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Henry War
13 novembre 2018

L’Œuvre !

Il était temps. Juillet 2014 : plus de six années après ses premiers linéaments, l’œuvre avait enfin échu. Comme un nouveau-né, en dépit des échographies régulières permettant d’en vérifier tares et malformations – mon bébé en était exempt heureusement, fruit d’un régime particulièrement solide et attentif –, l’heure était à mesurer l’état et la grandeur, relatifs ou non, du résultat.

Déjà, c’était incontestablement un roman : deux bras, deux jambes, une tête ronde… – j’abandonne ici cette comparaison dont le filage, je le sens, va importuner. Sans aucun doute un récit, début et fin, intrigue, soin manifeste, vraisemblance, cohérence du style, personnages de qualité…

Plus encore : pas un passage – pas un seul, j’avais assez travaillé pour ça – dont on pût beaucoup contester la beauté. Une tonalité profonde, romantique, esthétique ; une dimension morale assez vertigineuse comme je l’avais souhaitée ; un souffle de classique, à mon sens, de l’original et de l’exemplaire avec évidence, quelque chose d’à la fois inaccoutumé de fond et, certes, désuet de manière…

Un gros bébé, assurément – mais pourquoi reprendre cette métaphore que je ne tiendrai pas ? Considérable. Énorme. Un géant. Le petit roman escompté de 200 pages s’était changé peu à peu en une épopée d’environ 1000.

Erreur de calcul, soit, mais aussi nécessité de la narration : j’avais compté négligemment qu’une page de traitement de texte représentait deux pages de livres ; or, c’est plutôt trois ; et voilà : 427 pages, 275 000 mots ! Par ailleurs, trois personnages y avaient pris de l’épaisseur, j’avais dû les « laisser pousser », on ne retient pas l’essor spontané d’une ombre qui grandit (ce que je suis poète, moi !), et leur densité apportait fort opportunément de la couleur à la toile (et artiste avec ça !).

Non, sans plaisanter : c’était bon indéniablement, très fort, exceptionnel peut-être. Des extraits piochés au hasard et inspectés sévèrement n’indiquaient pas de failles perceptibles. Il me restait à relire le tout du début à la fin plutôt que picorer ainsi, mais j’avais tant corrigé chaque page que je ne pouvais pas craindre que ce dernier test fût très périlleux. J’étais content, j’étais fier – je le suis toujours : cette œuvre inconnue demeure pour moi une réussite éclatante.

Les éditeurs allaient se l’arracher !

Naïf alors, je jure que je n’avais aucun doute de mon succès : songez-y, six ans d’effort et de contention, un jugement ferme, un recul avisé… J’ignorais seulement de qui viendrait la première réponse favorable et à quel prix j’irais négocier mon contrat : on ne sait pas ces choses-là quand on débute, ce sont tout à fait des formalités qu’un artiste d’abord n’a pas envisagées.

N’importe : j’aurais toujours le temps de me renseigner ! J’expédiai sur-le-champ.

Enfin : « sur-le-champ »… Pourvu d’Internet alors, je pus découvrir sur les sites des éditeurs les exigences tout curieuses et contraignantes des services des manuscrits : interligne double, impression au recto seulement… pour prise de notes d’un vétilleux lecteur, on suppose. Or, prendre le risque d’être recalé d’office sur la forme ! Voyons… 427 pages interligne double deviennent 854 pages, l’impression recto empêche de diviser le nombre de feuilles par deux ; il y faut ajouter la lettre d’accompagnement bien entendu, autrement dit un mot aimable, une platitude habile et vaine (parce qu’enfin, l’éditeur ne sait-il pas pourquoi on lui envoie un texte au service des manuscrits ?)…. J’aurais bien voulu aussi un recommandé pour la forme…

Un gros bébé, décidemment, qu’on n’envoie pas aisément par la Poste ! Et pas question d’imprimer ça à la maison ou au collège : j’escomptais six envois, soit plus de 5000 pages encrées ! Accouchement de spécialiste, gynécologue, césarienne et tout ! (promis j’arrête !) Un imprimeur local me proposa la délivrance pour 50 euros le manuscrit, et moi, bien certain de mon succès à venir, je considérais cette dépense comme un investissement raisonnable et obligé en comparaison du triomphe en plusieurs langues !

