mafia nazie, parlant à demi par énigmes, toujours accompagné d’au moins une de ses trois servantes indissociables en uniforme ; ou bien ces deux policiers qui interviennent contre Aue dans la seconde moitié du roman, apparaissant presque toujours en des lieux et à des moments invraisemblables, dont les interrogatoires, aux répliques exactement complétées comme s’ils n’étaient qu’un même homme, opérés avec le traditionnel carnet d’enquêteurs d’où il ressortent au débotté et comme par magie les moindres renseignements dont ils ont besoin, prouvent nettement qu’ils ne sont pas dissociés dans l’esprit de l’auteur, et font, à cause de cela, penser à des caricatures de Dupond et Dupont, jouant de toute évidence les rôles de pures utilités interchangeables et tout à fait ridicules, au point qu’il ne vaut pas même d’indiquer ici leurs noms, qu’on confond et qu’on oublie aussitôt.

Littell, comme beaucoup d’auteurs aujourd’hui, ne sait pas finir un livre : il lui faudrait une capacité à imaginer des faits éloquents pour être un grand romancier, il n’a que celle de retranscrire avec exactitude et effets ce qu’il se représente, ce qui n’est déjà pas si mal. C’est d’ailleurs un défaut récurrent dans notre société de la création, avec tant de moyens, de ne savoir inventer des idées – comme il apparaît avec tant d’évidence en général quand on écoute une chanson moderne ou qu’on regarde un film contemporain.

Quant au titre, je n’y ai rien compris jusqu’à la fin, et la dernière phrase où il figure inopinément me semble un pur prétexte à faire l’original et le plaisant au moyen d’un paradoxe (le titre des parties, également, m’est une énigme ; je crois qu’il y a là du cuistre et du précieux qui insiste, mais c’est peut-être seulement parce que je n’ai pas saisi). J’ai supposé que ce titre était une référence pédante, incompréhensible à la plupart, aux Érinyes, ces déesses grecques de la vengeance, mais c’est une hypothèse bien frivole et qui repose sur peu d’éléments : il faut enfin que je m’en aille consulter un peu des ressources extérieures pour me faire expliquer ces choses, pourtant il faut bien entendre que si moi je n’ai pas compris, la référence est certainement inaccessible pour la majorité.

           

***

 

Je voudrais, avec votre permission, prendre l’habitude de terminer mes critiques par une citation, l’une de celles, identifiées par moi dans la marge, que j’ai trouvées particulièrement éloquente d’idée ou remarquable de style (généralement, ces passages sont rares, un, peut-être, et parfois très court, toutes les vingt ou trente pages ; il ne faut pas croire que je m’amuse sans raison à barbouiller mes livres d’annotations).

« Quant à la responsabilité morale, permettez-moi quelques considérations. Les philosophes politiques ont souvent fait remarquer qu’en temps de guerre le citoyen, mâle du moins, perd un de ses droits les plus élémentaires, celui de vivre, et cela depuis la Révolution française et l’invention de la conscription, principe maintenant universellement admis ou presque. Mais ils ont rarement noté que ce citoyen perd en même temps un autre droit, tout aussi élémentaire et pour lui peut-être encore vital en ce qui concerne l’idée qu’il se fait de lui-même en tant qu’homme civilisé : le droit de ne pas tuer. Personne ne vous demande votre avis. L’homme debout au-dessus de la fosse commune, dans la plupart des cas, n’a pas plus demandé à être là que celui qui est couché, mort ou mourant, au fond de cette même fosse. Vous m’objecterez que tuer un autre militaire au combat n’est pas la même chose que tuer un civil désarmé ; les lois de la guerre permettent l’une mais pas l’autre ; la morale commune de même. Un bon argument dans l’abstrait, certes, mais qui ne tient absolument pas compte des conditions du conflit en question. La distinction tout à fait arbitraire établie après la guerre entre d’un côté les « opérations militaires », équivalentes à celles de tout autre conflit, et de l’autre les « atrocités », conduites par une minorité de sadiques et de détraqués, est, comme j’espère le montrer, un fantasme consolateur des vainqueurs – des vainqueurs occidentaux, devrais-je préciser. » (pages 33-34)

 

***

 

P.-S. : Maximilian Aue est un personnage fictif. Et j’avais raison pour les Érinyes ! ce titre est aussi celui d’une tragédie d’Eschyle où ces vengeresses interviennent. Je laisse – mais pour vous épargner – toutes les interprétations symbolistes du livre qui figurent sur Internet : je n’ai pas grand plaisir – et vous non plus, je suppose – à répéter sur une œuvre ce qu’en la lisant je n’avais pas perçu. Tout le reste de ce qui figure sur Wikipedia est d’une grande imbécillité, ou, ce qui revient à peu près au même, d’une plate évidence.

 

 À suivre : L’Argent, d’Émile Zola.

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