Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
24 janvier 2019

Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, Paul Deussen, 1901

Souvenirs sur Nietzsche DeussenVoilà enfin un ouvrage éloquent et farouche sur Nietzsche : rarement deux livres portant un même titre auront été, je crois, si dissemblables (voir mon article critique précédent) ! Ce qu’on apprend ici sur le philosophe de génie est bien plus substantiel que cette mêlasse indigeste et fade sécrétée par Overbeck (qui, soit dit entre parenthèses, ne paraît pas avoir été si nécessaire à Nietzsche : dans ce livre, il n’est cité qu’une seule fois !) !

Deussen est d’un style direct et brave, et, même peu après la mort de son ami, il n’a pas craint de dire plusieurs fois son fait sur les injustices que celui-ci lui a fait subir. Il raconte leur rencontre « romantique » au collège de Pforta, établissement de haute éducation classique où une émulation entre étudiants – et pour tout dire une certaine forme de snobisme intellectuel – les poussa l’un à l’autre dans une amitié à la fois virile, spirituelle et fondée de défis linguistiques et culturels. On y découvre un Nietzsche condescendant et dur, calamiteux pour tout ce qui a trait au corps – mauvais gymnaste, embonpoint, myopie, désintérêt général pour les femmes –, d’une rectitude intransigeante et avide, dans un premier temps de sa vie, de reconnaissance d’apparat et de succès d’estime. Il m’importe peu, à moi admirateur du penseur, que celui-ci ne soit pas épargné – mieux : il m’importe par-dessus tout qu’il ne soit pas épargné !

Les lettres de Nietzsche que contient cet opus sont d’une rare éloquence quant au tempérament à la fois affectueux, hautain et imprévisible du philosophe (les quelques fac-simile sont instructifs à ceux qui désireraient reconnaître l’écriture même de Nietzsche) : on y devine, ainsi qu’une franchise désarmante et presque violente, une empathie mêlée de bonne volonté et d’épate, un désir de diriger fermement ses proches, et un goût enragé pour les sciences universitaires fort éloignées des conjectures ordinaires, esprit grouillant d’à-propos et de références pointilleuses. Mieux encore, la succession des lettres par ordre chronologique permet d’apprécier les changements sensibles dans le tour de son esprit, et en particulier, à ce qu’il m’a semblé, la façon dont son style assez académique aux commencements se caractérise peu à peu par des marques d’audace de plus en plus éclatantes, aussi bien sous la forme d’assertions péremptoires que de réflexions lumineuses et impromptues – révélant toute la différence entre ses premiers essais comme La Naissance de la Tragédie empreint de fioritures, d’élaborations sophistiquées notamment lexicales et d’orthodoxie universitaire formelle et pédante, à Ecce Homo où la sincérité outrancière et sans ambages atteint les sommets d’un art direct et jamais égalé de l’égo pleinement dévoilé et sans scrupule.

On perçoit, au surplus, la passion d’un homme, non tant pour une œuvre et des idées que ces Souvenirs ne permettent pas véritablement de relayer, que pour la philologie, science que j’ignore et qui sembla en soi une détermination et un but parfaitement assumés pour Nietzsche, légitimes et transcendantaux – il tâcha d’ailleurs sans cesse d’y convertir Deussen qui finit plus ou moins par y succomber, si j’ai bien compris.

Deussen y relate enfin, mais sans aucun des détails scabreux par lesquels son premier éditeur tâcha de susciter l’intérêt morbide des foules, la façon étonnante dont Nietzsche choisit de finir sa vie en ermite, ainsi que divers symptômes de sa démence abrutissante qui le rendit incapable d’user de sa mémoire pendant plus de dix ans, en particulier touchant aux choses récentes et aux théories philosophiques utiles à la compréhension de son œuvre – ceci, sans hypocrisie ni feinte, façon la plus efficace de rendre hommage à la lucidité passée d’un grand homme et d’un ami sincère.

Ce n’est qu’en dernier lieu, dans une sorte de postface, que Deussen tâche à synthétiser vainement une pensée qui, au fond, le choque tant qu’il s’efforce de la tordre de manière à lui faire dire l’inverse de sa signification : Nietzsche serait, en vérité, tout moral et il aurait cru intrinsèquement en les vertus de l’abnégation et de la contention de soi ! Cette tentative de plier un précepte à ses propres désirs est sans doute ce qui démontre le plus que Deussen n’était pas et ne fut jamais un philologue au sens où je crois l’entendre, je veux dire, en quelque sorte, un psychologue des auteurs, un interprète de l’intériorité des artistes. N’importe, c’est assez qu’il ait écrit un livre efficace et éloquent sans se laisser submerger de compliments serviles : c’est un legs honorable – et le sens de l’honneur suggère-t-il à lui seul qu’on ait jamais compris qui ou quoi que ce soit ?

