Après cette brève parenthèse des « éditions » Baudelaire – j’en sortis, du moins, déniaisé et prévenu, façon tout à fait philosophe pour moi de prendre la chose du bon côté –, je m’attelais à l’écriture d’une œuvre bien plus considérable, bien décidé, cette fois, à ne pas m’abandonner au goût du passe-temps et du dilettantisme. Ma détermination, déjà, m’engageait à écrire avec assiduité, et l’expérience d’un premier roman terminé, aussi défectueux fût-il, démontrait ma capacité à tenir mes projets littéraires.
Il me fallait à présent une intrigue solide.
Je n’imagine guère qu’il soit possible d’écrire un roman, c’est-à-dire un récit de quelque longueur et conséquence, sans rédiger au préalable le détail d’un scénario. À moins, je crois, de disposer d’une mémoire prodigieuse et d’une résolution rare, ceux qui s’y essayent échouent en général, faute de savoir vraiment où ils vont. Une telle entreprise est sapée dès le fondement et se change tôt ou tard en une improvisation à la fois périlleuse et démoralisante : le récit se dilue dans des superfluités de circonstances, des personnages sans importance ni tenue apparaissent dont on ignore la nécessité, des pages entières d’humeur futile sont créées au gré de la lassitude ou des indécisions de l’écrivain qui délaye en attendant quelques idées, et fatalement ce dernier en vient à précipiter la fin ou à ne pas achever son ouvrage, trop pressé de finir de cette langueur qui s’éternise ou épuisé d’avancer sans but pour motiver la poursuite de son écriture.
Les nouvelles sont indéniablement un bon entraînement pour l’élaboration d’intrigues – tout auteur de prose, à mon avis, devrait commencer par ça. Le principe de la chute, qui oblige à déterminer d’avance la fin de son récit et qui fixe la pensée, tout au long de la rédaction, dans l’objectif d’un effet exact, est merveilleusement formateur pour l’apprenti-écrivain. Le lecteur – ainsi que l’auteur lui-même s’il est capable de recul – devine vite si l’exercice est réussi ou raté : l’idée est-elle vraiment originale, traduisant une culture capable de distinguer ce qui a été utilisé et usé, ou bien n’est-elle qu’une resucée d’un principe littéraire ou cinématographique déjà vu maintes fois, comme le policier qu’on découvre soudain le criminel ou pire encore, le mauvais truc du personnage qui se réveille à la fin de sorte qu’en définitive « tout ceci n’était qu’un rêve » ? La nouvelle requiert indubitablement la maîtrise d’un idée principale et la capacité à ne pas perdre ce fil – c’est encore assez facile, sur une faible longueur où ne viennent guère se mêler des intrigues secondaires. C’est pourquoi on peut sans doute écrire une nouvelle presque sans notes préliminaires pour autant qu’on garde à l’esprit le principe essentiel, souvent simple, qui la fonde et la justifie.
J’écris, ici, « presque » : je soupçonne en effet que pour trouver ce principe, il faut une recherche assez poursuivie, c’est du moins mon expérience ; je n’ai jamais produit une nouvelle de qualité sans m’arrêter au préalable au moins une heure sur son scénario. Sur n’importe quel sujet libre ou imposé, les premières idées spontanées sont souvent communes, des illusions de trouvailles plutôt que des vraies illuminations. On ne s’en aperçoit qu’à les explorer un moment, sitôt la pensée délivrée de l’impression immédiate de sursaut et d’inspiration : ce n’est pas si bon, après réflexion, on se serait lancé un peu vite dans un récit aux qualités trop superficielles. Alors on s’en débarrasse un peu à regret et vaguement déçu, et puis on se concentre de nouveau, on cherche du substantiel et de l’inédit, et c’est alors seulement que viennent des élaborations plus rares et inattendues. L’exercice du « Et si ? » devient étonnant, produit des représentations curieuses, singulières, personnelles : c’est tout à fait ce résultat qui touche à la matière même de l’individu, ce que personne d’autre ou presque ne serait en mesure de réaliser. Parmi ces idées, certaines sont certainement infaisables, d’autres ne sont pas précisément de votre goût – je veux dire que vous jugez l’idée bonne mais que vous n’avez pas l’envie d’écrire là-dessus en ce moment –, d’autres sont invraisemblables : il y faudrait le secours d’enchaînements trop improbables pour que le lecteur puisse vraiment y croire. Mais l’une de ces idées, assurément si vous en avez « pioché » six ou sept dans votre imagination, vaut quelque chose : c’est celle-ci qu’il faut prendre, mais sans perdre de vue que, s’il s’agit de s’en servir pour une nouvelle, ses développements ne doivent pas être trop complexes ni s’étendre sur une grande multitude de scènes.
