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Henry War
29 octobre 2018

En un combat douteux, John Steinbeck, 1936

En un combat douteuxJohn Steinbeck est pour moi un ami et un maître. Demander un avis par exemple sur Les Raisins de la colère, celarevient inévitablement à se faire une opinion sur la valeur critique de celui que vous interrogez. Qui vous répondrait non seulement qu’il n’aime pas ce roman, mais qu’il n’y trouve même nulle qualité : passez votre chemin sans hésiter, ne lui empruntez aucun livre qu’il vous recommande, changez même de fréquentation tout net. Vous gagnerez du temps, croyez-moi, car vous avez affaire en plein à un amateur démasqué.

Profond, magnifique, bouleversant, un livre comme À l’Est d’Eden – et l’on sait assez comme les compliments ne me sont pas faciles, moi qui ne flatte jamais. Il y a des romans de Steinbeck moins forts – Les Naufragés de l’autocar est plus anecdotique –, pourtant je n’en ai pas trouvé, jusqu’à présent, de négligés, de médiocres, d’évidemment superflus. Semblablement étais-je admiratif d’Arthur Miller, et puis j’ai lu The Misfits : voilà qui m’a vacciné pour longtemps ; presque deux ans que je n’ai rien lu de lui.

Steinbeck est un auteur qui, à mes yeux, n’a jamais déchu, respectant ses promesses et ayant toujours rendu un effort patent et sensible. Comparer par exemple avec Theodore Dreiser ou Jack London, pour des exemples d’une pareille constance… autant d’auteurs qui, pour ce que j’ai lu, remplissent à coup sûr « le contrat ». Aux antipodes : Amélie Nothomb dont plus d’un livre sur deux est une paresse abyssale et à demi avouée. En littérature, une paresse, à mon sens, ça s’appelle une escroquerie.

Chez Steinbeck, on rencontre toujours des caractères mâles et profonds, comme chez Sherwood Anderson ou Tennessee Williams, de ces êtres rudes, marqués par la vie, et dont la force intrinsèque vous semble toujours fixer au regard bleu un point métaphysique de l’horizon. Ce n’est pourtant pas pédant, ça non, c’est tout sauf maniéré et précieux : une écriture exacte faite pour parler d’hommes qui ont une histoire et des pensées. Tous leurs personnages ont du relief, une existence même plus tangible que nombre de personnes qui vivent réellement aujourd’hui.

Ça vient de moi, sans doute : la plupart des gens me paraissent invraisemblables. Je ne conçois pas qu’on puisse généralement exister avec si peu d’épaisseur. « Être » comme eux, ou bien « ne pas être » comme les imaginations de Steinbeck : mon choix est fait.

L’avantage de la littérature, c’est qu’on se fabrique des êtres imaginaires qui deviennent de véritables compagnons et des guides. Il y aurait avantage, je crois, à ce que les individus de notre monde fréquentassent davantage ceux de la bonne et profonde fiction pour s’en inspirer. Un peu d’idéal ne leur ferait pas de mal. On mourrait pour des buts élevés. On penserait à la société à venir, au lieu de se complaire à ses propres intérêts.

C’est à cause d’un cruel manque de profondeur de nos aînés que ma génération vit avec deux dettes : celle d’une crise qui l’a considérablement appauvrie et qui l’oblige à vivre tout chichement, et celles de nos aïeux qui, n’ayant jamais eu de contraste, de recul justement, ont légué ce fardeau. Ils ont joui sans compter, et nous souffrons à présent de leur jouissance, parce qu’ils ont vécu à crédit sur les biens de leurs enfants : ils ont acheté un bonheur avec un argent qu’ils n’avaient pas, le nôtre. C’est à nous de payer à présent, puisqu’une dette nationale est la seule cessible sans le consentement des héritiers : très commode !

Mais à leur différence, un personnage de Steinbeck dispose d’une autonomie, d’une conscience et d’une responsabilité – concepts certes démodés. Sans excès d’artifice, il nous fait entendre ses tergiversations, sa densité morale, ses aspirations libres : c’est toujours un héritier de l’esprit pionnier américain. Il voit un espoir qu’il veut concrétiser, il y concourt de toute sa force pratique, en dépit des résistances. S’il ne réussit pas, il meurt.

On devrait toujours, comme eux, abolir un monde qui résiste à nos élans de grandeur. En ultime recours, la meilleure façon de tout détruire, c’est de disparaître soi-même. Façonnons le monde, ou exterminons tout – moyen de tout recommencer à zéro – : c’est très sain et parfaitement naturel. Une construction inconfortable et bancale le plus souvent doit être mise à bas et entièrement rebâtie : n’importe quel gamin amateur de Lego sait cela.

