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Henry War
9 novembre 2018

L'Écornifleur, Jules Renard, 1892

L'EcornifleurJe ne connaissais Jules Renard que pour son Poil de Carotte. À dire vrai, je me souvenais même fort peu de celui-ci, souvent confondu dans mon esprit avec L’Enfant de Vallès, que je confonds lui-même bien des fois avec Le Petit Chose de Daudet, et le tout m’évoque assez les démesures verbales et impitoyables du Solal de Cohen. J’ai une mémoire singulière, je sais bien, je n’en sors pas. Je trouve ces livres cousins, voilà, ils ont un air de famille : on y retrouve une ironie cruelle de victimes. Un être souffre et, sans s’en ficher pour autant, avec recul, il rit de lui qui a eu tant mal. Un rire jaune, quelque chose comme l’inverse de pleurer de rire : rire de pleurer. Une thérapie un peu cynique où l’on critique la bassesse qu’on expose pour ne pas s’anéantir de douleur. Se montrer à peu près comme rien, et prétendre : « Après tout, le néant aurait tort de se plaindre ! c’est juste ! ». Une morale plutôt aigre de sacrifié ou de blasé. Un livre où le coup est présenté comme l’acte naturel d’une vermine : l’homme. On n’y peut rien, n’est-ce pas ? c’est de l’homme, tout ça, la pauvre espèce !

L’Écornifleur, cela signifie le pique-assiette, le parasite – je dois l’explication à Robert, grand ami, très cultivé : allez donc faire sa connaissance ! Henri y est un poète bohème, à qui doit s’identifier Jules Renard : celui-là se coagule à un couple de bourgeois, les Vernet, qu’il impressionne de simagrées littéraires et qu’il parvient à fasciner, dont il devient la fierté, l’alibi artistique, un véritable trophée. Lui sait tout de son imposture : il a de ces trucs tout préparés, de ces citations et de ces mensonges qui stupéfient comme s’il côtoyait le génie et les génies ; il se fait admettre comme destin, promis à une gloire inéluctable par des gens aimables mais intellectuellement communs et faciles à leurrer, qui le payent en repas et en sympathie sincère : il s’en remplit l’estomac – et l’orgueil ! Et, n’ignorant rien de cela, tartufe, il s’en méprise presque aussitôt.

L’Écornifleur, c’est le récit d’une double vie de pose continuelle : celle de ces dilettantes fortunés qui ne reconnaissent l’art que dans ses apparences mondaines et qui cherchent à s’en attribuer la découverte et à s’en attirer le prestige (les Vernet si on m’a bien compris), et aussi celle de ces artistes peut-être véritables mais réduits, par impatience du succès, à feindre le talent et qui, différant l’ouvrage, vivent à l’excès dans un monde virtuel de littérature où leurs références perpétuelles leur tiennent lieu d’existence.

Mme Vernet est une Mme Bovary pleine de mièvres postures soyeuses et vivant un rêve valorisant de rencontre éblouissante où elle se figure conseillère et muse.

Henri est un lecteur impotent du livre de sa propre vie : il n’agit que par paroles, toute sa préoccupation au mieux est à des actions de lui espérées par d’autres ; il ne tâche qu’à correspondre à l’image qu’il veut donner, idéal cliché dont il se sent prisonnier ; il se regarde sans cesse, se demandant toujours ce qu’il siérait de faire, dans tel contexte narratif semblable à sa position, s’il était protagoniste d’une histoire romanesque. Le récit d’un vrai homme qui doute, et qui voudrait être un personnage qui siège et qui trône.

Je n’interprète rien : le livre est volontairement hilarant de ridicules et d’embarras bien rendus. On se moque de ces guinderies de bourgeois qui paradent ou qui louent, on s’amuse des excès de cette baudruche de poète qui critique tout y compris lui-même, on se divertit en somme de cette vacuité de bonne compagnie fondée sur d’affectueuses affectations !

Tout cela exprimé dans une prose artiste, vivante, chaleureuse, foisonnante, tantôt sèche et froide pour rendre la plate consternation de l’imposture reconnue, tantôt ample et outrée pour singer les exaltations poétiques de l’esthète : or, cette virtuosité est incontestablement celle d’un grand esthète ! Impertinent, gouailleur, astucieux, sardonique, inventif, énergique, truculent : Jules Renard avec délectation collectionne les figures épinglées pour la frime, s’émulationne d’envols surexcités suivis presque aussitôt de retombées cocasses ou triviales, son esprit bouillonne de trouvailles audacieuses et superbes, d’assemblages hétéroclites, de façonnements inédits – et il en rit, le bougre ! et l’on entend ce rire par-delà la page virevoltante, gros rire bonhomme qui se contemple avec ardeur sans pouvoir se croire génial, se mirant à distance, honteux d’être fier, incertain peut-être de valoir quelque chose, se sachant original et ceci du moins avec certitude. Il faut lire, je crois, ce petit ouvrage avec une acuité particulière, relire – j’ai lu lentement – maintes fois pour les entendre des fulgurances d’idées drôles ou méchantes, le tout apparemment balancé sans intention ni travail, mais prodigieux de fausse nonchalance, amateur constant d’une toute feinte négligence, bien trop inquiet, peut-être, d’être admiré pour ce que vaudrait son sérieux quand ses ironies sont déjà si pétillantes.