 

À suivre : Venus Erotica, Nin.

 

P.-S. : Dans ma recherche de bons livres, je tombe parfois sur des éditeurs plus « rares », comme ici Le Promeneur, ainsi que sur des livres déjà vieux, celui-ci imprimé en 2001. La profession de foi de cette collection « Le Cabinet des lettrés » vaut qu’on s’y arrête ; je la recopie telle qu’elle figure en fin d’ouvrage :

« Ceux qui aiment ardemment les livres constituent sans qu’ils le sachent une société secrète. Le plaisir de la lecture, la curiosité de tout et une médisance sans âge les rassemblent.

Leurs choix ne correspondent jamais à ceux des marchands, des professeurs ni des académies. Ils ne respectent pas le goût des autres et vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnées, les zones d’ombre.

Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves. Ils s’entrelisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leur bibliothèque tandis que la classe des guerriers s’entretue avec fracas et que celle des marchands s’entre-dévore en criant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs. »       

C’est assez bien trouvé, cela, quoique certes un peu emphatique.

 

***

 

« Au printemps 1869, j’ai failli perdre mon ami pour toujours. Je passais alors toute une année dans la maison de mes parents à la campagne, coupé du confort urbain et du contact de mes contemporains, occupé à terminer ma dissertation de doctorat après un long et pénible travail et à préparer l’examen oral ; j’étais nerveux, surmené, d’humeur sombre. C’est alors que j’eus la surprise d’une lettre de Nietzsche dans laquelle il m’apprenait qu’il avait été nommé professeur à l’université de Bâle, sans avoir fait d’abord son doctorat. Je lui présentai aussitôt mes meilleurs vœux mais, avec ma sincérité habituelle, je ne pus m’abstenir de parler aussi de moi ni de faire un parallèle entre son brillant succès et ma situation accablante, où assurément un peu d’envie a pu percer. Mais qui saura décrire mon étonnement, et même mon horreur, lorsque par retour du courrier je reçus comme réponse de Nietzsche une carte de visite avec les mots suivants : « Cher ami, si ce ne sont pas des dérangements accidentels de ton cerveau qui sont responsables de ta dernière lettre, je dois te prier de considérer désormais nos relations comme terminées. F. N. » Ces mots allumèrent un feu infernal dans mon âme. À cette époque où Schopenhauer ne m’avait pas encore rendu libre, j’étais encore trop prisonnier des notions d’honneur et d’autres du même genre pour ne pas me dire aussitôt qu’un refus aussi explicite devait également entraîner de ma part un abandon de toute relation future. Mais mon esprit ne pouvait pas se faire à l’idée de perdre un tel ami. J’avais grande envie d’écrire à Nietzsche et de lui demander comment donc il avait pu si mal comprendre ma lettre. En réponse Nietzsche m’envoya trois écrits : 1. La lettre incriminée. 2. Un commentaire de celle-ci qui la tenait pour un mélange d’envie, d’esprit borné et de fierté paysanne, et enfin, comme exemple de ce que l’on devrait faire, une lettre d’Erwin Rohde, qui s’extasiait à n’en plus finir d’avoir pour ami un vrai professeur, et qui plus est si jeune et si aimable. Je ne peux pas dire que j’ai eu particulièrement honte de ma lettre qui, de toute façon, était l’expression sincère de mon état d’esprit ; dans ma réponse je remerciai Nietzsche de son état d’esprit conciliant sans vouloir raviver l’affaire et j’en tirai une leçon pour l’avenir. Je comprenais à présent les mots que Nietzsche m’écrivit un jour : « Sérieusement, cher ami, je dois te prier, quand tu parles de moi, de t’exprimer avec un peu plus de respect. » Nietzsche ne se montrait d’ailleurs pas inconciliable, comme l’atteste la lettre suivante, écrite immédiatement avant son départ pour Bâle, à Pâques, en 1869 :

Cher ami,

Ne prenons pas les choses trop au tragique ; non, ce me semble, il n’y a pas lieu de le faire. Mais, de toute façon, dans ton cas il arrive que le vieil Euripide ait raison : « La plume écrit et le cœur de Deussen n’en sait rien. » Car cette incorrigible petite plume a le goût des grandes phrases ; par vanité elle veut dire du cœur plus qu’elle n’en sait, plus que ce dont elle peut être responsable. C’est évidemment une plume d’oie ; à ta place, je la taillerais fortement, ou je la jetterais tout à fait et je m’habituerais à une autre. Sapienti sat. » (pages 100 à 103)

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité