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Henry War
27 octobre 2018

De l'inconvénient d'être né, Emil Cioran, 1973

 

De l'inconvénient d'être né

Le recueil d’aphorismes est un genre littéraire tout à fait singulier. C’est une façon de lire qui n’est comparable à rien, qui crée inévitablement chez l’esprit léger de la lassitude, et pour laquelle il faut des ressources personnelles auxquelles on n’est guère préparé, en général.

J’ai abordé ce genre avec Les Caractères de La Bruyère, qui sont tout emplis de cette morale de cour qui m’est assez insupportable : littérature de poseurs, de faux sages, de dévots qui feignent l’impertinence, où les leçons assomment sans jamais surprendre – trop chrétien, trop consensuel, tout ça, pour être vrai. Une messe prononcée par des prêtres souriants et séducteurs et qui osent un peu l’ironie. En cela, j’aime aussi peu La Bruyère que La Fontaine : très insincères tous deux, des coureurs de carrière et de mode, de la philosophie de salon (de thé) pour actuels professeurs de Lettres. On sourit entre gens bien éduqués, avec cette guinderie de caste qui distingue ceux qui veulent avoir l’air instruits et ceux qui veulent vraiment l’être. On prend son La Bruyère comme un café-crème dans une maison pâtissière de renom : on aime surtout à être vu avec, c’est bien fait, ça sent le luxe, ça vous donne une similitude avec des gens auxquels vous aimeriez « appartenir » mais aussi, ce n’est que du café avec des arômes, déjà connu. Mes excuses, en passant, pour les amateurs de café.

J’identifie assez, quant à moi, à quelle espèce appartiennent aujourd’hui les admirateurs par exemple de La Bruyère, de La Fontaine, de Bossuet, de La Fayette ou de Sévigné – et ce n’est pas du tout, je pense, ce qu’ils espèrent et ambitionnent, aussi est-il inutile que je m’étende là-dessus.

Et puis ce pensum vite oublié, j’ai lu Nietzsche des années plus tard. Effet tout différent : plume acérée, grattant sans vergogne les plaies des apparences, le contraire d’une philosophie flatteuse du vernis. Un style redoutable, tranché, sans mot superfétatoire, pour une pensée de combat neuve, hors système et sans affectation. Outre-Rhin, certains parlent de la « langue de Nietzsche » pour dire l’allemand : ils sont infiniment plus dans le vrai que ceux qui prétendent « la langue de Goethe », pour ce que l’Allemand, je crois, n’est ni sentimental ni maniéré.

Alors, j’ai découvert la nécessité de lire au moins deux fois chaque aphorisme d’un recueil : après une première lecture très minutieuse où l’esprit ne se permet nulle négligence, il faut y retourner pour s’imprégner de sa cadence, de ses implicites, de son fondement légitime ou non, après avoir compris. Sentir les logiques, les saillies, les retournements d’esprit qu’on anticipe peu à peu à force de percevoir les idiosyncrasies d’une pensée réduite à son essence et par somme. Entrer dans l’identité d’un homme qui refuse de discourir longtemps, parce que le laïus est toujours une éloquence d’artifices, de transitions fabriquées après coup, de références compilées avec labeur mais d’une façon qui fait croire à leur fluidité, à leur naturel : en cela, l’essai est bien davantage une illusion de facilité. L’aphorisme est le genre de l’homme modeste qui juge que seules certaines de ses fulgurances sont publiables, – le décanté, la quintessence, l’éthéré –, et qu’il n’y a que les éclairs de génie condensés qui édifient vraiment : l’auteur refuse de composer pas thèmes expansés artificiellement, allongés comme des sauces, convenus en parties – thèse, antithèse, synthèse, pouah ! Humble, oui, on ne le croirait pourtant pas tant il y a d’austère poésie, de force persuasive et d’élévation manifeste dans le véritable aphorisme ; encore y faut-il un penseur franc plutôt qu’élégant, ou bien on se retrouve avec un condensé de mondain… et c’est l’horreur ! Forme raccourcie, comme le sonnet pour l’épopée, comme la nouvelle pour le roman, l’aphorisme est de la philosophie foudroyante, une extraordinaire loupe aussi bien à splendeur spirituelle qu’à désastre intellectuel. On peut épuiser joliment une idée dans un essai qui brille par ces circonlocutions mais où le fond manque malgré tout : c’est quand même joli pour certains, ça a « du goût » quelquefois, une sorte de couleur de sophistiqué. Un aphorisme sans profondeur n’a presque aucun intérêt puisqu’il n’a guère de « gueule » par lui-même, il ne traduit pas même un effort de durée, c’est un vilain vent, de l’éphémère sans tenue et rien d’autre.