Mon orgueil mis à part, avais-je le choix de toute façon ?

Pour ces 300 euros, j’eus même droit à ce que chaque exemplaire, bien séparé en deux parties, disposât d’un collage sur tranche à la façon d’un bloc de post-it.

Puis emballage et pesée : 4,400 kg le colis, oui madame, félicitations, c’est un monstre ! (photo ci-jointe, à conserver comme faire-part). Son nom à l’état civil ? La Fortune des Norsmith : avec cela, il ferait un bon début dans la vie, cet ogre ! Encore une douzaine d’euros par envoi en comptant le recommandé (soit : couvertures, habillement et langes ; décidément on ne me retient plus, je ne tiens pas mes promesses !), environ 400 euros tout de même de dépense préalable totale.

Le "bébé", à droite de mon ami Robert

Je crois que c’est à partir de là que ma femme a commencé à tiquer. Nous en reparlerons. Nous en rirons désespérément ensemble, vous verrez ! Ce sera drôle comme au cimetière une concession perpétuelle hors de prix !

Envoyés, voilà, fin août ; c’est fait : Gallimard, Actes Sud, Albin Michel, Grasset, Seuil et Le Dilettante ; rien que ça ! Tous ces gens ont intérêt à avoir des bras musclés ! Vraiment, quand ils ouvriront le paquet, ils ne vont pas en revenir : il y en a bien un au moins, parmi tous, qui soit professionnel, impossible autrement ! Un enfant pareil : n’importe quel obstétricien, il me semble, remarquerait...

J’estime, et c’est mon tort, que le savoir-faire se voit, qu’entre connaisseurs on distingue toujours le bel ouvrage : ils vont s’arracher mes Norsmith, sans aucun doute ! Je table sur au moins deux réponses positives, de quoi faire monter un peu les enchères… J'évalue déjà mes préférences, sur la base des livres que j’ai déjà lus : Albin Michel m’a fait découvrir Stephen King et donné indirectement le goût de la lecture ; d’un autre côté le prestige de la « marque » Gallimard, en soi…

Mais qui ? Qui donc parmi eux dira « oui » le premier ? c’est ce qui m’interpelle le plus. Car il y a aussi la naturelle préséance que j’accorde toujours au plus rapide et avisé… Et quels compliments tourneront-ils, pour me persuader ? Ah, c’est envisager la chose un peu loin, je sais bien, aussi me retiens-je d’y trop penser…

Je commence à attendre : les sites annoncent toujours trois ou quatre mois. Pendant ce temps, un peu trop las pour me lancer déjà dans une autre œuvre, je relis celle-ci, l’expurge un peu, en lisse les passages trop antiques, sophistiqués, littéraires à l’excès même pour moi. J’en garde, à ce régime, 235 000 mots : je crois pourtant que les éditeurs ne sont pas floués par la première version qui reste très bien, il suffira de leur indiquer qu’il y a quelques retouches, la différence est presque insensible. Norsmith est allégé, voilà tout. Un géant toujours, mais un géant moins large, quelque chose comme le même géant réduit à l’essentiel – si ça a la moindre signification.

Attendez voir : j’ai conservé un registre des courriers arrivés, avec délais depuis l’envoi.

Première réponse, Grasset, au bout de deux semaines ; lettre-type : c’est non (comment peut-on lire l’œuvre en deux semaines seulement ? je ne comprends pas, c’est comme un résultat de prise de sang trente secondes après la saignée). Cinq semaines, Le Dilettante : non, avec une brève remarque qui prouve qu’on a juste feuilleté le manuscrit. Sept semaines : type encore, Le Seuil n’en veut pas. Deux mois, Gallimard : idem ; deux mois et demi pour Grasset, rien toujours. Actes Sud ne répond pas : au bout de quatre mois, leur site dit qu’il ne faut plus rien espérer : c’est ainsi qu’on traite les auteurs chez eux depuis quelques temps.

Et voilà, c’est fini.

