Entretiens avec des éditeurs
Si j’avais su, certes, je ne me serais pas obstiné à ces envois inutiles et dispendieux. Mais il me fallut faire mon apprentissage peu à peu et tout seul, et, d’un naturel bon, longtemps accessible à tous les bénéfices du doute, je ne cessai jamais de penser qu’il y avait peut-être un éditeur plus consciencieux que les autres, œuvrant davantage par vocation qu’entraîné par la pente ordinaire du gain facile, éthique en somme, artiste sinon esthète.
Je poursuivis, expédiant d’autres paquets à chaque nouvelle réponse et puis, sitôt une œuvre épuisée et largement dédaignée, en destinant d’autres récemment produites à des maisons de plus en plus petites et locales, bien qu’à force je décidasse de ne plus suivre scrupuleusement les consignes de présentation préconisée sur les sites, travaillant sans relâche à écrire et à tâcher de comprendre pourquoi, après tout, un lecteur professionnel serait incapable de tourner une page et de lire au verso d’une feuille ou incompétent à se faire une idée d’un texte rédigé sans interligne double avant d’en réclamer, éventuellement, une copie au format désiré.
Mes lettres d’accompagnement, je crois, marquaient une ironie de plus en plus patente, une immodestie de risque-tout sans illusion et, certainement, des plus agaçantes. Mais je me consolais en songeant qu’elles aussi n’étaient généralement pas lues.
Économies de misère, ces pages réduites ? Avarice de ma part ? Manque de générosité et de cœur ? Méritais-je, après tout, mon insuccès, puisqu’un éditeur ne sent-il pas, par quelque sens indécelable dont il a le secret presque en tant qu’espèce, le blasement de ses aspirants ?
Qu’on songe seulement au nombre de manuscrits imprimés et envoyés par la Poste :
Le Briquet d’Adam : 15 ; mes Norsmith : 19 ; La Délivrance de Malpenser : 9 ; Du Feu aux poudre : 5 ; De l’Éducation Nationale : 17 ; Saccage : 6. Ce qui fait 71 envois postaux (plus ceux que j’ai oubliés) où chaque feuille coûte et ne rapporte rien : tous refusés.
Et avec cela : courir après des réponses toujours pas arrivées au bout d’un an. S’entendre dire par des standardistes peu concernés que le manuscrit a bien été référencé sur quelque base, peut-être lu, mais peut-être pas, on ne peut pas savoir. Devoir rappeler plus tard et, alors, tout réexpliquer à zéro non sans déférence et à la même personne, comme celui qui quémande un travail ou un stage, avec à peu près la sollicitude et la compréhension d’un nègre du temps de la ségrégation raciale. Et puis procéder, de plus en plus, par e-mails, gratuits : je suppose qu’un éditeur doit voir au premier coup d’œil si ça l’intéresse ou non, quel que soit le format, et je ne cache plus, à la fin, cet aspect pratique : « Jetez un œil, écris-je à peu près dans mes courriels ; il est bien inutile, comme nous le savons tous, que j’envoie à des services des manuscrits qui n’existent pas. » Les éditeurs, quand vous vous adressez ainsi à eux, étonnamment semblent vous prendre au sérieux : vous avez la même réponse négative et polie, mais au bout de cinq ou six jours seulement.
Les six manuscrits des Norsmith que j’ai envoyés étaient assez fragiles ; qu’on imagine plus de deux kilos de pages rassemblés par une colle post-it : il suffisait à peu près d’ouvrir à n’importe quel endroit bien à plat sur une table et le manuscrit se défaisait, le collage ne résistant guère à la masse des feuilles tirées par la gravitation. Ces six manuscrits étaient, comme j’ai dit, constitués de deux paquets séparés, soit douze amas collés.
Eh bien, deux seulement parmi ces douze me sont revenus détachés par endroits (mais je ne sais plus d’où ils venaient) ; les autres : inaltérés – et je ne suppose pas que les éditeurs prendraient d’infinies précautions s’ils les lisaient vraiment.