On s’ennuie sidéralement avec un seul aphorisme creux. Des blizzards d’éternité soufflent bruyamment sur trois phrases de vacuité dont on n’a pas le temps de savoir si elles sont bien tournées superficiellement par hasard ou par habitude. Préférer mille pages d’un roman piètre que trois aphorismes de suite sans le sentiment de réfléchir : on souffre moins. Moi, en tous cas, j’en ai senti le ridicule grandiloquent et outré, le bruit aliénant d’un air vide sur une plaine sans relief. Rien ne pardonne le four si bref : quand on n’a rien à dire, on parle longtemps ou l’on se tait. Une concision de néant n’a humainement aucun sens : préférer le silence tout net pour exprimer le néant, ou déblatérer des attributs du néant pendant des heures ; rien au milieu.

En cela, l’aphorisme est la mesure de l’auteur, sa valeur intellectuelle. On devine très vite pour quelle raison un homme écrit en évaluant les aphorismes qu’il élabore ou qu’il expose, par lesquels il produit de la vérité ou se vante. Car il n’appartient pas à tout le monde d’avoir des pensées édifiantes et neuves et de savoir les exprimer, ni de sentir par quel écart son esprit diffère des foules : comme l’aphorisme est par principe l’idée originale et forte, on découvre d’emblée à quoi un auteur identifie l’originalité et la force. Un mauvais aphorisme, bête comme un proverbe, prouve irréfutablement que son auteur situe son plafond au niveau de votre plancher.

Il y a, à la lecture de tout aphorisme, une épreuve de validation systématique qui est la pierre de touche de toute pensée : est-ce vrai ? est-ce profond ? était-il nécessaire de l’écrire ? Je ne conçois pas qu’on lise de la philosophie sans s’interroger infatigablement sur sa justesse, c’est-à-dire sur son rapport à soi et à la vie – je n’entends pas du tout notamment cette philosophie abstraite des systèmes et des néologismes qu’on arpente principalement par désir de « culture générale ». Toute réflexion qui ne semble pas directement s’appliquer à la réalité m’est presque totalement perdue – par exemple ni Spinoza ni Kant, avec toutes leurs définitions préambulaires et laborieuses, ne me parlent : j’ai beau comprendre leur jargon, je ne sais pas ce qu’ils me disent, c’est tout à fait pour moi une langue inutile, un exercice chinois, un jeu de conceptions vaines aussi peu nécessaires que l’apprentissage des règles du whist. On ne me verra jamais prôner cette sorte de pédantisme applicable à rien où le langage paraît se prendre pour unique objet et tourner en boucle, autosatisfait. De toute mon expérience de lecteur, il n’y a presque que des ouvrages de philosophie que j’ai arrêtés avant la fin : Schopenhauer, par exemple, a rencontré en moi tant d’objections que je n’ai pu admettre ses axiomes ; et, partant, tous ses développements, loin de m’être cependant incompréhensibles, m’étaient mensongers ou spécieux. À moins d’être mû par une curiosité bizarre ou mondaine, on peut sans mal quitter les Méditations métaphysiques de Descartesvers la fin de la troisième partie : la mauvaise foi ou l’illusionnement qu’il a fallu à l’auteur pour « démontrer » (« se persuader » serait plus juste, ou même « feindre de se persuader ») qu’on ne peut se figurer une perfection qu’en ayant déjà observé Dieu suffit à invalider toute la suite de son raisonnement corollaire ; tout ce qu’on y lit à partir de là est une pure et fallacieuse « vision de l’esprit » basée sur une erreur.

