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Henry War
3 janvier 2019

Ma femme, l'écriture et moi

Ma femme déteste me savoir écrire. Je la comprends : l’écriture se met perpétuellement entre elle et moi (d’où l’extraordinairement ingénieuse appellation de ce post ! Hum…). Je sais bien que, tant que l’écriture ne rapportera rien, cette occupation restera un sujet de litige entre nous : a priori, ça s’apparente fort à du temps perdu, n’est-ce pas ? Et aussi à une dépense d’argent au détriment du foyer ; ça ressemble beaucoup, en somme, à de l’oisiveté et à de la gueule (« C’est que moi, je suis artiste, Monsieur ! »).

Il est pourtant probable, si on y pense, que ce conflit trouverait naturellement une solution si mon épouse aimait ce que j’écris !

Mais elle n’aime pas, juge ampoulés ma manière et mon style, trop compliquées mes intrigues, absolument anachronique et pas rentable cette activité. Elle n’a presque rien lu de ce que j’ai produit si ce n’est, en particulier, mon premier recueil publié ; elle n’a pas détesté, je crois, mais l’œuvre se situant tout à fait aux antipodes de ses préférences génériques, elle n’a formulé qu’un avis formel où, ayant goûté certaines des constructions narratives, elle a surtout déploré l’absence d’explications de la cause fantastique.

Elle a pourtant un jugement très sain, d’un certain point de vue : elle aime « voyager » par les livres, comme tout le monde (je veux dire : comme le peu de gens qui lisent encore vraiment) – mais, pauvre de moi ! c’est exactement ce dont je me moque : comme mon inactualité doit lui sembler désespérante ! je la plains, pauvre femme ! La vérité, c’est que je ne lis pas non plus ce qu’elle me conseille de lire et que, lorsque ça arrive, je ne puis m’empêcher d’être très critique et dur au détriment de sa sensibilité. Je m’estime avec orgueil spécialiste alors, j’ai sans nul doute une hauteur très pénible à entendre, et j’ai beau atténuer après coup mes discours, on y devine toujours malgré moi de la condescendance : quelle exaspération ! j’ai l’air de détester par principe, sale snob ! Et quand je m’arrange pour ne pas en parler, quand j’acquiesce simplement, c’est encore pire : j’ai l’air de mépriser ses goûts, et elle a l’intelligence remarquable, cette femme, de s’en apercevoir ! Ainsi préférons-nous nous chamailler régulièrement sur de la littérature plutôt que d’en rester à un statu quo de non-agression ; c’est aussi là le privilège du couple : nous nous fréquentons quotidiennement, il est donc inévitable que nous cherchions mutuellement à nous influencer – quitte à nous reprocher nos entêtements !

Cet article m’offre l’occasion inespérée de parler du rôle de la famille pour un écrivain même amateur. Voici en substance ce que j’ai à en dire – soyez très attentif, je vous prie – : partout où un auteur a besoin de conseils dépassionnés, d’avis neutres et sincères, d’un regard tout entier porté sur la qualité et les défauts de l’ouvrage à l’exclusion de lui-même, je lui recommande formellement de… fermer à tout jamais sa grande bouche bavarde auprès de son entourage ! Je n’ignore pourtant pas que dans les premiers temps la tentation est forte de demander des critiques : on s’attend, il est vrai, à quelque bienveillance encourageante à leur contact, foyer, parents et même amis ne pouvant logiquement qu’accompagner avec tendresse et compréhension vos tendances irrépressibles et intimes ; ne sont-ils pas moralement supposés regarder avec indulgence tout ce que vous faites, et vous excuser de vos maladresses, et vous pousser à l’accomplissement de vos désirs ?...

Mouais, on entend bien déjà que pour ce qui est de l’objectivité, il n’est pas fort question d’en obtenir d’eux. Vous n’en voulez guère, du reste ; vous voulez de la complaisance, vous voulez des encouragements. À ce prix, n’auriez-vous pas mieux fait de les prévenir d’emblée : « Dis-moi ce que je veux entendre, et tais-toi à peu près sur le reste ! » Oui, mais en telle circonstance, pourquoi feindre que leurs avis sincères vous intéressent ? Ne mentez pas : vous souhaiteriez qu’ils soient sincères… surtout s’ils aimaient ce que vous écrivez ! Mais comment savoir ? Car enfin, ce qu’ils vous diront, ne savent-ils pas que c’est précisément ce qu’ils sont censés vous dire ? On prétend toujours être francs en pareille situation… et on ne l’est jamais (tout à fait) ! Rien que les précautions oratoires qu’on prend pour formuler alors une critique quand on sait que son interlocuteur risque d’en pâtir abîment largement l’impact et la réalité du message qu’on veut passer : l’avis de l’amateur, formulé comme un amateur, ne sert à rien s’il n’est pas uniment enthousiaste ; l’auteur n’en tire qu’un bémol insaisissable et probablement discutable.

