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Henry War
27 octobre 2018

Quelle époque ! Anthony Trollope, 1875

Quelle époque !

On va encore dire que je le fais exprès, on va de nouveau m’accuser d’être volontiers dénigrant, me reprocher mes blâmes et ma désinvolture comme autant d’excès répétés : n’empêche, il faut admettre ce qui est, l’éditeur J’ai lu, avec ce roman de Trollope, a véritablement réalisé un travail de merde. Son seul mérite à peu près aura été d’empêcher le fabricant d’imprimer les pages de travers, défaut, certes, que les prestataires de chez Folio, payés probablement avec des restes de papier utilisables aux toilettes, n’évitent pas toujours.

D’abord, ce livre ne s’intitule pas du tout « Quelle époque ! » Non : ce titre en français est une « traduction » racoleuse et des plus approximatives pour The way we live now. Pour moi, je ne vois pas du tout quel inconvénient il y aurait, chaque fois que c’est possible, ou bien de conserver l’appellation d’origine – et, pour tout dire, je trouve tout aussi singulier d’aller à Londres et non à London, quand des anglophones vont à Pariss et non à Paris (J’imagine que pour aller jusqu’au bout de cette logique il eût fallu intituler Spoon River Anthology par « Anthologie de la Rivière Cuillère » !) – ou bien de la traduire aussi littéralement que possible – et quel problème majeur eût résulté par exemple d’un Comment nous vivons à présent (sans point d’exclamation) ? Car mon avis est que si l’on n’aime pas le titre d’une œuvre dans la langue où elle a été écrite, il ne faut qu’en blâmer l’auteur, et ne pas faire accroire que celui-ci a été mieux inspiré que dans sa langue natale.

Ensuite, la couverture, pour toute colorée qu’elle est – et attirante peut-être à de très jeunes enfants – est encore une de ces horreurs de composition de studio sans le moindre rapport avec le roman : j’ignore pourquoi il faut qu’une femme en tenue victorienne y figure ainsi décapitée par une tache d’encre grise sur un fond d’hallucination rose bonbon (c’est peut-être ce qu’on appelle : « Art contemporain », c’est ma faute certainement d’être si handicapé à comprendre ce qui, du point de vue du créateur même, n’a jamais d’explication – bizarrement, je n’essaie pourtant pas de me soigner, estimant mon mal légitime, salutaire et mon cas désespéré) ; c’en est à regretter l’époque bénie où des artistes avaient lu l’œuvre qu’ils avaient mission d’illustrer. Mais on peut penser que l’entreprise qui s’en est chargée était à son quinzième travail ce jour-ci, qu’elle rencontrait alors un cruel manque de personnel lié par exemple à une épidémie fulgurante de gastro-entérite, c’est pourquoi on peut la pardonner en cette circonstance, quoiqu’il y ait en l’occurrence quelque importunité, je crois, qu’une telle maladie paraisse si malencontreusement devenue contagieuse par les yeux.

Enfin, je suppose qu’il se trouve financièrement un vice rédhibitoire à proposer un ouvrage excédant 800 pages : c’est certainement un seuil inadmissible pour un éditeur, quelque chose comme une limite infranchissable et maudite susceptible de vous attirer les pires ennuis ou une déveine pas possible, c’est peut-être comme prononcer le mot « lapin » sur un bateau ou « corde » dans un théâtre. Or, ceci considéré et admis, comment faire pour qu’un livre de plus de mille pages « tienne » en seulement huit cents ? Des ingénieurs, je pense, ont sérieusement réfléchi au problème, et ils ont conclu qu’en réduisant la police d’écriture on doit mécaniquement être en mesure de diminuer le volume de l’ouvrage ; les ingénieurs, dit-on, sont des gens très intelligents ; eh sans doute ! mais ils ne lisent guère apparemment, et donc ils n’entendent point que faire tenir 43 lignes (quarante-trois !) sur une seule page de livre de poche est un supplice pour n’importe quel lecteur humain aux capacités oculaires normales.

 Pour autant, si vous pouvez passer outre à la fois : le titre, la couverture et la taille des caractères, c’est-à-dire si vous ne faites aucun cas de traduction, d’esthétique ou de confort quand il s’agit d’élire un livre, alors peut-être prendrez-vous la peine d’essayer celui dont je propose aujourd’hui la critique, malgré, évidemment, mon tempérament si « ombrageusement négatif ». 