A contrario, je n’ai, je crois, jamais rencontré un aphorisme de Nietzsche creux ou inutile : voilà un homme qui avait le sens de la nécessité et de la hauteur. Tout chez lui n’est pas sans doute d’égale éloquence, mais il est bien impossible au juste de savoir où se situera son lecteur – à quel degré de perfectionnement par rapport à soi –, du moins est-il manifeste qu’il n’a pas délibérément menti dans ses aphorismes, qu’il ne s’est pas du tout complu à jouer le sage. Je lui sais gré d’avoir gardé pour lui toutes les pensées mineures qu’il a nécessairement produites dans le cours ordinaire de son existence. Il faut pourtant reconnaître que sa Naissance de la Tragédie est tout sauf un ouvrage digeste, mais l’auteur s’est rattrapé bien des années plus tard dans Ecce Homo en demandant pardon des lourdeurs de ce premier ouvrage « d’étudiant ».

J’y pense : un excellent test pour ne pas se laisser entraîner à une admiration béate d’un philosophe qu’on lit – parce qu’on suppose quelquefois un peu trop automatiquement qu’un recueil de réflexions, si arrangé, est en soi un objet de respect (d’autant que, bien souvent, on fonde beaucoup son jugement évaluatif sur la réputation d’un philosophe, et l’on n’ose pas dire par exemple que Spinoza fut un pédant inutile, parce qu’on en entend généralement parler comme d’une autorité) – consiste à y chercher immédiatement des objections et des contre-exemples, et, notamment, à se demander si l’on ne peut pas dire exactement le contraire d’une façon qui produirait une sensation de vérité identique. De la réponse à cette question dépend, pour moi, la classification de l’aphorisme en deux catégories :

1) Si oui : l’aphorisme n’est qu’un banal proverbe sans valeur – car il est de la nature des idées à l’emporte-pièce d’avoir l’air exact dans les deux sens : « Les contraires s’attirent » ? Pas sûr. D’ailleurs, « qui se ressemble s’assemble » ? Pas sûr non plus. On déjoue ainsi, par ce test, les imposteurs de la pensée qui suppléent au fond inexistant par une forme avantageuse.

2) Si non : l’aphorisme paraît juste – et c’est en soi une qualité de ne pas avancer des âneries pour la galerie –, mais il importe encore de mesurer sa nécessité et sa profondeur : on comprend qu’il faut là, en plus de la vérité, quelque peu d’inédit, d’inexprimé, d’impensé, et aussi quelque chose d’important qui, laissant une empreinte, aurait quelque application sur soi. On ne se contente pas facilement d’un fait évident et inconséquent : il y faut la saveur d’une vitale influence (c’est bien dit, hors pédanterie, je trouve ; pas vous ?).

Or, tout ceci expliqué (et pas trop contourné pour vous, je l’espère) amène à la question essentielle de cet article critique : Emil Cioran, à travers ses aphorismes, répond-il ou non point par point, selon moi, à ces critères de validité et de grandeur d’un philosophe profond ?

Il faut certainement commencer par dire quel personnage est cet auteur – je ne parle que de ses idées dans son livre, sa vie réelle n’ayant, comme d’habitude, pas le moindre intérêt pour moi :