Et c’est peut-être la faiblesse de ce livre qu’il soit tout de forme et d’un fond si maigre : on en sort enivré-pas-nourri, on a l’aperçu d’un bel éblouissement mais issu d’une lucarne trop étroite, on est tout à fait mouillé… jusqu’au genou seulement ! Le récit est construit d’une succession d’ingénieuses et courtes situations dont le rythme entraîne mais qui manque à faire l’ampleur d’un roman : de la vivacité, de l’énergie, de l’élan, mais… guère de souffle ! On croit à un exercice de style, au défoulement vigoureux d’une humeur qui s’élance et bondit, tant enjouée et frénétique qu’on ne peut la retenir, mais, faute de sujet profond et d’intrigue préparée pour la soutenir, ne rendant que des chroniques, que des brèves et que des anecdotes mises bout à bout dont la somme ne suffit pas à faire un chef d’œuvre : une rencontre d’esbroufe à Paris, un voyage au bord de la mer tout en déclinaisons de poncifs drôles, un amour trop fantasmé de romans, et pas de dénouement, une précipitation pour achever cela quand l’humeur s’en va et que l’envie cesse. Le dernier tiers – et peut-être toute la seconde moitié – est moins brillant quoique agréable encore, on y trouve une moindre quantité de bons mots étourdissants, on sent une certaine langueur de l’artiste qui ne sait trop où il se dirige ni s’il a vraiment la force d’achever ; un doute l’a pris, il fallait en finir en retombant à peu près sur ses pieds, il a achevé à peu près « comme il faut ».

Cette pulsion vitale agrémentée de couleurs si originales fut pour moi une réjouissance : l’amoralité même du récit le rend piquant, chatouillant, poivré ; et j’aime l’épice qui est ce qui fait le plus défaut à notre société du caramel à la crème allégée et surtout digeste. Ne presque rien dire, et produire un bon livre tout de même, c’est déjà une performance qui m’émeut ; mais on veut – je quête sans relâche – des grandeurs, des hauteurs d’où ma moindreur serait obligée à la soumission : mon appréciation de ce Renard va pour l’admiration de son fort caractère à travers la maîtrise de son surprenant style ; une prochaine fois, je l’espère, pour la vénération de sa profondeur d’esprit.

 

P.-S. : Je n’ai guère compris la préface de Gardair ; c’est du pédant et ça n’explique rien. Ah ! me rappeler d’éreinter un jour ces préfaces si déconnectées des goûts du lecteur qu’elles lui éventent tout le livre en le résumant imbécilement de A à Z.

 

À venir : Pétrole ! de Sinclair.

 

***

 

« Ils n’ont pas d’enfants et s’ennuient. J’arrive au bon moment. Ils gardent à l’endroit du poète des préjugés en partie rectifiés, c’est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre, affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore d’être original et exceptionnel. S’il travaille, ils se signeraient et disent :

« Il travaille ! »

S’il ne pense à rien, ils disent :

« Laissons-le rêver ! »

Ou, le doigt tendu vers son front :

« Que peut-il se passer dans cette tête-là ? »

Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d’aplomb une auréole.

Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari :

« Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l’art ! »

Elle entend vraiment que je voue ma vie à l’art, la lui dédie et sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation.

Faut-il lui dire que je n’en ai pas ? que je « compose » des vers aux heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente, et que j’entretiens habilement ses illusions ? Il veut faire de moi quelqu’un, et se saigne jusqu’à ce qu’il découvre en son fils un paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.

« D’ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie la mienne, le devoir d’un père n’est-il pas de s’ôter le pain de la bouche pour ses enfants ? »

C’est juste, mais répugnant, et si le mien s’ôtait le pain de la bouche pour me l’offrir, je le prierais poliment de l’y rentrer.

Monsieur Vernet fume une cigarette, las d’avoir travaillé une journée de dix heures à l’usine qu’il dirige. Ses paupières battent comme des volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L’effort qu’il fait pour les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de noix. Sa cigarette s’éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se meurt. C’est une lutte. Il a l’air de manger des allumettes.

MADAME VERNET : Ce n’est pas poétique de coudre des boutons !

C’est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle reprendre l’argutie de l’autre jour ? Elle fait, dans le tas des choses qu’elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est poétique, mais manger de la soupe ne l’est plus. Dire « Monsieur Vernet » est distingué, et dire « Mon mari » commun. Elle pique, avec l’adresse d’un chiffonnier, le mot « chaise » et le jette là, « côté prose », puis le mot « siège », qu’elle dépose ici, « côté vers ».

Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi, annonce :

« Vous arriverez ! » » (pages 36-38)

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