En un combat douteux raconte la bataille ardue de militants communistes qui désirent s’introduire dans un groupe de cueilleurs de pommes pour susciter une grève et la faire réussir. Ces partisans sont des parias et des pourchassés, comme ils le furent du temps du maccarthysme – je parle sans affiliation particulière, n’étant d’aucun parti. Leur préparation est un chemin obscur, une voie secrète et plus ou moins maudite. Dans le livre, prolongeant en cela le thème des Raisins de la colère, les travailleurs saisonniers doivent faire face à une diminution des salaires à un niveau presque insupportable – cette baisse unilatéralement décrétée par les exploitants est opportunément décidée en raison de l’afflux considérable d’ouvriers qui se font concurrence malgré eux. C’est de cette grogne que doivent tirer parti Jim et Mac – le premier une tout jeune recrue, le second son mentor : entre eux naît rapidement une affinité particulière dont le développement progressif et complexe donne matière abondante au récit.

À travers l’ouvrage, Jim et le lecteur sont étroitement associés : ils sont témoins de ce système qu’ils ignoraient, découvrent l’exploitation méthodique des pauvres, comment on fomente une révolte, la façon concrète dont on organise des hommes et dont on attise des mécontentements ; ils aperçoivent sur le métier les stratégies opportunistes au service d’une ambition et d’une œuvre transcendante, et ressentent tous les dilemmes éthiques que suscitent l’anticipation de violences et l’appréhension des pertes individuelles.

Ce livre n’est pas du tout, à ce qu’il me semble, une œuvre politique ou un ouvrage partial pour influencer. Bien entendu, les propriétaires agricoles n’y font pas dans l’humanitaire : menaces de mort, milices armées, usages de « jaunes », odieuse propagande ; mais qui a étudié sérieusement la nature des mœurs américaines à cette époque peut mesurer la véracité du propos dans une société par exemple qui pratique alors légalement la ségrégation raciale. Toute la civilisation américaine s’est construite sur les principes de l’argent et du succès légitimés par une morale de conquérants divins. Ce que je dis ici n’est ni une critique, ni une louange : j’expose des faits. Un gréviste est – était ? – pour le citoyen des États-Unis le contraire d’un patriote. Un homme qui y cesse de travailler cesse du même coup de contribuer à tout ce qui fait la puissance d’une Nation qui souhaite continuer de voir porter sur elle l’admiration du monde. Ne plus œuvrer pour une race ambitieuse de pionniers et de bâtisseurs, c’est refuser tout bonnement d’appartenir à l’Amérique : voilà qui est même incompréhensible à l’habitant ordinaire. Quant à vanter cette inactivité et à en faire un exemple de résistance, c’est tout à fait une opposition caractérisée à l’esprit du pays, à sa mentalité foncière et à ses traditions, autrement dit un crime contre les intérêts nationaux, une trahison au service d’un inadmissible et, en cela, quelque chose de certainement louche comme un complot venu de l’extérieur : ceci explique, depuis la création des États-Unis d’Amérique, toutes les difficultés et les lenteurs que chaque réforme fondamentale du dogme originel a suscitées, comme l’abolition de l’esclavage avec la guerre de Sécession.

D’un autre côté, il faut bien voir que Mac n’est pas du tout un enfant de cœur, un idéaliste éthéré ou un humaniste niais. Il appartient à un groupe de l’ombre, avec son réseau de sympathisants, d’indicateurs et de fournisseurs. Il ment parfois pour s’attirer des amitiés. Il fait plus ou moins directement la ruine et le malheur de tous ceux qui le soutiennent et participent à son mouvement. Il se sert des hommes avec peu de scrupules, il en envoie à la mort comme un général fataliste, les manipule avec un art oratoire tout acquis, très étudié, guère spontané. Un communiste n’est pas un penseur théorique mais un activiste concret, c’est un être organisé, intéressé, dissimulé et qui aspire premièrement au succès de son entreprise de sape.

Et ici, à la différence d’Hemingway, les opposants ne sont pas des nazis identifiables et caricaturaux, des méchants « rassurants » d’histoire qu’on identifie au premier coup d’œil, mais des entrepreneurs américains soutenus par des villageois soucieux de leur honnête tranquillité ; et puis, ce sont des récoltes qu’on se propose de sacrifier pour le mieux-être des travailleurs. La réflexion est ici délicate et subtile, le camp n’est pas facile à choisir, surtout, probablement, au moment où le roman fut écrit : c’est qu’il y a des victimes et des exploitants des deux côtés pour autant qu’on juge, comme le livre le suggère, que Mac exploite aussi la situation misérable des journaliers pour les acculer à la colère : cette colère défend justement ses intérêts qu’il assimile à ceux du monde entier.

