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Henry War
2 février 2019

Vénus Erotica, Anaïs Nin, 1969

          

Vénus Erotica

Vénus Erotica est difficile à juger, car c’est un ouvrage qui expose d’emblée ses alibis et ses faiblesses. Anaïs Nin rapporte qu’il fut écrit à la demande d’un mécène anonyme et à une époque où cet argent lui était nécessaire, et que ce commanditaire lui intima d’écrire des récits érotiques payés tant la page, avec pour consigne explicite de ne pas insister sur les symboles et la psychologie, autrement dit d’expurger le plus possible l’érotisme sensuel du sexe visuel et matériel qu’il réclamait premièrement.

(Entre parenthèses, prononcer : « Nine », comme pour « Nina », et non pas : « Nain » comme j’ai eu la naïveté de le faire auprès de Franck, mon libraire, qui en a profité sadiquement pour se gausser. Cet homme, soit dit en passant, a une façon insupportable de me moquer chaque fois qu’il en trouve l’occasion, et toutes mes remarques sur l’extrême combustibilité de son échoppe ainsi que sur l’immense avantage des commandes sur Amazon ne parviennent pas à le sortir de ce mode sardonique où j’ai dû malencontreusement le placer – c’est pourtant un être parfaitement obséquieux avec le reste de sa clientèle, je n’y comprends donc rien ! Il est à présent plus bloqué qu’une machine, et comme je n’ai pas accès à son programme, j’y suis verrouillé pour longtemps ; n’importe ! Tout ceci pour vous épargner ce mal au cas où il existerait deux exemplaires d’un pareil Franck : prononcer donc « Nine », puisque c’était une Américaine !)

Je n’ai aucune pitié, comme on sait, pour les auteurs qui font dans l’alimentaire : c’est toujours une faute, pour moi, de ne pas, en art, rendre son maximum, de perdre son temps en excuses, de se compromettre à quelque médiocrité. Je pourrais bien, lorsqu’un écrivain se plaint de ses « obligations » et rend un effort moindre, ne plus jamais le lire, résolument et par pure vengeance – ça m’arrive même souvent. Au prix de cette « commande », Anaïs Nin explique en préambule que son érotisme ici manque de profondeur. Cette retenue imposée dont elle aurait souffert serait cause que le livre ne la satisfaisait pas entièrement quant aux développements intérieurs de ses personnages, sans parler d’une certaine précipitation de style et d’intrigue dont elle ne parle pas encore. Ces défauts incontestables constituent certainement l’essentiel de l’explication du grand succès que le livre rencontra à sa sortie : c’est qu’il faut aux gens beaucoup de superficialité mêlée comme par maladresse de subliminales vérités intimes – ces vérités consistant en tout ce que Nin n’a pu retenir malgré les consignes qu’on lui avait imposées – pour leur agréer. Nul hier ni aujourd’hui n’accepte à cru l’érotisme pur, le fantasme véridique, l’élaboration des pensées foncières liées au corps, la narration des tourments psychologiques et physiques nés de la satisfaction ou de la frustration des désirs. Nos écrivains les plus fameux ont tous de ce vice : Sade est bardé d’excès superficiels pour la galerie ; Lawrence n’a cessé d’importuner et d’atermoyer avec ses représentations imagées de toisons pubiennes traversées de miraculeux rayons de soleil d’août ; Nabokov a contourné lâchement son sujet en proposant une pédophilie qui prenait pour sujet une fille provocante et mature dont les pratiques et pensées sexuelles sont à peine évoquées. Vraiment, l’érotisme ne paye que pour les auteurs incomplets, pudiques ou vantards, en témoignent les récents succès pseudo-transgressifs pour puritaines en apprentissage post-conjugal ou en mal d’amour.

La réalité, c’est que les gens ont peur d’eux-mêmes. La littérature est devenue tout à fait distincte du monde, au point que chacun se figure qu’on n’y doit trouver que des allusions, des anecdotes, des extraits lointains mais rien d’essentiel. Tacitement, ce qu’on reproche le plus aux livres aujourd’hui, c’est l’indécence qu’ils auraient de nous représenter tels que nous sommes – les ouvrages les plus décriés sont ceux justement qui ont osé raconter le tangible (Houellebecq fait dire à peu près : « Niort est une ville hideuse » dans son dernier livre, et on le conspue – non, décidément il ne faut rien dire du monde tel qu’il est ou tel seulement qu’on peut le voir !). C’est ce qui fait de moi non pas un auteur maudit comme on a pu le prétendre, mais un auteur désaffecté. Je ne parle toujours, dans mes livres, que de moi et de vous. C’est dérangeant. C’est impudique. On y trouve un interdit collectif sans cesse outragé comme avec négligence ou mépris. Que je commence à vous décrire précisément mon sexe ou le vôtre, et vous quitterez nos conversations comme si mes mots vous avaient violé. La surface, jamais la profondeur, jamais le vrai. Juste assez de quoi vous vanter, de quoi passer pour normal avec un petit zeste d’originalité minimale. Un foulard, ça oui, des poignets qu’on retient un peu, voire une paire de menottes, à l’occasion – mais le tout avec l’excuse de quelque déviance explicable et curable, de quelque traumatisme d’enfance, et, bien sûr, l’espoir final d’une rédemption. Mais pas le défoulement des violences sexuelles pleine de suées et d’odeurs corporelles, ni les langueurs délicieusement angoissantes de la sodomie. Ne pas parler de la substance du sperme, encore moins de son goût : tabous ! tabous ! tabous !

