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Henry War
16 novembre 2018

Comment être édité !

La plupart des erreurs que nous commettons lorsque nous nous représentons autrui viennent de ce que nous ne nous mettons pas véritablement à leur place : nous croyons seulement le faire, mais nous projetons nos pensées à peu près comme s’ils étaient une extension de nous-mêmes, ou bien, dupés par ce que nous supposons le caractère universel de l’être humain, nous nous figurons qu’une copie de nous-mêmes ne saurait penser beaucoup autre chose.

Naïveté, aveuglement. D’une telle manière, nous ne considérons vraiment personne, mais nous projetons des fantasmes à partir d’une illusion captieuse.

Ainsi procédons-nous avec les éditeurs. Nous aimons les livres, nous y consacrons du temps, nous y plaçons nos espoirs et toutes nos attentions, par conséquent nous voudrions d’emblée qu’ils fussent pareils à nous, également aimants, attentifs et dévoués. La situation est même d’autant truquée que c’est ce qu’ils déclarent en général : « Nous accordons un soin tout particulier à élire les ouvrages de nos collections ».

Mais que veut un éditeur ? Que ferions-nous vraiment à sa place si nous nous préoccupions rien qu’un peu de gagner de l’argent ? Car enfin, une maison d’édition est avant tout une entreprise, et il nous appartient de ne pas confondre des commerciaux avec des philanthropes.

Un éditeur reçoit des dizaines de manuscrits par jour : Actes Sud en déclarait 500 par mois il y a quelques années du temps où cette maison n’était pas aussi grande qu’aujourd’hui, et il n’y a pas de raison de penser qu’ils exagéraient ; ce nombre a probablement augmenté depuis. On conçoit donc qu’il est impossible à un seul éditeur, je veux dire à une personne unique, de seulement parcourir tous ces textes : en plus de ces activités de contrats, de relation et de promotion, tout son planning n’y suffirait pas. Même un moindre éditeur s’y livrerait avec difficulté : il ne faut pas du tout y compter.

Ce fait facilement démontrable arithmétiquement invalide déjà environ un témoignage sur deux qu’on lit sur les sites marchands. Mmes d’Ormesson et Osfeld, par exemple, prétendent ouvrir et lire individuellement chaque manuscrit avec espoir et fébrilité : ça ment, de toute évidence, ça ment. Je ne vois pas où elles trouveraient la capacité physique et l’espace-temps pour le faire. Inutile d’ajouter pour rire qu’elles ne publient certainement pas assez de science-fiction pour avoir découvert une méthode toute nouvelle enfreignant les lois universelles de la relativité générale ou de la physique quantique.

Non.

Voyons. Imaginez donc que vous publiez des livres en grande quantité...

Mais… vous n’avez pas besoin de manuscrits ! Rien qu’un enfant comprendrait ça.

Il est clair que vous vivrez toujours assez bien rien qu’avec les parutions des auteurs qui sont déjà sous contrat avec vous : pourquoi donc prendriez-vous des risques ? pourquoi chercher beaucoup ailleurs ? Vous auriez, bien entendu, quelque opportunité à vous intéresser tout particulièrement aux spécialistes déjà un peu célèbres qui veulent professer quelque chose de polémique ou de complaisant : politiciens féroces, scientifiques à la mode, pseudo-sages supposés, témoignages de vie rares, pathétiques et racoleurs… Et s’il vous faut encore du neuf en dehors de ça, vous avez bien d’autres moyens à la fois plus avantageux et plus sûrs de les trouver : il y a déjà vos écrivains qui ne cessent de réclamer pour leurs amis ; et puis il y a vos amis eux-mêmes, il faut bien en satisfaire quelques-uns, être aimable, rendre des services ! Quant aux autres, pourquoi aller déchirer des paquets de papier et vous abîmer les yeux ? Il suffit d’aller voir chez des petits éditeurs ce qui a bien marché, ce qui réalisera des ventes à coup sûr : tout le monde procède ainsi, et l’on ne voit guère d’auteurs publiés par exemple au Seuil ou chez Gallimard qui n’aient été auparavant publiés ailleurs ! Vous leur proposerez davantage, voilà tout ; ces écrivains ne sauront résister à l’appel d’un gros tirage et d’un meilleur prestige – Fred Vargas y a bien succombé, elle-aussi ! Tout risque serait même stupide : les lecteurs n’y feront pas la différence.

