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Henry War
6 novembre 2018

La question du style

Le scénario enfin fermement fixé, je me lançai dans mon œuvre avec, au fond de moi, un puissant désir d’extraordinaire. Pourtant, on peut écrire une intrigue de milliers de façons différentes, et c’est là qu’intervient la question cruciale du style.

Un roman n’est pas une conversation. Un roman est, selon moi, une quintessence. Loin de moi, lorsque j’écris une œuvre, l’unique souhait de rendre compte d’une histoire comme dans une relation judiciaire : certes, c’est en soi déjà assez difficile de transmettre exactement ce qu’on imagine, mais il existe une volonté qui surpasse cette tentative, et c’est de produire, par les mots, une sensation de beauté inédite ou rare.

Je suis intempestif, démodé, je sais bien. Ce goût pour l’art ne se retrouve guère dans la littérature d’aujourd’hui : il est considéré comme une fioriture, une gêne, un empêchement. On semble croire qu’il faut faciliter les choses au lecteur, et, pour cela, qu’il convient de s’exprimer à peu près comme lui, aussi simplement et directement. Écrire au-delà de sa capacité reviendrait à s’écarter de lui, à créer un fossé, à se l’aliéner. Il faudrait rédiger comme pense l’époque.

Je ne suis pas de cet avis.

Un auteur – non, pas même un auteur : un simple individu ! – un individu n’existe que s’il diffère de la multitude ; autrement il est compris dans un ensemble, il est indifférencié dans cet « air du temps » qu’on prétend parfois une chose épatante ; il n’est rien par lui-même. Si je pense comme toute le monde, je ne suis pas singulier ; partant, sans caractère propre, je ne vaux que ce qu’on attribue de bienfait à des foules.

S’exprimer comme des foules, c’est tout à fait le contraire, selon moi, de ce que c’est d’être un artiste.

Moi-même, si je lis, ce n’est jamais pour être confirmé, mais pour être – édifié. Je veux, quand je parcours une œuvre, sentir que tout y est travaillé et ciselé d’une façon idiosyncratique. J’aspire, en somme, à la contemplation d’une performance individuelle. Que l’auteur fasse preuve de son maximum dans son livre.

Aux antipodes, il y a : écouter l’interview d’un joueur de football.

Et donc, si j’écris, je désire transmettre cet aperçu d’un minutieux ouvrage d’orfèvre.

Et donc, si j’écris, je désire qu’aucune de mes phrases ne puisse être le moindrement taxée de négligence.

Il en va de même pour tout ce que j’écris. Pour cet article aussi.

Je puis toujours affirmer que sur chaque ligne de mes textes « publiés », j’ai résolu un grand nombre de difficultés qui ont fait du texte ce qu’il est devenu. J’ai rarement rencontré un objecteur qui y ait percé une invraisemblance ou une faute formelle. Quand c’est arrivé, même pour une bête question d’orthographe, je me suis toujours senti atterré et contrit.

Écrire de sorte que chaque phrase ne puisse donner lieu à nul reproche, voilà qui devrait être une devise très saine pour un écrivain. Ce principe est au fondement même de la question du style : pour commencer, ne point laisser une ligne, une proposition, un mot qui soit de quelque façon défectueux.

En somme, ne rien avoir à regretter au cas où un contradicteur trouverait une faille, même minime. Ne pas se dire alors : Oui, je le savais, mais je n’ai pas voulu corriger.

Au-delà de ce rudiment, chacun entend peut-être ce qu’il veut par le concept d’art, mais je ne prétends pas, moi, qu’une phrase soit écrite qui ne communique aussitôt une impression de beauté, du moins ne tende exactement à l’effet à produire. Il existe certainement des milliers de façons d’écrire : « Il ouvrit la porte », c’est pourquoi j’exige que cette façon corresponde précisément à la sensation que veut produire l’auteur – il en va de sa crédibilité en tant que professionnel. Si l’on considère qu’il est ne serait-ce qu’un artisan de l’écriture, alors il importe de réclamer de lui ce qu’on réclame de n’importe quel autre artisan quelconque : que le résultat soit conforme à son intention.

J’aime, quant à moi, ce style exact et profond de la phrase ample et désuète où le souffle du lecteur rencontre le rythme de l’exhalaison du personnage ou de la situation. Je voudrais que la forme même d’une phrase induisît toujours un sentiment, une impression, une pensée ; que la tournure fût un vecteur tacite de transmission au même titre que le sens explicite. Ah ! la chose bien dite, formulée avec soin, au flux évocateur comme une atmosphère ! Que de fois je me suis appesanti au cours de mes lectures, ému et fasciné, sur une ou deux phrases dont le sens était presque mieux traduit par la manière que par le dit ! J’ai admiré et enragé, secrètement, de ces tournures si parfaites qu’elles m’ont semblé inhumaines et presque divines !