Un homme qui érige en principe que l’existence est une inutilité et une fatigue, que la naissance est le vice originel que toute la suite stupide et vaine doit expier. Un penseur qui n’a que sa déprime perpétuelle à afficher ; un étalage d’humeur sombre et supposée spirituelle ; un malade qui vit de son dégoût de la vie, et qui serait bien malheureux, au fond, si on le lui retirait, d’être heureux ; un valétudinaire fuyant mais pas trop loin, qui désespèrerait de trouver un refuge ; un philosophe de sanatorium ; un indécis qui voudrait être un guide s’il ne lui manquait le courage ; un dépendant de son petit mal être confortable qui, pour rien au monde, ne voudrait finir de s’en plaindre (c’est, on suppose, sa thérapie intime d’écrire des livres) ; un satisfait de l’insatisfaction chronique et publiée, répétée, digressée ; un élégiaque sur le thème exclusif de la plainte ; un accablé d’avance du moindre effort si ce n’est celui de contempler son tourment continu et causé par rien ; un cas psychiatrique de la non-vitalité ; un mort-vivant qui aimerait parler de l’humanité sans en être ; le contraire d’un philologue : un égotiste pathologique, tout occupé de son mal et donc sans activité que de contempler son inaction.

Ce portrait n’est même pas une trouvaille : Cioran sans aucun doute ne se décrirait pas autrement.

Ses contradictions même traduisent une posture consciente qui figure toute son identité : écrire – et publier – pour signifier la justification de l’absence de projet ; mais pourquoi, si on refuse d’être, exprimer sa pensée dans des livres ? Cette apathie érigée en dogme est toujours sans démonstration : l’épuisement même du souffle de la volonté de convaincre – ce serait pour l’auteur le risque de s’y sentir insuffisant ; obstination par souhait ou par humeur plutôt que par réflexion. Cioran ne réfléchit pas, il abjure la raison et les arguments, il l’admet ; il sait ce qu’il avance par besoin d’être rien. Le néant comme idéal – et aussi la négation de tout idéal. L’Inutile. Le Dégoût. Ne pas faire, ne pas être, et tout ensemble le détachement impossible. Ne pas transmettre. Ne pas se confronter.

Mais pourquoi, tout cela ?

Voilà : par plaisir inavoué de la destruction et par goût de l’état végétatif et larvaire – aspiration au sommeil et à l’oubli : on a tous quelquefois le désir intime de disparaître mais on n’est pas pour autant obligé d’en faire un système ou une opinion ! L’erreur fondamentale de Cioran, ce n’est pas le sentiment de la vanité de toute action ou de toute pensée, c’est de croire à son universalité chez tout individu : l’homme, hormis Cioran, est pulsion, passion de vie, et Cioran même ne fait pas exception et le reconnaît explicitement en ne mettant pas un terme à son existence. Il ment ostensiblement en prétendant au dégoût de tout : il a ne serait-ce qu’un goût démesuré pour cette posture de plaignant ; il vit pour critiquer la vie. Et c’est cette aporie en lui qui ne résiste pas toujours à l’épreuve du : « l’inverse est-il vrai ? » : Cioran n’a pas de recul par rapport au mal dont il souffre, c’est un malade qui s’ignore en-dehors de la normalité ou plutôt qui suppose que la maladie est du côté de la normalité physiologique, il ignore l’homme, le paradoxe est sa jouissance et sa valorisation, sa philosophie est une contradiction flatteuse qu’il croit l’exiler – on se sent souvent heureusement unique d’être seul. En général, je puis dire que pour chacun de ses aphorismes, soit je pense l’inverse, soit ce qui y figure ne m’a pas paru digne d’être écrit. On y trouve trop le règne des vérités apparentes, des fausses audaces, des jugements négatifs à l’emporte-pièce mais dont les paradoxes si français suffisent à donner un simulacre d’éloquence, simulacre qui sied sans doute à un public parisien adorant, pour un temps, se mettre dans la peau d’un nihiliste – tout est si dérisoire et laid ! C’est si bon de feindre d’adorer détester un moment avant que le repas soit prêt : alors, on sourit d’intentions dures ou exaspérées, on suppose un nouveau Montaigne… à moins qu’on ne réfléchisse !