Le mieux dans ce procédé, c’est que personne n’y verra à redire, qu’il n’y a rien apparemment à reprocher à cela – on vous remerciera même, et combien ! –, que c’est devenu tout à fait fréquent et admis comme une tradition et que vous pourrez même continuer à travailler sans vous sentir le moindre scrupule ou la plus petite culpabilité. Après tout, vous promouvez toujours des auteurs, et tous ne sont pas dénués de talent. D’ailleurs, même ceux qui ne sont pas doués, on peut toujours leur fabriquer des vertus, et même sincèrement : il y a tant de causes à défendre, pourquoi pas celles des piètres auteurs ? Il suffira de dire qu’ils représentent notre époque, que leurs combats simplistes sont sincères, qu’ils défendent des valeurs si positives ! Il n’y a pas du tout besoin de savoir son style pour être éditeur.

Et voilà. Rien d’autre du côté des grands éditeurs. Si vous êtes sensé, vous n’avez vraiment aucune raison d’aspirer à autre chose, aucune. Un entrepreneur ne procéderait pas autrement. Vous êtes un entrepreneur.

Mais – admettons – vous êtes petit, vous : pas plus de dix publications par an – et c’est déjà assez pour que vous crouliez sous les demandes ! Votre première souscription vous a laissé abruti pour des siècles, c’est bien la dernière, on ne vous y reprendra plus !

Car bien sûr, à présent vous avez quelques auteurs suivis, des contrats que vous renouvellerez, peut-être la moitié de vos publications. Il vous reste à trouver environ cinq écrivains par an.

Pouh ! c’est vite fait. Vous avez des amis qui vous sermonnent depuis longtemps, à qui vous avez promis bien avant que d’être en piste, et qui ne sont pas sans capacité tout de même : impossible de passer outre ! Si d’aventure vous lisez les manuscrits, vous trouverez vite parmi les dix premiers de quoi faire certainement une publication satisfaisante. Bientôt vous n’avez plus la force de lire les cent qui suivent, et vous l’indiquerez sur votre page Internet : « Notre programme éditorial est arrêté pour les cinq prochaines années ; merci de ne plus envoyer vos manuscrits, ils ne seront pas lus. » Mais… allez donc voir vous-même si vous ne me croyez pas !

Voilà. C’est fini. C’est tout. Si vous appliquez strictement une analyse logique, rationnelle et humaine au métier d’éditeur, vous entendez pourquoi ces maisons ne consultent plus les manuscrits – mais ils prétendent le contraire, bien entendu. Et ils en profiteront, probablement, pour fidéliser une clientèle en proposant leurs parutions aux recalés dont ils ont les adresses : c’est un peu ironique et canaille tout ça, mais, n’est-ce pas ? l’argent avant tout !

C’est ainsi, mon bébé n’avait aucune chance, dès le départ il était voué à l’échec : Internet fourmille de témoignages de gens qui ont travaillé chez un éditeur et qui affirment que le service des manuscrits n’est chargé que de classer les paquets et d’envoyer automatiquement une réponse négative. Je les crois, ils n’ont pas tous des raisons de mentir, il ne peut pas s’agir toujours d’écrivains déçus et amers ou de mythomanes : d’ailleurs, les éditeurs eux-mêmes ne peuvent cacher fiscalement que leur service des manuscrits est composé de stagiaires inexpérimentés.

C’est ma faute, j’aurais dû y réfléchir, me mettre à leur place ; bien vrai, j’aurais dû y songer avant. Il n’y a pas même lieu d’en vouloir à qui que ce soit : c’est, comme j’ai dit – logique, rationnel et humain.