À ce train, la patience s’use, tout vient à bout même des âmes les plus enthousiastes. Partout, uniquement des attitudes d’amateurs, on ignore de quoi vous parlez, ou bien vous n’êtes pas le seul à attendre, on répond cent fois par jour à des écrivains impatients comme vous dont les papiers traînent trois mois dans des armoires avant l’expédition de leur lettre de refus. Chez certains éditeurs, comme j’ai pu le comparer, le délai est exactement identique, au jour près : on stocke tel nombre de jours quelque part, et puis un secrétaire imprime votre adresse sur un refus-type. Toujours la même réponse idiote et insensée ; pas le moindre effort de présentation ou d’expression. Des fautes d’orthographe jusque dans votre adresse, ou bien on ne trouve plus votre texte, il faudrait le renvoyer. Vous en avez assez. Vous n’envoyez plus à la fin que par mails, et, ce faisant, vous voulez jouer un peu avec vos interlocuteurs : vous savez écrire, vous avez besoin de discuter, vous cherchez un peu d’humanité en somme !
J’avais même cru, je l’avoue, dans un moment d’écœurement, que mes Norsmith étaient trop littéraires pour ce monde d’imbéciles, trop ampoulé et stylisé, alors je l’ai réécrit comme on fait aujourd’hui, j’y ai tranché toutes les descriptions belles, tous les passages éloquents ; retirés aussi les personnages secondaires, tout ce qui faisait, selon moi, le sel littéraire et édifiant du livre : des heures de suppression, remplacer tous les verbes au passé pour les mettre au présent complaisant du jour, éviter les mots anciens ou de trop de syllabes, écrire enfin pour des abrutis ; et j’ai appelé ça Saccage, de rage et par défoulement, 270000 mots devenus moins de 150000.
J’ai expédié.
Rien. La même chose. Voilà : rien. Vous envoyez à des services qui n’existent pas : personne ne lit vos livres. Pas une lettre qui prouve que vos textes sont lus. Le peu de remarques personnalisées : hors-sujet. Le Dilettante me reproche un dialogue invraisemblable à telle page des Norsmith : je ne leur donne pas tort, mais ils n’y ont pas vu, faute d’avoir consulté les pages précédentes, que ce dialogue d’halluciné se produit dans un cauchemar. La version simplifiée du même texte rend chez eux cette autre critique personnalisée (je me souviens que j’en vois la citation d’abord dont je suis fier, avant d’en lire le commentaire, effaré) : « Votre style est à mille lieux (sic) de celui que nous défendons dans nos publications… Nous sommes au 21ème siècle… Le lecteur n’a plus envie de lire des phrases de ce genre : “Il faut parler de ces nuits affreuses, effroyables, terribles. Nuits de solitude et nuits d’épouvante, nuits de hantise interminables et qui prolongent la mort en une agonie funeste ! Nuits d’horreur ! Les longues pensées de deuil où l’on doute dans une maison morne, isolée, trop vaste, mal occupée…” On se croirait dans un roman feuilleton du 19ème siècle. » Bon sang ! je continue de trouver ce passage admirable, moi ! Et puis j’aime précisément la littérature du XIXème siècle tant décriée par Le Dilettante – suis-je donc le dernier ? Il leur faudrait donc du moins bien écrit que ma version pâle !
Pour mon Éducation Nationale, essai d’un ton entièrement neuf sur les problèmes systémiques de la philosophie scolaire en France, plusieurs éditeurs déclarent que ce texte n’est pas assez original. On vous fait des reproches stéréotypés qui n’ont pas l’air de s’adresser à vous ; c’est à s’interroger si l’on ne vous a pas confondu avec quelqu’un d’autre.
Un jour, de l’Olivier, je reçois au sujet des Norsmith une lettre-type où mon adresse comporte une erreur et où le titre même de mon œuvre est mal orthographié à plusieurs endroits. C’est assez. Ce mépris m’insupporte à la fin. Je réponds par mail, avec plus d’amusement que d’amertume :
Madame, Monsieur,
J'ai pour habitude de ne point me courroucer des lettres de refus d'éditeurs : dans leur style habituellement informel et plat, elles ne servent qu'à donner une indication brève et toujours décevante.
Cependant, pour la faire, il ne suffit ordinairement à un employé de bureau qu'à remplir l'adresse de l'auteur et le nom de son manuscrit sans faute, c'est-à-dire en la recopiant à partir du document original qui lui a été fourni, ce dont est capable à peu près un demi-singe ou un hydrocéphale.