Un exemple ? Tenez, au hasard je dis la page 1, 2, 3 : 123 ! Quatre aphorismes seulement s’y trouvent, car c’est le début mi-page d’une nouvelle partie – on voit bien que je ne triche pas, que je n’élis pas, mon choix étant restreint, un défaut particulier et rare. Je recopie :

1) « Si vos épreuves, au lieu de vous dilater, de vous mettre dans un état d’euphorie énergique, vous dépriment et vous aigrissent, sachez que vous n’avez pas de vocation spirituelle. »

2) « Vivre dans l’expectative, miser sur le futur ou sur un simulacre de futur, à tel point nous y sommes habitués, que nous n’avons conçu l’idée d’immortalité que par un besoin d’attendre durant l’éternité. »

3) « Tout amitié est un drame inapparent, une suite de blessures subtiles. »

4) « Luther mort par Lucas Fortnagel. Masque terrifiant, agressif, plébéien, d’un sublime porcin… qui rend bien les traits de celui qu’on ne saurait assez louer d’avoir proclamé : “Les rêves sont menteurs ; chier dans son lit, il n’y a que ça de vrai.” »

Tout cela fleure peut-être le bon sens… de loin : c’est un parfum vague dont il faut encore estimer l’exacte teneur. Alors, modifiez pour voir, mettez par exemple en 1) « que vous avez la vocation spirituelle » (on s’étonne d’ailleurs que Cioran ne l’ait pas écrit ainsi, mais on suppose qu’il prend comme vertu de ne pas avoir, justement, cette vocation), en 2) « ne pas vivre… ne pas miser… un besoin d’agir », en 3) « Toute inimitié », et en 4) « qu’on ne saurait assez blâmer » : eh bien, tout ainsi conserve son mystère inexpliqué et flatteur, son insuffisance intrinsèque et sa saveur de vérité de surface faussement éloquente. L’absence d’explication ici, qui, dans l’aphorisme, doit éclairer l’esprit d’une lumière de vérité patente et indubitable, contribue à un flou où le lecteur avisé n’est pas sûr de pouvoir se soumettre, encore moins d’adhérer. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas, pour chaque pensée de ce genre, de produire mentalement ou par écrit une somme de commentaires composés de manière à l’étayer ou à la réfuter en faisant le tour de toutes les objections qu’on y pourrait apporter, mais une élémentaire gymnastique réflexive doit inciter, dans le moment qui suit la lecture, à sentir l’honnête applicabilité du morceau philosophique qu’on lui propose, ou au contraire à le considérer comme un tour de force généraliste et sans attache avec le concret. Quant à estimer si ces aphorismes cités sont nécessaires…

Quelques pensées superbes cependantsans parler d’une soif évidente pour le style exact et marquant, pour ce lapidaire audacieux et ciselé – mais rares, au-delà de cette vision fondamentale et morne, rancunière presque, de la vie. J’en citerai plusieurs ci-après, à la suite d’autres rendant compte de ce renoncement sempiternel et opiniâtre à l’homme…

D’une façon générale, m’est avis que ce nihilisme à la Cioran, ce dégoût universel de la vie, ne vaut rien hormis comme pathologie originale – mais on ne fait pas pour autant par exemple de l’obésité ou de sa monomanie un modèle nécessaire ! L’aporie intrinsèque de cette façon de concevoir l’existence – au même titre, si j’y songe, que de ce déterminisme à la mode qui prétend à l’absence totale de liberté de l’individu – est qu’on ne voit guère de ces philosophes si persuadés prêcher le suicide où devrait pourtant les entraîner tout leur pessimisme ; et c’est toujours la redite de cette même idée inutile où l’auteur est encore incapable de se donner en exemple, c’est-à-dire de conformer sa pensée et ses actes, et où il faudrait détester l’homme sans lui nuire ni nuire à soi-même ! C’est, en somme, tout à fait de la philosophie d’apparat, consolatrice et fausse, un soulagement de se croire si seul, si exilé, à avoir compris quelque chose dont, comme Cioran, on ne veut pas « discuter » par crainte de se trouver efficacement contredit. Toute appétence profonde pour le néant rencontre uniquement deux solutions, dont l’une est absolue : l’aboulie qui fait vivre environ comme une chose ou comme un moine (c’est sans différence notable), ou le suicide qui est précisément un retour à l’inexistence. Que Cioran ait préféré la première solution est l’indice d’un esprit craintif ou contradictoire, et qui a senti qu’il accorde sa préférence à la vie plutôt qu’à la mort, à la jouissance d’être – y compris d’être quelqu’un qui se désespère et se plaint – plutôt qu’à l’insondable inconnu du vide. Je n’incite certes pas au crime, mais est-ce moi qui ai prétendu à l’insignifiance de tout et à l’attirance pour le gouffre ? Une philosophie qui n’est pas courageuse au point de refuser les conséquences de ses propres raisonnements est, à mon sens, une pensée incertaine qui se sait quelque raison intérieure de lutter contre elle-même.