 

P.-S. : Les éditeurs évidemment prétendent bien autre chose sur Internet, aussi n’est-il pas étonnant qu’ils ne réussissent pas à accorder leurs violons étant donné qu’ils parlent d’un service des manuscrits qui n’existe à peu près que dans leur imagination ; par conséquent, ils inventent tout ce qu’ils racontent, et leurs versions diffèrent. Déjà, on trouve une disparité hilarante entre les articles dédiés à la presse, tout mitonnés de clichés sur la fameuse « découverte fébrile de la pépite », et les témoignages précis et mieux documentés destinés à un cercle plus confidentiel. Je fouille en vrac les sites – suis spécialiste de la recherche par mots-clés, sans mentir, j’y suis imbattable ! – et, sans rire, qu’est-ce que je m’amuse ! Là, https://www.franceculture.fr/emissions/revue-de-presse-culturelle-dantoine-guillot/ce-quil-advient-des-manuscrits on découvre que Paul Otchakosky-Laurens lit à lui tout seul 3000 manuscrits par an (trois mille), ce qui est énorme ! Mais ici, http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/livres/premiers-romans-ces-ecrivains-decouverts-au-courrier-31-08-2018-7869066.php surenchère : Lina Pinto de chez Albin Michel est capable d’en lire entre 7000 et 9000, avec ses seuls deux yeux, on suppose ! (calculer 230 jours de travail par an pour 8000 textes à raison de 7 heures de lecture par jour à en avoir les orbites crevées et le cerveau anéanti : 5 manuscrits par heure donc, à condition encore qu’elle ne dise ni n’écrive pas un seul mot là-dessus !). Là, http://www.lefigaro.fr/livres/2008/08/28/03005-20080828ARTFIG00365-les-coulisses-d-un-service-des-manuscrits-.php à demi-mot, l’éditrice admet être aidée d’une lectrice qui est elle-même aidée… par des stagiaires, mais jamais les mêmes (ça, c’est de la confiance !). Ici, https://www.lexpress.fr/culture/livre/comment-on-devient-lecteur_807785.html on apprend pourtant comme il est impossible de devenir lecteur pour une maison d’édition, métier ésotérique dont les moyens d’accès sont occultes au même titre environ qu’actrice principale dans une production Weinstein ou garde du corps pour Emmanuel Macron – on commence seulement à en savoir un peu plus là-dessus. Là, http://www.mariannegrosjean.com/2013/12/que-devient-votre-manuscrit-une-fois-envoye-a-un-editeur/ un savant dégénéré des calculs mentaux a démontré que sur les 100 publications de chez L’Age d’homme, 0,7% est un ouvrage arrivé par la poste : mais ça ne fait donc pas un livre entier ! Les rares lecteurs professionnels interrogés qui semblent sincères admettent, comme ici, https://www.inventoire.com/le-parcours-dun-manuscrit-dans-une-maison-dedition/ que les ouvrages qu’ils lisent sont déjà triés, qu’il ne s’agit pas du tout, en somme, de manuscrits envoyés par la Poste, et dans la plupart des cas les éditeurs, en parlant des « manuscrits », semblent masquer avec gêne qu’ils n’entendent par là que des textes présélectionnés. Bien des témoignages, à ce sujet, d’auteurs amateurs qui ont réussi à démontrer que leur manuscrit n’a pas été seulement ouvert. Là, quelqu’un montre qu’il faut s’être d’abord auto-édité avec succès pour attirer l’attention des éditeurs https://www.huffingtonpost.fr/chinda-lautier/conseils-editer-livre-maison-edition_a_22092844/ – tous les autres témoignages positifs, curieusement, sont anonymes : tant de gens curieux qui prétendent avoir été publiés sur un manuscrit envoyé par la Poste et qui n’en profitent pas pour se faire de la publicité : ah ! triomphe de la modestie, il faut les louer, certainement ! Enfin, le meilleur pour la fin, cette étude saisissante de master, kafkaïenne presque, où l’on comprend à chaque seconde, à défaut de l’étudiant lui-même – le pauvre ! –, que Le Seuil essaie de dissimuler l’activité du service des manuscrits… parce qu’il n’en a pas ! https://mastersociologie.hypotheses.org/3314

Je m’arrête là, avec votre permission, au terme d’une demi-heure à peine de recherches : c’est d’une drôlerie par trop déprimante, et il faut bien m’excuser.         

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Commentaires
H
Bien sûr : logique !<br /> <br /> Ton petit éditeur prétendra qu'il n'en a pas besoin : question de standing.
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V
Ce que tu dis est plus que logique évidemment.<br /> <br /> Si jamais un petit éditeur passe par là, j’suis volontaire, moi, pour lire les manuscrits. Le ferais avec soin!
Répondre
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