Pourtant, c’est tout à fait obsolète, comme conception, les éditeurs la détestent ! Ça fait assurément de mauvais livres de plage, trop compliqués à arrêter et à reprendre entre deux couches de bronzage ; et puisqu’en France on vend surtout en été…

N’importe, quant à moi, je n’écris que ce que je voudrais lire – excellent autre principe, à mon avis, pour s’assurer qu’on écrit bien.

Et donc, je commençai – mais sans pédanterie, ni chinoiserie, ni affèterie d’aucune sorte, sans sophistications artificielles ni termes alambiqués plaisants mais en réalité impatientants et vains –, à peser mes mots, à façonner méticuleusement chacune de mes phrases, à construire cette « humeur » délicate que j’ambitionnai de rendre au plus juste, comme un père désirant décrire son fils à des correspondants situés à l’autre côté du monde. Et tout ceci me réclamait un temps prodigieux, une minutie de composition douloureuse, une concentration extrême portée au moindre détail : exprimer non seulement le fait strictement voulu, mais de la manière justement propice à influencer la perception de ce fait.

L’expérience, en littérature, est à mon sens un terrible fardeau : un enfant qui produit ses balbutiements n’a guère d’hésitation au moment d’écrire, car son vocabulaire est limité et ses ressources sont maigres pour distinguer ce qui a le plus d’efficacité, de sorte qu’il rédige presque aussitôt la première phrase qui lui vient à l’esprit et lui semble propre à traduire son imagination, et il se préoccupe peu de toutes ces manières qu’il ne peut déjà concevoir. Mais l’écrivain, l’artiste en général, doit opérer une sélection périlleuse entre toutes les suggestions de fond et de forme qu’il sait se représenter, et chacune est pour lui un dilemme affreux : le savoir est toujours une chose dangereuse et torturante qui ouvre une perspective sur quelque chose de supérieur et qu’on voudrait atteindre. Bien sûr, cette contorsion mentale s’applique aux artistes uniquement, mais nos auteurs sont devenus souvent éhontément négligents, au point qu’ils n’affrontent aucun de ces tourments et déclarent hautement – et sans vantardise, on suppose – que l’écriture leur est un plaisir et une distraction, d’où, en effet, leurs si piètres résultats.

J’écrivis ainsi, occupant le plus de temps possible à cette œuvre qui prenait forme peu à peu. J’étais fier en me relisant, ne corrigeai qu’à la marge des vétilles tant je m’étais appliqué dès l’origine, dès l’instant de la composition ; j’avançai fermement, lentement mais sûrement. Je jugeais que ce que j’avais déjà réalisé était indéniablement une œuvre, et, bien souvent, lorsque je reprenais mon ouvrage en relisant la dernière page de façon à m’en réimprégner et à conserver quelque unité de ton pour la suite, un vertige me prenait, une angoisse atroce, celle de ne pas parvenir, ce jour-là, à égaler la partie précédente, la crainte de dévaluer, de me gâcher : comme j’eusse voulu alors que le livre fût déjà terminé ! Cette inquiétude, je crois, ne me quittait jamais tout à fait : un matin que j’étais un peu fatigué, fallait-il que j’écrivisse encore, au risque d’abîmer la belle profondeur du récit ? Eh oui, il le fallait ! et j’écrivais alors plus précautionneusement et moins vite, me redoutant comme aux aguets de moi-même, surveillant mes failles connues, traquant mes facilités plus que d’ordinaire, redoutant les effets pernicieux par exemple d’un mal de tête qui commençait à poindre.

Et cela dura six ans ; soit, à compter exactement le temps d’écriture (entre six heures et sept heures par jour, cinq jours sur sept), l’équivalent de onze ou douze mois d’écriture de suite. Et puis ce fut terminé, bien achevé.

Le point final.

Aujourd’hui, quand je fais lire cette œuvre et qu’on me rend ce commentaire avec sympathie : « Comme ce passage est beau ! », je demeure étonné, comme en retrait de cette critique pourtant favorable, sceptique et profondément perplexe, et je me dis, et j’ai envie de répondre : « Soit, ce passage est beau, la curieuse remarque ! Mais aussi, de tout le livre, quel passage ne l’est pas ! ».

Il est temps, à présent, d’indiquer ce que j’avais produit, ainsi que ce que je comptais en faire.

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Commentaires
H
Eh bien, je ne crois pas, pour l'essentiel : distinguer un écart élaboré à la norme, se n'est pas encore, je pense, estimer son sentiment particulier de sympathie pour un passage ou un sens.
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C
Mais, maître War, c'est qu'il y a des passages qui semblent effectivement "encore plus beaux" que d'autres ! Et que cette appréciation est aussi une question de sensibilité particulière du lecteur, tout de même... :)
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