Et puis, songez-y : partout où vous demandez des avis, en particulier à vos proches, vous vous imposez ; a-t-on déjà vu un frère pour rétorquer : « Non, je n’ai pas le temps ; je déteste lire et ton ouvrage m’importune ! » ; non, vous l’obligez à vous répondre selon tous les codes de la sociabilité fraternelle : « Bien sûr, avec plaisir ! Mais tu sais, je ne lis pas vite, laisse-moi donc pendre mon temps… » ; et cet exercice devient une charge, un fardeau, un pensum pour lui, un devoir fastidieux qu’il remet sans cesse et au bout duquel, peut-être, n’ayant rien entendu de votre travail, il se contentera d’un : « Très intéressant ! J’ai beaucoup aimé ! »

Épargnez donc aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît, et gardez à l’esprit que les gens, fussent vos proches, ne sont pas francs, ne peuvent pas l’être, auraient tout à fait l’air de goujats s’ils vous répondaient comme moi à ma femme quand elle me propose un livre : « Non, je sens que le sujet va m’emmerder. Mes excuses, mais rien que de m’imaginer l’effort, j’en suis tout nerveux et contrarié ! » Non, c’est toujours : « Mais bien volontiers, puisque c’est pour te rendre service ! »

Et puis, entendez bien cela : votre demande ne peut susciter à peu près que de l’incompréhension. « Tiens, qu’est-ce que c’est que cela ? Il veut que je le lise : pourquoi moi, qu’attend-il de mon avis ? Est-ce que je m’y connais, moi, en littérature ? C’est flatteur, mais aussi, je sens que je n’ai pas intérêt à échouer, il faut exactement que je réponde non ce qu’il attend, mais à la manière qu’il attend ; aussi, quel est le rôle qu’il me suppose donc, et comment me valoriser en le critiquant ? » Ou encore : « Eh bien, moi qui ne cautionne déjà pas qu’il écrive – c’est vrai, tout ce temps passé à ne rien foutre ! est-ce qu’il ne néglige pas depuis trop longtemps ses devoirs familiaux ? –, me voilà obligé d’y apporter ma part ; j’en suis tout bloqué d’aigreur ; que ce soit bien ou nul n’y change rien attendu que c’est tout à fait une occupation incompréhensible pour moi que de s’enfermer des heures dans son bureau au détriment par exemple de toute activité affectueuse ou rémunératrice à laquelle il pourrait contribuer pour venir en aide aux siens ! » Ou bien : « Qu’est-ce que c’est que cela : écrivain ? Je n’entends rien à cette idée, c’est pour moi une vocation de fou, un étalage même un peu indécent : est-ce que je lui donne à observer mes excréments après avoir fait ? est-ce que je lui fais boire de mon sang après m’être joliment scarifié ? Ce partage est malsain, et il faudrait au surplus que je développe un argumentaire sur ce que ça sent et le goût que ça a ? Peuh ! C’est presque une débauche tant c’est impudique : ça pue l’étalage, c’est tout à fait comme une exposition de sexualité, en somme ! » Ou enfin : « Que veut-il que je voie donc puisque c’est à moi qu’il remet ses entrailles, à moi en particulier ? Est-ce pour me témoigner quelque chose ? Est-ce que je dois ressentir un sous-entendu, identifier un implicite, une déclaration, que sais-je ? Est-ce qu’il me regardera en coin d’un œil trop attentif quand je lui ferai le bilan ? Que veut-il que je lui devine ? Est-ce même que son ouvrage traduit quelque chose sur lui ? Est-ce que je le comprendrai mieux d’avoir lu son livre ? Est-ce ce qu’il suppose, que je vais deviner son message ? Mais aussi, si je cherche à l’augurer ou à le circonscrire à travers son œuvre, est-ce que je n’aurais pas jugé lui plutôt que son œuvre ? Est-ce que je n’aurai pas, en fin de compte, déformé toute ma lecture au prisme de ce que je sais – ou crois savoir – de son auteur, fils, frère ou ami ? »

Empêchez-vous ! – voici mon conseil ; retenez vos épanchements puérils : vous n’aurez rien que vous souhaitez, vous ne serez bon qu’à susciter inquiétude, stress et une empathie douteuse du point de vue des faits et de l’art – sans compter que vous ne gagnerez qu’une bouillie dont vous ne démêlerez rien, dont vous ne pourrez rien faire. Non : envoyez-moi plutôt un extrait que je prendrai, si nécessaire, un grand plaisir véridique à démolir ou encenser, et n’allez pas chercher à vous répandre dans un cercle intime de gens que vous côtoyez et qui seront forcés d’en tenir compte à chaque fois qu’ils vous parleront : tous ces gens sont prévenus pour ou contre vous d’une façon ou d’une autre, et ils ne vous rendront que des préjugés. Mais préparez-vous à demeurer seul, sans influence, et à gagner le recul suffisant pour estimer vos propres écrits avec l’objectivité du lecteur que vous êtes. La seule critique qui apporte quelque chose à un auteur, c’est celle qu’il est en mesure de se faire à lui-même, c’est-à-dire celle qu’il est en mesure d’accepter : il y faut pour cela un respect immense qui ne se gagne que par la connaissance et l’admiration d’un individu. Or, qui donc connaissez-vous assez bien, et avec assez d’admiration, autre que vous-même ? Personne, répondez-vous, pas même vous-même ? Cessez d’écrire, alors, puisque vous n’aimeriez pas vous-même ce que vous écrivez.