C’est sans doute pourquoi, à ma connaissance, l’érotisme littéraire ne connaît pas de succès qui ne comportent aussi intrinsèquement de nombreuses insuffisances. Ce qui marche, c’est ce qu’on sait déjà, ce qu’on a déjà lu – plus un peu d’imagination inattendue, mais uniquement parce qu’on n’a rien voulu anticiper.

Vraiment, qui lira avec esprit critique ce livre de Nin discernera sans mal toutes les paresses de construction, toutes les négligences de transition, tous les artifices des nombreux récits enchâssés un peu n’importe comment, les quelques provocations pour la frime, et le total désintérêt pour la construction de ce qui ressemblerait de près ou de loin à une fin, à un dénouement, à une chute (qu’on mesure seulement la concrète nullité de l’incipit du premier récit : « Il était une fois un aventurier hongrois d’une beauté étonnante – charme infaillible, grâce, talents d’acteur éprouvé, cultivé, parlant plusieurs langues, manières aristocratiques »). La plupart des portraits y sont dressés à grands flous, imparfaits, voire bâclés : on a pas mal de prototypes expérimentaux là-dedans, et seulement quelques êtres. Le style, souvent, est aussi plat, sans nouveautés ni élaborations astucieuses – mais sans doute la traduction abîme, car les évocations sonores d’une langue ne se retrouvent jamais très bien transposées dans une autre (personnellement, le mot « pénis », maintes fois répété dans ces nouvelles, ne me suggère qu’une chose molle et tristement scientifique, et pas du tout cette réalité à la fois désirable et inquiétante d’un sexe viril en érection) ; et l’on sent souvent Nin ennuyée par ses propres raccords qu’elle tâche vainement à ne pas prolonger, tout ce liant qui sert à faire un récit ; et, quoique plus rarement, même certaines scènes sexuelles sont baignées d’ennui et d’utilités : c’est que Nin y a conservé, alors, son esprit rationnel et froid, incapable de se laisser envahir sensuellement par son sujet commandé. On perçoit, en ces moments pénibles, tous le sens du devoir et le manque de temps. Bien des pages font ainsi l’impression d’une transition longue qu’avec agacement on balaie des yeux par désir d’arriver enfin aux moments vraiment évocateurs et puissants.