Or, suis forcé de constater que votre employé de bureau ne vaut pas l'un des deux : dans votre lettre j'habite désormais *** et non plus ***, et mon texte, autrefois baptisé la Fortune des Norsmith, est devenu La fortune de Nasmuth (sans majuscule, notez bien).
Soucieux que votre maison n'abrite point trop d'imbéciles illettrés nuisant à sa réputation, et attentif à n'être point traité comme un pauvre animal, je vous prie de procéder rapidement aux mesures qui s'imposent pour empêcher votre énergumène de sévir encore dans un cercle de gens instruits. Ainsi, par mon action à défaut de par mon roman, aurais-je eu tout de même le plaisir d'avoir contribué à l'amélioration du système éditorial français.
Je vous souhaite etc... les meilleurs. (sic)
Or, on paraît plus attentif, dans cette maison, à répondre aux courriels qu’à formuler des arguments à des auteurs apprentifs, puisque le mail envoyé le 5 juin reçoit par courrier cette réponse datée du 10 juin (tandis que j’ai espéré un mois et demi leur refus au manuscrit) :
Avec cela, ma lettre d’accompagnement manuscrite, ainsi que le passage incriminé, dont le titre difficilement lisible, je dois le reconnaître, est surligné ostensiblement en fluo.
Bien. Nous badinons. C’est déjà de la communication. Je reprends mon clavier :
Madame Roussel,
Je réponds à votre honorée du 10 dès le soir de sa réception,
Je ne suis point courroucé comme vous paraissez le croire, en revanche vous semblez contrariée, car c'est à coup sûr de mauvaise fois (sic) que vous prétendez avoir lu *** au lieu de ***, et *** au lieu de ***, ce que vous ne démentez point et prouvez parfaitement à l'aide des documents que vous m'avez fournis. Quant au mot Norsmith, il est vrai qu'il était peu lisible : c'est pourquoi j'avais joint, comme toujours, l'ensemble de ces références tapées en page un de mon manuscrit.
Pourquoi ne vous a-t-on pas transmis ce document tapé au lieu d'une lettre manuscrite, souvent plus difficile à lire ? Est-ce ainsi que l'on procède à l'Olivier ? Comme c'est incommode pour vous... J'ose espérer par ailleurs que vous n'êtes pas chargée de lire uniquement les lettres d'accompagnement et d'adresser les textes à un autre service : les auteurs croient toujours que leurs lettres sont lues par le comité de lecture, et ils l'adressent en ce sens et non à un chargé de correspondance. Quelle trahison autrement.
Quant au reste de votre correspondance, tâchez d'être bonne joueuse et de ne point prendre la mouche. N'ayez point, je vous prie, l'air de dire qu'il est dommageable qu'un auteur soit intransigeant : c'est une bêtise évidente et qui ne sert de rien dans cette situation. Au surplus, ne paraissez point signifier qu'il faut que j'apprenne à écrire clairement : faudra-t-il que je réponde négligemment qu'il faut que vous soyez capable, vous, de LIRE clairement ?
Enfin, pourquoi perdre tant de temps et d'argent à m'envoyer une lettre écrite à la main pour me dire ce que chacun devine : que vous vous êtes trompée, que vous n'avez point pris la peine, dans le doute où vous a laissé mon écriture louche, de vérifier le titre du texte sur le manuscrit lui-même ? Un simple mail eût suffi : à quoi servent les autres pages ? Ah, prodige de l'orgueil humain : un auteur réclame d'être un peu considéré, et le voilà davantage méprisé ! Songez, si vous voulez, comme il est déjà difficile à un écrivain d'obtenir une réponse d'un éditeur avant trois mois. Lorsque cette réponse n'a de personnel qu'une adresse et qu'un titre, il a bien le droit, n'est-ce pas, de réclamer qu'on les lui écrive sans faute.
Vous renouvelant l'assurance de ma sérénité (et non de mon courroux : quoi ? y a-t-il quelque chose qui vaille qu'on se fâche en ce si triste monde ?), je vous prie de croire, etc.
PS : Suis un peu surpris que la personne chargée des mails soit la même que celle chargée des lettres de refus. J'avais cru deux services différents : naïveté de ma part.
Je ne recevrais pas de réponse à cette philippique. Mais je suis comblé tout de même, j’ai enfin réussi à parler à quelqu’un d’une maison d’édition !