Ah ! est-ce que le monsieur veut récupérer son manuscrit à 50 euros ? S’il veut, ça lui coûtera entre cinq et onze euros. Le monsieur dit oui à cinq, non à onze ; une fois, il dit oui à cinq et on lui envoie une partie sur deux du bébé seulement : après appel et explications, il faut renvoyer cinq pour la seconde : le papa refuse et conserve chez lui une moitié inutile sur deux, dans un placard, un morceau mutilé de l’enfant.

Je ne comprends toujours pas.

Que s’est-il passé ? Bon sang ! moi qui croyais avoir tout imaginé, tout prévu ! Les refus me sont parvenus même plus vite que pour Le Briquet d’Adam (et même : tous les refus cette fois me sont arrivés avant le premier refus d’autrefois), ce Briquet, œuvre assez anodine, sans aucun rapport de grandeur avec celle-ci : un fils négligeable, une tentative, un singe en comparaison.

Mais pourquoi n’a-t-on pas voulu de mon enfant-Dieu ?

Je m’interroge, atterré.

J’enquête. Pendant ce temps, j’envoie à d’autres (et ça me coûte encore de l’argent : tant pis, je conserve les factures ; je déduirai, pensé-je, quand je serai auteur, pour ainsi dire : « en frais réels ».)

C’est effarant !

Et peu à peu, enfin, je trouve.

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Commentaires
J
Henry,<br /> <br /> <br /> <br /> Réjouissance notable ce midi : j’ai bien réceptionné le colis contenant La Fortune des Norsmith. Les livres sont en parfait état (de) grâce à leur conditionnement soigné, adapté et de première classe. En revanche, on sent que le contenant a subi un voyage moins agréable et quelque peu mouvementé. En effet, l’enveloppe est marquée de traces noires et est aérée accidentellement par un petit accroc triangulaire évoquant une silhouette de sapin (éventuellement de Noël). Mais j’insiste et vous rassure, le « bébé » va bien, ses couches l’on protégé. Au vu de l’état « fatigué » de l’enveloppe, j'imagine que de nouvelles méthodes de transport sont testées actuellement : en début de tournée, tous les paquets sont attachés à la boule d’attelage de la camionnette avec chacun leur ficelle propre—on peut penser aux boites de conserve distinguant une voiture d'heureux mariés. Certes, les colis sont traînés à même la route bitumée mais l’avantage supposé étant que la personne qui livre n’est plus contrainte d'ouvrir les portes arrières ou coulissantes de son véhicule une fois arrivé à destination. Un simple coup de cutter (peut-être parfois mal ajusté, oui, bon, c’est rare) sur la ficelle appropriée et la marchandise est libérée, prête à être balancée dans la boite aux lettres du destinataire impatient et fébrile.<br /> <br /> <br /> <br /> Sachez que le volume I de vos Norsmith passe en priorité une de mes lectures en attente. Vous coiffez sur le poteau Pierre Michon et, le Journal Tome 1 (1953 -1958 ) de Witold Gombrowicz, débuté jadis, patientera une fois encore. Le Chant des Hommes passera donc juste après ma lecture en cours à savoir… Septentrion de Louis Calaferte. Je tenais à ce que vous le sachiez. Dorénavant, je me sens comme peut-être un des rares gymnastes qui tentera bientôt cet enchaînement. Mais finalement, y aura-t-il matière à claquage ? Non, je suis confiant sur ma future prestation et vise de bonnes notes du jury.
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H
Suis impitoyablement inflexible !
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C
Pour pouvoir se faire une idée plus objective, il faudrait qu'on puisse lire "le briquet d'Adam", en fait... Puisque nous avons déjà lu ton enfant-Dieu... (J'dis ça, j'dis rien...)<br /> <br /> :D
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H
Je ne sais pas : il me semble que ce n'est pas une raison pour ne fournir que des mauvais livres, à peu près comme aujourd'hui. La vérité, c'est que les lecteurs achètent ce qu'ils trouvent, et qu'ils n'ont guère le choix de la qualité, actuellement. J'en parlerai dans mon prochain billet.
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V
Justement ce matin j’écoutai une émission radio sur les éditeurs. <br /> <br /> Le fait est surtout que des chefs-d’œuvres, il y a peu de gens pour les lire, et qui dit peu de demandes, dit peu de ventes.
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