Car Nin, fort heureusement, a surtout de ces exaltations enivrantes et pleines d’affolants désirs, de ces transgressions adorables, de ces amoralités vertigineuses, où l’audace d’une femme sans mondanité rencontre la véridicité d’une femme sans pudeur. Ces moments de chaleur haletants, mêlée comme il est juste d’habile pornographie, où l’on devine une auteure excitée par le développement ardent de ses propres idées, constituent des sommets de langueur et de plaisir où les sens sont fidèlement retranscrits, où les intentions et les fantasmes trouvent une expression réaliste dont la crudité lexicale est une source efficace de représentations pour le lecteur : on perçoit la lubricité envoûtante des corps en appel, on s’insinue dans des esprits noyés de visions comme autant d’appâts irrésistibles, on suit le langage intime des sensations et leur rapport ambigu aux dominations et aux soumissions, sans ambages, sans fausses vertus, sans prétextes idiots et invraisemblables, sans constructions excessives, avec passions et avec fièvres. La femme se révèle non pas féministe et mâle et moderne comme quelque intelligence prude la fabriquerait de toutes pièces (elle ne serait, alors, qu’une création ex nihilo, un objet idéal et rien de vivant), mais suave et bâtie de volontés profondes comme des gouffres moites d’instincts et de pulsions… et c’est en ce sens la femme libérée que ces récits construisent avec grandeur, libérée non pas de la brutalité ou de l’oppression de l’homme mais de sa propension à taire sa nature à travers ses retenues sociales et ce voile mondain jeté sur la réalité de ses désirs élémentaires, et par la plume d’une femme ! – on aurait reproché, autrement, à un écrivain masculin de « déformer » la femme au gré de ses propres fantasmes. Qu’une femme soit aussi une béance exprimant à grands cris le vœu primordial d’être durement possédée et remplie, voici ce que Nin, à une époque de pseudo-maturité émancipatrice qui n’en était encore qu’à ses balbutiements, a su hautement déclarer, et se servant d’elle-même comme modèle ! (Nous en sommes toujours là à peu près, et je ne puis m’empêcher de sourire avec complicité à ces propos d’Éric Zemmour ironisant sur quelque plateau télé lorsqu’on lui demanda si le mouvement contre Harvey Weinstein avait contribué à la libération de la parole des femmes ; il dit alors, non sans quelque embarras : « Je n’ai pas l’impression que la parole des femmes s’est jamais libérée ».) La vertu de cette véracité est plus élevée qu’on ne croit : Sand, Colette, Duras, Sagan par exemple se dissimulaient toujours quelque peu, et il fallait attendre bien souvent la parution indiscrète de leur journal, lorsque c’était possible, pour découvrir enfin leur intimité véritable (qu’on songe que même le journal d’Anne Frank, c’est-à-dire le propos d’une grande jeune fille, a été expurgé !) ; or, il s’agit dans cet ouvrage de toute une « exposition » où les personnages un à un montrent sans pudeur diverses facettes de la femme sensuelle, et bouillante, et offerte, et paradoxale qui l’a écrit, composant par là-même une somme à même d’indiquer enfin le moyen d’un rapport sincère d’une femme à son corps. Cette entreprise d’étonnante franchise est si rare, si tendre et si pure qu’elle m’émeut plus qu’on ne peut penser, que je l’idolâtre un peu : je dois être déréglé et pervers, car je trouve infiniment plus de candeur et de valeur à tâcher de rendre exactement l’ambivalence de ses sentiments intérieurs plutôt qu’à tâcher d’en dissimuler la plupart comme c’est généralement le cas de ces femmes casquées, de ces femmes-armures, qui estiment que le mieux qu’on puisse faire pour se défendre de l’injuste ascendant des hommes sur elles serait de nier qu’ils ont aussi, sur elles et par ailleurs, quelque ascendant des plus séduisants et des plus enviables.

 

À suivre : Demain les chiens, Simak.

 

***

 

« Alors il s’enfonça en elle, d’un ou deux centimètres à peine, puis s’arrêta. Viviane avait ainsi tout son temps pour sentir sa présence, temps que les autres hommes ne lui laissaient jamais. Entre deux poussées, presque imperceptibles, elle avait tout loisir de jouir de sa présence entre les douces parois de sa chair, de sentir avec quelle perfection il s’emboîtait en elle – ni trop serré ni trop lâche. Il attendit encore, puis s’enfonça un peu plus loin. Comme il était agréable d’être ainsi comblée ! Plaisir de retenir quelque chose à l’intérieur, d’échanger de la chaleur, de mêler leurs sèves. Il bougea de nouveau. Attente. Conscience de son vide dès qu’il se retirait– ce qui tarissait immédiatement sa source. Elle ferma les yeux. Cette pénétration progressive émettait des ondes, des courants invisibles qui annonçaient aux profondeurs de son ventre qu’une explosion allait se produire, inondant sa chair jusqu’au tréfonds, là où les nerfs les plus sensibles attendent d’être réveillés. Elle s’abandonnait de plus en plus. Il pénétra plus loin.

« As-tu mal ? »

Il se retira. Elle en fut déçue mais n’osa pas lui avouer qu’elle avait besoin de sa présence en elle pour être excitée.

Elle fut obligée de le prier :

« Glisse-le encore. »

C’était doux. Il s’enfonça à moitié, juste assez pour qu’elle puisse le sentir mais trop peu pour qu’elle le serre. On aurait dit qu’il avait l’intention de rester là pour de bon. Elle avait envie de se soulever et de l’engloutir, mais elle se retint. Elle avait envie de hurler. Cette chair qu’il ne touchait pas brûlait de le sentir si près. Tout au fond de son ventre, elle avait besoin d’être pénétrée. Les parois de son sexe se gonflaient comme des anémones de mer, essayant, par leurs contractions, de happer ce membre à l’intérieur, mais celui-ci était trop loin et se contentait de produire des ondes de plaisir insoutenables. Il remua de nouveau, observant son visage. Il vit qu’elle avait la bouche ouverte. Elle voulait maintenant se soulever, s’emparer totalement de sa verge, mais elle attendit. Grâce à ce manège adroit, il avait réussi à l’amener au bord de l’hystérie. Elle ouvrit la bouche, comme pour signifier l’ouverture de son sexe, son désir avide ; alors seulement il s’enfonça en elle, jusqu’au fond, et sentit ses contractions. » (pages 202-203)

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Commentaires
A
N'allez pas nous décrire le sexe de Franck, à ce sujet retenez-vous, n'étiez-vous si cruel, quant au mien (de zobi, ce qui veut dire yeux en letton), admettons que je sois festif, mais je ne me souviens de rien !
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