Anthony Trollope, à ce que j’ai compris, est un britannique contemporain de Jane Austen et un auteur d’une certaine importance à l’époque, du moins d’une certaine prolificité – si l’expression n’est pas encore galvaudée. The way we live now passe, dit-on (ou plutôt « dit Alain Jumeau » : compte tenu de la compétence de l’illustrateur, je ne veux présumer de rien quant à celle du préfacier), pour l’un des meilleurs et des plus satiriques ouvrages du romancier.

Le livre relate, comme chez Austen qui feint seulement de ne pas s’en rendre compte, la quête frénétique et absolument nécessaire d’un mari ou d’une épouse, mais dans ce livre c’est à l’exclusion, en général, de la dimension mièvre et douceâtre de la romancière où l’étalage de sentiments nobles rencontre, curieusement (mais on vous fait comprendre que c’est absolument une coïncidence !), le besoin impératif d’entretenir des jeunes femmes désargentées ; or, là, chez Trollope, pas d’illusion : les couples se recherchent premièrement par intérêt, et Lady Carbury notamment ne désire « placer » son fils Félix auprès de Marie Melmotte que dans l’optique d’en obtenir pour lui la dot considérable – le père Melmotte, quoique d’une réputation très douteuse, passe pour un investisseur extrêmement riche –, à charge pour Félix de donner assez bien l’illusion d’être amoureux de la fille, une personne inconsistante et plein de préjugés évanescents et romanesques sur l’amour.

Et c’est tout l’attrait du roman, à mon sens, de plonger le lecteur dans un univers cynique d’intentions programmées, d’hypocrisies inassumées et de compromissions mondaines, dans une société londonienne d’aspect fort policé mais où les apparences les plus ordinaires et courtoises ont toujours des fondements dérisoires et turpides. Sur ce thème, d’ailleurs, on traverse avec une certaine curiosité bien des mondes, celui du journalisme, de la finance, de la religion, de la justice ou de la politique, mais quoique, certes, sans jamais y entrer vraiment, sans en pousser l’exploration jusqu’à un certain degré de connaissance approfondie, ce qui est inévitablement un défaut dans un roman de cette dimension qui prétend justement à dénoncer le superficiel.

On distingue aussi, dans cette œuvre, une galerie réjouissante de personnages secondaires, des créatures aussi truculentes que vraisemblablement impossibles : des jeunes hommes comiques et d’une incroyable indolence, des avocats incompétents ou au contraire d’une rapacité active, des femmes étonnamment avides de mondanités à n’importe quel prix… Et, face à cela, les principaux jouent une partition de noblesse assez disparate et grandiloquente, avec leurs élans sincères, leurs sacrifices tragiques, leurs discours rationnels et leur dignité héroïque, au point de sembler appartenir tout à fait, eux et les premiers, à deux humanités distinctes. C’est, je trouve, un inconvénient que ces figures cohabitent si mal au sein d’une même intrigue, il y faut des tours de force littéraires et des ficelles trop sensibles, d’autant que l’auteur ne se départit pas d’accompagner sa critique sociale de bons sentiments trop tendres, et cela fait un mélange curieux où les ingrédients individuellement sapides font en tout une saveur bizarre et désunie. Et, au milieu de cela, le lecteur attentif devine et distingue des façons d’assaisonnement nécessaires à lier ces goûts : bien des transitions sont longues et forcées comme certains développements intérieurs – on pressent que le romancier s’est ennuyé à les écrire –, la fin est presque importune d’atermoiements et de facilités, et je soupçonne même l’auteur d’avoir accumulé des recettes comme on rédige un devoir de vacances, avec un sens consommé du style qui ne fait pas disparaître totalement l’ennui des passages obligés. On se retrouve avec un nombre considérable de personnages qu’il faut accorder au moyen d’astuces et de coïncidences étranges, et puis, pour chacun d’eux, trouver des péripéties qui les rapprochent et les éloignent tour à tour de leurs desseins particuliers, et, enfin, leur imaginer un dénouement éloquent correspondant à leur caractère – sans, par ailleurs, que ce caractère ait vraiment changé (il n’y a que Marie Melmotte qui va évoluer au cours du récit, mais c’est loin d’être, dans l’intrigue générale, une figure de premier plan). Ce que je décrie ici est peut-être, au fond, le vice foncier d’une certaine littérature britannique qu’une mode plus que temporaire a obligée à relater des sentimentalités mièvres mêlées de mondanités plus ou moins féroces : cette spécialité est à l’origine de nombreuses variations originales mais sans innovations impressionnantes, pour ce que j’ai lu ; on y perçoit toujours une certaine « parentalité nationale », mais sans identités nettement distinctes ; ces auteurs appartiennent tout à des traditions et à des courants plutôt qu’à eux-mêmes, ils font ce qu’on attend d’eux, et, dans ce Trollope, on distingue l’habitude et les trucs littéraires qu’il faut et qui servent à « vivre de sa plume ».