J’aurais encore, bien des années plus tard, une conversation d’anthologie avec Hubert Tonka des éditions Sens et Tonka (c’est lui-même, comble d’honneurs !). Cette fois, tout se fait par mail. Un jour que je suis justement en train de relancer des éditeurs qui n’ont même plus la munificence de condescendre à l’envoi d’une réponse, je reçois :
Bonjour,
Comme convenu, trouvez notre réponse.
Suite à nos lectures, nous ne donnons pas suite à votre proposition de publication de votre texte.
En vous souhaitant bonne chance.
Cordialement.
Hubert Tonka
C’est pour mon Feu aux poudres, cela ! C’en est trop : c’est si laid ! Je réponds sur-le-champ (de bataille !) :
Bien reçu.
Réponse déplaisante, et sèche... (ce bonne chance : hypocrite)
Le texte était pourtant d'une dureté édifiante.
Bah, les hommes sont ainsi : des textes longs... mais mauvais. Un durable ennui. Un calvaire de médiocrité. C'est assez. J'étouffe.
Recevez, comme les autres, etc.
War
Et l’entretien commence alors, ne s’arrête plus ; ça devient tout à fait puéril, j’en conviens, mais c’est déjà quelque chose comme une conversation : un auteur n’a-t-il pas droit à un peu de considération et d’amour-propre ?
Je n’ai pas à expliquer.
Prenez l’hypocrisie si cela vous chante.
Il y a des éditeurs susceptibles.
Les mobilisez-vous me gonfle, et le peuple infâme se fiche du mépris dont vous le couvrez par une superbe.
Lu deux fois pour être certain de ne pas me tromper, une fois de trop.
Non, votre texte court n’est pas bon, il est des textes longs excellent.
Allez un peu d’humour plutôt que des prêches.
Comme ce fut dit : rompons là !
Tonka
P.-S. Évitez, la prochaine fois de soumettre à l’idiotie du médiocre.
Pourquoi l’avoir lu deux fois si d’évidence le texte n’est pas bon ? Ah ! le plaisir que certains prennent à vous blesser ! À mon tour :
Souffrez, monseigneur, que j'aie le dernier mot. Ce sera pour changer un peu vos habitudes, Editeur.
Le peuple infâme ne se fiche pas de son mépris : il le ressent tant vis-à-vis de lui-même qu'il désire enfin se conduire. Et ne voyez-vous pas, par exemple, les Nuits Debout où il se cherche une direction ?
Je ne prêche pas, mais je dis le vrai. S'il faut de la dureté généreuse pour assumer et prononcer le mépris, il faut une conscience humble et éveillée pour vouloir en sortir.
Ce texte est toujours excellent, mais l'éditeur ne l'a pas vu ; il vaut ni plus ni moins que les hommes. Peu importe. Je vous assure que je ne vous en veux pas, en dépit de vos deux lectures qui auraient dû suffire. J'ai bien plus le cœur à en rire qu'à m'en affliger.
Vous n'aimez guère, cependant, les réponses sèches à vos froids refus... et vous prenez la mouche, Editeur !
Brisons-là, comme vous dîtes.
PS : comment aurais-je su par avance que vous étiez "médiocre" ?
War
Lui (ça fait dans le lapidaire sibyllin à présent) :
Par ceci : éditeur.
Salud !
Moi (je mets une minute à tâcher de comprendre. Le « Salud » m’est resté une énigme ; si vous savez, vous... N’importe !) :
J'y suis : vous sous-entendez que je suppose tous les éditeurs médiocres !
C'est méjuger assez furieusement.
Salud (bis)
War
Voilà pour cet entretien magnifique.
Je dois signaler que j’aurais, sur ce texte, une longue critique manuscrite d’un M. Bellec du Passager Clandestin qui jugera en gros le texte superbe mais trop inquiétant sinon dangereux ; un autre de mes essais recevra aussi une réponse plus brève mais aimable, quoique encore négative, d’Aux Forges de Vulcain. J’y répondrais toujours avec amabilité, sans ironie, comme il se doit, preuve que je ne suis pas tant un forcené qu’on peut le croire. Tous les autres manuscrits expédiés par courrier ou par mail, soit plus de deux cents en tout, ne seront sanctionnés que d’un courrier-type, ou de pas de courrier du tout.