Et la plus forte de ces raisons, pour laquelle je lis généralement de la philosophie avec parcimonie, c’est, justement – la pose !

 

À suivre : Éloge des frontières, de Debray.

 

***

 

Vision pathologique et dépressive de l’existence

 « Il existe une connaissance qui enlève poids et portée à ce qu’on fait : pour elle, tout est privé de fondement, sauf elle-même. Pure au point d’abhorrer jusqu’à l’idée d’objet, elle traduit ce savoir extrême selon lequel commettre ou ne pas commettre un acte, c’est tout un et qui s’accompagne d’une satisfaction extrême elle aussi : celle de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu’aucun geste qu’on exécute ne vaut qu’on y adhère, que rien n’est rehaussé par quelque trace de substance, que la « réalité » est du ressort de l’insensé. » (page 9)

« Le paradis n’était pas supportable, sinon le premier homme s’en serait accommodé ; ce monde ne l’est pas davantage, puisqu’on y regrette le paradis ou l’on en escompte un autre. Que faire ? où aller ? Ne faisons rien et n’allons nulle part, tout simplement. » (pages 20-21)

« Le même sentiment d’inappartenance, de jeu inutile, où que j’aille : je feins de m’intéresser à ce qui ne m’importe guère, je me trémousse par automatisme ou par charité, sans jamais être dans le coup, sans jamais être quelque part. Ce qui m’attire est ailleurs, et cet ailleurs, je ne sais ce qu’il est. » (page 38)

« Quand il me faut mener à bien une tâche que j’ai assumée par nécessité ou par goût, à peine m’y suis-je attaqué, que tout me semble important, tout me séduit, sauf elle. » (page 113)

 

Visions de vérités

« Une œuvre n’existe que si elle est préparée dans l’ombre avec l’attention, avec le soin de l’assassin qui médite son coup. Dans les deux cas, ce qui prime, c’est le volonté de frapper. » (page 51)

« Alors que la moindre phrase qu’on doit écrire exige un simulacre d’invention, il suffit en revanche d’un peu d’attention pour entrer dans un texte, même difficile. Griffonner une carte postale se rapproche plus d’une activité créatrice que lire la Phénoménologie de l’esprit. » (page 64)

« Ayant pénétré, au cours des ans, assez avant dans deux ou trois religions, j’ai reculé chaque fois, au seuil de la « conversion », par peur de me mentir à moi-même. Aucune d’elles n’était, à mes yeux, assez libre pour admettre que la vengeance est un besoin, le plus intense et le plus profond qui existe, et que chacun doit le satisfaire, ne fût-ce qu’en paroles. Si on l’étouffe, on s’expose à des troubles graves. Plus d’un déséquilibre – peut-être même tout déséquilibre – provient d’une vengeance qu’on a différée trop longtemps. Sachons exploser ! N’importe quel malaise est plus sain que celui que suscite une rage thésaurisée. » (page 77)

« Tant qu’une nation conserve la conscience de sa supériorité, elle est féroce, et respectée ; – dès qu’elle la perd, elle s’humanise, et ne compte plus. » (page 153)

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