Il ne faut cependant rien exagérer, le roman est d’une grande élégance, un peu académique souvent – les délibérations des personnages « bons » sont notamment des modèles trop sagement caractérisés de dialectique organisée en trois parties –, mais aussi d’autres fois pittoresque et mordant, notamment à travers de vifs dialogues ironiques ou cruels (comme celui que je fais figurer en exemple ci-après) ou au moyen ponctuel d’aphorismes bien sentis sur la société et les gens. C’est seulement un peu long, peut-être, pour ce que ça raconte ou plutôt pour ce que ça « révèle », on en sort diverti mais sans beaucoup de surprises, la satire n’y est même pas si féroce puisque les mauvais hommes sont tous finalement punis ; c’est néanmoins soigneusement et rigoureusement construit, on suit avec intérêt ces mannequins guindés qui ne sont à peu près rien pour l’homme normal, c’est un film élaboré qui se laisse voir sans trop d’impatience mais à distance, pas du tout si vigoureux ni sagace ni précis ni intelligent ni drôle que Télérama l’annonce sur la quatrième de couverture (et « tout cela à haute dose » : dixit Télérama qui semble ainsi considérer des vertus par quantités mesurables un peu comme des bouchons ou des cuillerées ; à coup sûr, le critique qui s’est chargé d’un tel article a aimé Trollope « à haute dose », il faudrait du moins le lui demander !), mais toujours assez bien fait pour servir d’exemple de prose et de construction sérieuses aux professionnels médiocres d’aujourd’hui. On n’en lira certainement pas un second du même auteur – c’est qu’il nous faudrait, à nous autres passionnés et esthètes, un récit avec justement plus de vigueur, plus de sagacité etc. que ces doses qu’on y trouve « instillées » dans cet ouvrage –, mais on n’aura pas pris trop de déplaisir à celui-ci, ne serait-ce que dans son style élevé et sa manière plutôt aristocratique et désuète. Ce n’est pas que l’intrigue ait eu beaucoup d’intérêt pour moi, mais ne l’ai-je pas déjà dit ailleurs ? je me moque généralement des histoires, n’ayant pas eu le bonheur en ma vie d’en lire seulement une vingtaine qui m’aient véritablement surpris, encore moins épaté.

 

À suivre : De l’inconvénient d’être né, de Cioran.

 

***

 

« « M’aimez-vous vraiment assez ? murmura-t-elle.

— Bien sûr que oui. Je ne suis pas doué pour faire de beaux discours et tout ça, mais vous savez que je vous aime.

— Vraiment ?

— Mais oui, sapristi ! Je vous ai toujours appréciée, depuis le premier instant où je vous ai vue. C’est vrai, vous savez. »

C’était une médiocre déclaration d’amour, mais elle fut suffisante. « Alors je vais vous aimer, dit-elle. Vous aimer de tout mon cœur.

— Quel ange !

— Serai-je votre ange ? Oh, je crois bien que oui ! Je peux vous appeler Felix, désormais, n’est-ce pas ?

— Pour sûr !

— Oh, Felix, j’espère que vous allez m’aimer. Moi, je vais vous adorer. Vous savez, beaucoup d’hommes m’ont demandé de les aimer.

— J’imagine.

— Mais je ne me suis jamais, jamais, intéressée à l’un d’eux le moins du monde, pas le moins du monde.

— Et moi, vous vous intéressez à moi ?

— Oh, oui ! » Elle leva les yeux vers son beau visage, en parlant, et il vit qu’elle avait les yeux inondés de larmes. À cet instant, il se dit qu’elle paraissait très quelconque. Pour ce qui était de la simple apparence, il aurait préféré, même, quelqu’un comme Sophia Longestaffe. Il y avait, en réalité, une certaine authenticité radieuse, qu’un homme aurait pu lire dans les sourires de Marie, mêlés à ses larmes, mais qui lui échappait complètement. Ils se promenaient dans une charmille vraiment éloignée de la maison, où on ne les voyait pas ; alors, comme il était de son devoir, il lui passa le bras autour de sa taille et l’embrassa. « Oh, Felix, dit-elle en levant son visage vers lui, personne ne l’a jamais fait auparavant. » Il ne la crut pas du tout, et cela n’avait pas la moindre importance pour lui. » (pages 150-151)

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