C’est ainsi que j’ai persévéré, en-dehors de l’approbation de ma femme et bien souvent contre elle – est-il insensé, après avoir écrit pendant des milliers d’heures, et lu, et analysé tant d’ouvrages, que j’estime que sur l’art d’écrire j’en sais suffisamment plus qu’elle pour ne pas avoir à lui implorer des recommandations et des sympathies ? Ce n’est d’ailleurs pas beaucoup de quoi passer pour un salaud : pour tout ce qui touche à son travail, par exemple, je me résigne : j’y serais nul et je n’ambitionne aucunement de rivaliser avec elle ni même de lui donner plus que des conseils marginaux là où elle voudrait que je l’assistasse en théorie. Eh bien, j’écris et lis mieux qu’elle, à ce qu’il me semble – et nos tempéraments diffèrent tant que nous ne saurions accorder rien que nos horizons d’attente en matière de littérature.

Et c’est pourquoi je fuis – physiquement – quand je vais écrire, c’est ainsi que le plus souvent je parais abuser d’une permission imméritée en me glissant au bureau, que je me retiens même de déclarer mes intentions d’écrire. De son côté, tout le temps que j’y passe, ou plus exactement tout le temps où elle est présente et où elle a l’occasion de sentir que j’y suis – suscite une exaspération et une jalousie progressives qui m’attribuent par dépit le rôle d’un enfant irresponsable : je redescends après avec l’impression confuse et légèrement coupable d’avoir passé mon temps à jouer à des jeux vidéo, et elle m’accueille avec ce ton impatienté de mère qui morigène un gosse indécrottable. Je le vois à son visage, souvent : elle fulmine, la bouche dure, infiniment sévère et déçue ; voici un mari qui ne fait encore rien, qui s’amuse, qui passe son temps sur Wattpad à discuter avec des amis – elle ignore que je n’y passe qu’une fraction infime de mon temps, et que ce temps contribue effectivement à l’amélioration de ma prose, attendu que je n’y écris rien qui ne soit extrêmement soigné ! Bon sang ! se dit-elle, moi qui travaille toujours, et lui qui musarde quand la nourriture n’est pas prête (elle ne craint pas de dire cela devant mes filles qui, à force de l’entendre, ne cessent de m’en faire la remarque : « De toute façon, papa, tu es toujours sur l’ordi ! ») ; et moi, repentant quelque peu car je n’ignore rien de mon anomalie – Quel père fait cela ? Quel adulte responsable va s’enfermer plusieurs heures par jour pour rédiger des critiques de livres, des introspections philosophiques ou des récits de fiction en vers ou en prose pour rien ? Quelle mère et quelle épouse est même supposée s’y attendre ? –, je tâche à rattraper piteusement le retard de mon absence, à me reconnecter au monde avec le plus de célérité et d’à-propos possible, à être sincèrement le plus drôle et obligeant comme pour me faire pardonner une faute et une négligence, mais son regard inflexible pèse et m’écrase toujours de son accusation sensible et publique : « Irresponsable ! Gamin ! Quel nul ! »

C’est ainsi que, dénigré à tout ce que je fais de littéraire, j’ai acquis par pur pragmatisme la capacité d’écrire à toute vitesse, fût-ce dix minutes entre deux activités, de me replonger immédiatement dans une intrigue et d’en produire rien qu’un paragraphe supplémentaire à un moment qui ne nuira à personne – exercice intellectuel des plus stimulants, je dois dire, mais d’une grande exigence, épuisant à plus d’un titre – ou bien de rédiger ou de lire baigné dans de la musique de mes filles ou de répondre à ma femme tout pendant que j’écris ou lis (attendu que ces activités lui paraissent tout à fait négligeables compte tenu de ce qu’un père normal est censé faire), exercices où il est d’une grande importance de pouvoir séparer son esprit et, pour y exceller plus que par illusion, de conserver les informations des deux individus séparés sans défaillance.

…Il est l’heure. Ma femme est remontée et la sieste de la petite est terminée. Je relirai tout ça bientôt : ce soir peut-être, quand les filles regarderont la télévision, dans leur permission de 18 à 19h.

Il faut « vivre », à ce qu’il paraît.

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