Mais sans doute, cette idée n’est pas achevée encore. Le débutant s’y livre d’emblée, fasciné par ce qu’il croit « son génie », n’en voulant rien perdre, désireux de s’y confronter le plus tôt possible : erreur ! C’est qu’il manque certainement à cette idée de la finition, des détails évocateurs, un peu de subtilité à des personnages tout juste dégrossis, et peut-être aussi la chute accompagnée d’un élément supplémentaire produirait-elle un effet encore plus saisissant ? C’est cette étape, quoique frustrante, qu’il ne faut pas rater : faute de ce sentiment initial un peu pénible d’attente et de fermentation, il se peut fort que la frustration vienne une fois le récit terminé quand il sera trop tard pour y ajouter une bonne idée sans le modifier considérablement. Songer qu’il est beaucoup plus difficile de récrire un récit que de s’arrêter avant de le débuter – le courage manque alors parce qu’on croyait en avoir fini ; et puis il faut tout déconstruire, on risque beaucoup d’y briser la cohérence de l’intrigue et l’unité du style ; en somme, il y a toujours un péril à inclure quelque chose dans un univers terminé, transitions délicates, intrusions compliquées, retouches et ratures qui seront peut-être perceptibles et feront un effet inconfortable au lecteur.
Réfléchir, donc, encore un moment. Et puis, quand on sent que rien ne peut parfaire l’idée, qu’on est arrivé au bout, après avoir griffonné les caractéristiques et quelques passages souhaités, se lancer, calmement, minutieusement. Sans zone d’ombre, sans mystère, avec un plan précis et rigoureux, il n’y a plus qu’à « dérouler », c’est mécanique et bien plus aisé. Et si l’on craint de perdre ainsi en fraîcheur et en élan, de se lasser à écrire ce qui n’a d’emblée plus aucun secret pour soi, se rassurer, parce qu’en dépit de cela et du relatif contrôle de l’intrigue l’écriture livrera toujours naturellement des surprises et des développements subsidiaires ; du moins sait-on où l’on va, on ne se laissera pas égarer dans ses délires, on ne fera pas n’importe quoi puisque l’effet à produire, on l’a correctement et méthodiquement circonscrit.
Je prétends par ailleurs que cette confiance que l’auteur accorde à sa propre intrigue au moment où il écrit est très sensible pour le lecteur : maintes fois on perçoit, à lire un texte, que l’auteur sait exactement où il nous entraîne, et, quel que soit ce qu’on devine de ses intentions, ce sentiment d’être mené par un professionnel est assez agréable et grisant, je trouve.
D’autre part, la nouvelle constitue aussi un bon exercice de style, ce dont je reparlerai probablement dans un prochain post.
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J’ignore à quel point je suis ici verbeux. Je ne veux impatienter personne et ne m’adresse peut-être pas à des apprentis écrivains ; c’est pourquoi je reprends ici la narration de mon expérience par l’endroit où je m’étais arrêté : le scénario de ma grande œuvre.
Il me fallait quelque chose de fort, de profond, une idée neuve et stupéfiante, sidérante, vertigineuse. J’y songeai pendant des heures. Des heures.
J’envisageais un court roman parfait, pour commencer, un véritable piège à esthète, et j’avais pour modèle Pierre et Jean de Maupassant qui attire, qui fascine et qui émeut.