Pessimiste et humaine, cette œuvre où l’on devine l’échec inéluctable tant il y a de disproportion des moyens et des forces. On voit constamment de la boue et des étoiles, du sang et des rêves, des élans et des calculs, de la fièvre et des silences – mais on anticipe le dérisoire de cet acte isolé dont les personnages montrent d’emblée que la portée contre le capital est tout symbolique. L’action, comme au théâtre classique, est curieusement resserrée dans le temps, au point qu’on s’étonne que, du début à la fin du livre, seulement trois jours peut-être ont passé. Beaucoup de dialogues aussi, dont la manière orale est pourtant parfaitement étudiée, visent à traduire les doutes et les espoirs latents : la narration d’événements est toute de contraste avec ces pauses, courte, soudaine, terrible – c’en est surprenant et troublant.

Quant au style, il est simple et exact comme une relation ou un témoignage, sincère et touchant, efficacement prosaïque : c’est très beau qu’un homme sache ainsi s’exprimer sans ambages avec autant de soin sans « poser ». On peut trouver l’ouvrage un peu sec tout de même si l’on s’attend à la verve plus mystérieuse et éloquente d’un Éden ou des Raisins, mais je crois deviner à présent que Steinbeck réservait toute sa force stylistique aux œuvres qu’il estimait supérieures – et je crois que Tendre jeudi, par exemple, n’en faisait pas partie. Je ne prétends pas, ce disant, que l’auteur y fut négligent, mais il avait, dans ses récits plus mineurs comme celui que je commente ici, quelque chose de plus spécifique à dire sur le monde, quelque combat particulier à mener. C’est peut-être justement le défaut de cet ouvrage : son thème, aujourd’hui je trouve, a quelque chose de désuet, de passé ; tous ces combats idéologiques me font un effet d’inutilité vague, d’indifférence et de gâchis, au point que le récit de cette grève, si bien raconté soit-il, m’a laissé relativement extérieur à l’action que j’ai suivie plutôt par curiosité que par passion. Cette lutte, quoique universelle en un sens, me fait l’effet d’une parenthèse de l’histoire, ne touche pas à ce que j’apprécie le plus chez Steinbeck y compris dans les Raisins, je veux parler de cette manifestation grandiose de la vie, de ce bouillonnement d’existence où la portée morale démesurée touche à tous les sujets de l’homme, et où les êtres les plus simples rencontrent des combats intérieurs qui, loin d’être tant circonscrits et si crument extériorisés, dévoilent en eux des proportions symboliques d’univers infini et de liberté.

 

À suivre : L’Écornifleur de Renard.

 

***

 

« Son regard vague était lointain. Sa tête se souleva et, sous la peau, les deux tendons qui reliaient le menton à la poitrine saillirent comme des cordes.

— Peut-être il y en a trop qui ont crevé de faim, reprit-il ; peut-être trop de patrons qui ont exploité leurs ouvriers. Je ne sais pas. Je sens ça sous ma peau.

 — Qu’est-ce que c’est ? demanda Jim.

 — La colère ! cria soudain le vieux. Voilà ce que c’est. Tu sais bien, lorsqu’on va se battre, qu’on est fou, on se sent quelque chose de chaud dans le ventre. Voilà ce que c’est. Seulement ce n’est pas rien qu’un homme qui sent ça. C’est comme si tous les millions de travailleurs n’étaient plus qu’un seul homme qu’on a battu, affamé, et qui sent cette chaleur dans le ventre. Les travailleurs ne savent pas ce qui se passe, mais lorsque le géant qui les personnifie tous laissera éclater sa colère, ils seront tous là pour pousser en même temps que lui. Et je n’aime pas penser à ce qui se passera. Ils déchireront les gorges avec leurs dents, arracheront les lèvres avec leurs ongles. C’est la colère, voilà ce que qu’est.

Il chancela sur sa branche et serra plus fort le tronc pour ne pas tomber.

— Je le sens sous ma peau, dit-il. Où que j’aille, c’est comme l’eau quand elle va bouillir.

Jim tremblait d’excitation.

— Il faut qu’il y ait un plan, dit-il. Quand la chose éclatera, il faut qu’il y ait un plan pour la diriger, afin qu’elle serve à quelque chose.

Le vieux semblait fatigué par sa brutale sortie.

— Quand le géant se mettra en colère, il n’y aura pas de plan pour le contenir. » (pages 78-79)

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