Une intrigue brève, donc, pas composée – peu de personnages, faible durée. Il m’apparut alors, après avoir tant lu les polars de mon père, qu’on n’avait jamais parlé de meurtre dans un roman, de meurtre « réel » : l’auteur, toujours, se contente d’y exposer des méchants de carton qu’il réprouve ostensiblement, motivations invraisemblables, psychologie rudimentaire, enquête simpliste.
Or, s’il est une chose dont je suis bien certain, c’est qu’on ne tue jamais comme dans un thriller. Un thriller est absurde presque par définition. Il y faut tous les ressorts, toutes les étapes, toutes les grosses ficelles identifiables pour que ce genre reste bien rassurant au lecteur. Rien de moins philosophique et de plus virtuel, en général, qu’un polar – j’en ai déjà parlé –, même quand il est écrit par d’anciens policiers ou médecins légistes : il y faut des ombres larges et nettement dessinées, des contrastes flagrants, des anormalités morbides et inédites. On fait dans la démesure et dans l’épate ; il faut toujours que l’assassin soit un clone grotesquement travesti d’un Jack l’éventreur épouvantable et fantasmé.
En somme, le plus souvent, le tueur d’un polar est un monstre et rien d’autre. On adore le haïr, on se fédère autour de sa détestation et de son rejet. L’auteur semble n’ambitionner que de nous le rendre plus antipathique, et toutes ses ingéniosités d’intrigue ne visent apparemment qu’à cela : nous horrifier par des imaginations inhumaines et contre nature. Un écrivain de polar est un fabricant de dégoût – le tout inséré dans un univers semblable au nôtre pour plus d’inquiétude, et coloré de façon à réaliser, de l’autre côté de l’histoire, un halo de rédemption et de justice salvatrice.
Caricature. Les polars ne sont pas faits d’hommes. Autant lire l’ancien Testament, et s’efforcer d’y croire !
Ça ne me convenait pas, et pas davantage aujourd’hui – c’est pour ça que je ne lis plus de polar après en avoir tant lu ; cette recette, toujours la même, toujours assez prévisible – il y faudra son « climax » final avec sa traditionnelle confrontation entre l’enquêteur et le criminel, entretien au cours duquel le tueur bavard (c’est qu’il faut expliquer au lecteur son affreuse motivation pour le faire davantage exécrer!) commence par l’emporter avant de se laisser posséder à peu près selon la mode des Tintin –, avait fini par m’agacer et par me lasser ; j’en étais à me demander comment, en-dehors de motivations financières, on pouvait rédiger de tels bouquins.
Mais, un livre sur un crime… compréhensible… admissible même…
Il faudrait, pour commencer, compatir un peu avec le criminel, entrer si avant dans son esprit qu’une part de nous entendrait ses arguments et légitimerait le crime : que le lecteur devienne aussi un tueur, quelque peu, et se trouble. Et cependant, ne pas trop en faire en ce sens, ou bien le criminel tue par vengeance et il devient alors une victime et plus du tout un être libre de réflexion et de calcul : non, qu’il reste un tueur ! Qu’il n’inspire pas entièrement la pitié, mais seulement d’un certain point de vue. Quelque intrigue subtile et élégante où le « mal » est un homme vraiment sain et plein de vitalité. Il y faudrait, par ailleurs, un autre personnage aux antipodes qui, mû par un évident goût du « bien », serait aussi un peu critiquable à cause de sa candeur et de sa déconnexion. Deux individus opposés, en somme, qui, sans constituer jamais des systèmes très identifiables – car nul homme ne devrait jamais être une machine évidente et lisible –, créeraient en nous un dilemme inconfortable, d’une portée édifiante et bouleversante quant à notre vision éthique.
Un roman d’une dimension morale où l’antagoniste typique, fiévreux, mécontent, devient aussi une sorte de héros. Qui interroge et révoque en doute notre adhésion aux valeurs traditionnelles.
Et bien entendu, y ajouter une chute, de façon à retourner in extremis nos perspectives, mais sans surprise indevinable comme dans tous les policiers de Christie ou de Leroux où il est tout bonnement impossible d’augurer le malfaiteur, où l’on croit le deviner à tour de rôle mais en s’efforçant d’oublier qu’aucun élément du roman ne nous permettait en vérité de le savoir – lire ces auteurs, c’est toujours jouer aux devinettes sans le moindre indice, ce qu’on a trop l’indulgence d’oublier après avoir lu. Autant attribuer un numéro à tous les personnages, lancer un ou deux dés au hasard, et déterminer que le résultat désigne le coupable : c’est tout à fait une méthode saine à appliquer par exemple pour Les dix petits nègres.
Je me mis donc au travail. Prise de notes minutieuse. Ne rien négliger, ne pas se laisser dominer par l’appétit d’écrire. Garder contenance, s’en tenir à une réserve prudente. Attendre que tout soit mûr, fomenté, planifié. Ne commencer l’ouvrage proprement dit qu’en tout dernier recours.
Cet effort, nécessaire selon moi à toute entreprise artistique un peu composée, est la raison pour laquelle, je crois, tous les « marathons d’écriture » constituent des exercices assez vains, plus ou moins condamnés à l’échec. Pour ceux qui l’ignorent, il s’agit de challenges où l’on incite des internautes à écrire de nombreuses heures par jour sur un sujet déterminé et en se fixant un seuil minimum de mots à produire pendant une période donnée – c’est l’équivalent, sur une durée d’un mois en général, du « trois mois sans fumer », censé présenter l’avantage, dans une sorte de fraternité compassionnelle, de se motiver enfin à quelque chose, comme si le ressort du désir ne devait pas essentiellement se trouver en soi plutôt que dans l’incitation d’une société d’amateurs enthousiastes (et sans doute assez piètres artistes aussi, à cause justement de leur grégarité et de leur manque de volonté particulière !). L’exercice est certes probablement bénéfique quant à la régularité de l’écriture, caractéristique absolument indispensable, à mon sens, à l’élaboration d’une sorte de vertu « professionnelle », néanmoins il constitue souvent un jeu de pose sociale où la récompense est l’exposition extérieure d’un travail quotidien au lieu d’une satisfaction sainement tournée vers soi (j’abhorre particulièrement celui qui révèle ainsi ses brouillons : un brouillon est le contraire d’une œuvre ferme et confiante ; qui la publie pour demander des avis se met sous l’influence d’autrui et finit inexorablement dépossédé de lui-même). Mais l’inconvénient principal de cet exercice vient de ce que sa consigne ordonne alors de se mettre sans délai à la rédaction, de sorte qu’il n’est guère loisible à l’auteur de préparer un vrai scénario. À ce rythme, je prétends que le texte ne peut pas être assez élaboré pour donner lieu à autre chose qu’une sorte de premier jet produit dans une sorte d’écriture automatique médiocre et plutôt égocentrique : c’est tout à fait une perte de temps, à mon avis, d’avoir si longtemps écrit pour un rendu si piètre ; mais enfin, on s’est fait plaisir, et c’est peut-être assez pour se trouver des similitudes avec un auteur…
Je ferme cette parenthèse certainement « injuste et fielleuse ». Je la trouve très logique, pourtant.
Je voudrais me rappeler aujourd’hui combien de temps je passai alors en réflexions préliminaires, mais je ne parviens pas à trouver le fichier original où figurait toute la progression du récit et où j’aurais pu retrouver son temps d’ouverture. Je rédigeai, je m’en souviens en tous cas, les étapes du récit chapitre par chapitre, de façon à pouvoir y mettre sans déborder toute l’intrigue progressivement. En somme, tout était achevé avant d’avoir débuté ; je n’avais plus, comme j’ai dit, qu’à « dérouler » ; je ne risquais pas, tant j’avais réfléchi, de m’apercevoir tout à coup d’une grosse invraisemblance qui mettrait à mal tout le fondement du récit (pour tout dire, j’avais même dessiné une vue de dessus de la demeure de mes personnages, de façon à vérifier la possibilité de son architecture particulière).
Voilà, tout était prêt. J’avais du temps devant moi, et plus aucun regret à me lancer dans l’histoire.
Alors j’écrivis, mon programme toujours à portée de main.
Je t'accorde que ce type d'attitude n'est pas très professionnelle, donc :D