Les "bons chiffres" du livre en France
La façon dont on rapporte chaque année « l’amélioration » des chiffres du secteur du livre ressemble à s’y méprendre à un immense étalage de flatterie éhontée caractéristique de la façon dont on traite depuis des décennies les moindres ressources chiffrées.
Le livre se porte bien, paraît-il : on vend encore plus de livres que l’année passée. Les adolescents lisent davantage. Les éditeurs s’enrichissent. La culture est en pleine croissance dans notre heureux pays de cocagne…
Moi, bizarrement, partout où je regarde, je ne vois qu’un paysage dévasté. Les gens sont culturellement pauvres, ne font aucun effort pour s’instruire, ne lisent pas. Mon libraire dégage un salaire piteux. De plus en plus de références ne sont plus rééditées. Comment se fait-il ? Quels yeux pervertis ai-je donc ? Dans quel singulier monde vis-je ?
D’abord, ces chiffres qu’on présente sont ceux des éditeurs : on ne vous explique jamais comment ils sont construits, et on a bien raison de n’y pas regarder de trop près. N’importe quel article sur Internet vous révélera mieux que moi pourquoi ils sont malhonnêtes et mensongers. Si un auteur lui-même ne peut avoir de certitude sur le nombre d’exemplaires qu’il a vendus chez un éditeur, vous pouvez être sûr que la somme de ces déclarations est une plaisanterie, une fantasmagorie ou une pure absurdité.
D’ailleurs, ces chiffres sont souvent contradictoires au point qu’il serait lassant d’y relever toutes les aberrations. Sur Internet, même les sources les plus honorables se démentent : notamment, je viens de lire au hasard qu’en 2018, 91% des français disent avoir lu un livre dans l’année (donc, nom de Dieu ! 9% ne lisent rien, nada, que-de-chie !), mais que 51% seulement ont acheté au moins un livre (soit 49% qui n’avaient rien acheté : se les font-ils offrir ? ça par exemple !). Cette différence a, je crois, une explication des plus consternantes : c’est qu’à bien réfléchir, ces statistiques se fondent sur des déclarations ; or, n’importe qui aurait honte de révéler qu’il ne lit rien du tout, et donc 91% prétendent lire, mais même dans mon entourage de professeurs, je ne parviens pas à un tel chiffre estimatif. En revanche, quand on demande au français s’ils ont acheté au moins un livre, la question suivante leur intime une précision – genre, titre, etc. : or, en l’occurrence, les interrogés sont même incapables, compte tenu de leur culture déplorable, de mentir jusque-là !
Mais même ainsi révélés et admis, ces chiffres sont en vérité une catastrophe ! En réalité, le marché de 2018 baisse de presque 2% par rapport à 2017. La hausse la plus officiellement considérable, celle que les médias vantent avec le plus d’enthousiasme, s’opère sur des genres qui ne sont pas de la littérature : BD (8.6% des ventes), livre jeunesse (19%), manga (5.6% : la France en est le deuxième consommateur mondial), livres de développement personnel (10% à peu près). Et cette accusation que je lance est fondée : ces livres sont généralement une paresse pour le lecteur, manga et BD se « lisent » à peu près en une heure – même, c’est à peine si les aficionados sérieux prétendent lire une BD ou un manga : j’en connais qui préfèrent déclarer qu’ils « regardent » ces œuvres, par conséquent pourquoi ne pas considérer un film sous-titré comme un livre ? Quant aux livres jeunesse, tout édulcorés et sans nouveauté, c’est une pitié qu’ils servent désormais tout autant aux adultes qu’aux adolescents : s’il y a un alibi culturel où ne se rencontre presque jamais aucun effort de style, c’est bien celui-ci !
Quant au fleurissement des ouvrages de développement personnel, c’est une tendance à chier : hier encore, j’entendais les élucubrations d’une professeure de philosophie qui voulait « rendre à chacun l’accès aux grands auteurs » en proposant des vulgarisations indignes et de façon à résoudre tous les problèmes pitoyables de l’existence médiocre : « Et Montaigne vous dit que c’est épanouissant d’avoir des amis ; et Descartes vous dit qu’on a le droit de douter un peu ; et Sartre vous dit que vous devriez prendre du repos, et Nietzsche vous dit que c’est tout naturel de bien baiser des salopes… » (non, ça elle ne l’a pas mis dans son bouquin.) Et à chaque fois, vous pouvez être sûr, mais absolument sûr, que ces prétextes idiots pour déculpabiliser – vous comprenez : je peux faire cela sans honte puisque c’est un philosophe célèbre qui l’a dit – ne donneront en aucun cas, jamais, mais alors jamais ! lieu à la lecture de l’auteur original ! On se contente de ce digest infâme et souvent totalement faux, et on suppose comme d’habitude, sans jamais rien vérifier, que cela doit confirmer vos tendances, vos insuffisances et vos vices. Et c’est sans parler de tous les autres livres de ce genre qui ne vous proposent qu’une soupe de préceptes hérités plus ou moins directement des religions ineptes : pourquoi il faut vivre avec la nature, comment s’aimer soi-même, pratiquer la méditation qui est exactement une forme de prière stupide, se comporter obligeamment avec ses semblables… Peuh !
Comme je l’ai dit ailleurs, lire ne suffit pas pour se prétendre un esprit, au même titre qu’il ne suffit pas de disposer d’une télévision pour se dire adepte de culture : il vaut mieux, à mon sens, ne rien lire du tout que de l’excrément, et ne jamais disposer d’une télévision plutôt que de ne s’y vautrer que pour le sport et les séries.
Décidément, les comportements des français en matière de lecture sont affligeants, et encore ne sont-ils généralement fondés que sur leurs déclarations valorisantes – on sait en la matière que les italiens mâles, par exemple, qui ne disent comme chacun sait que la vérité, font l’amour en moyenne 10 fois par semaine et que ça dure à chaque fois presque une heure ! Plus de 60% des français affirment lire premièrement pour « s’évader et se distraire » (Ouah ! quelle grandeur ! voici une motivation superbe !) ; plus de 30% lisent uniquement dans les transports en commun (on leur suppose des ouvrages de belle philosophie et des capacités de concentration fort élevées !) ; la dépense moyenne par français en livres serait de 116 euros par an, tout compris dont manuels scolaires (15% du marché du livre est en scolaire et en Droit) : c’est dérisoire, même pas cinq vrais livres neufs (les français acquièrent principalement du neuf grand format) – et ça ne signifie même pas que les français lisent tout ce qu’ils achètent ! Non, mais une société où chaque individu lit moins de cinq bouquins en douze mois !
Théâtre et poésie : voilà des genres où il faut une certaine élévation, un certain goût pour la pensée et pour le style, des genres où l’on travaille toujours quelque peu, où l’esprit se heurte parfois à quelque chose d’ardu et se contraint donc à une certaine édification (attendu qu’on apprend vraiment quelque chose que lorsque cette chose est difficile) ; eh bien, les deux genres mis ensemble représentent… 0.5% des ventes ! – par comparaison, religion et ésotérisme, ces arnaques millénaires pour arriérés, font 1.5%. En revanche, 25% en romans (traduire malgré tout cette information par : « Parmi les cinq malheureux livres achetés chaque année par français, un seul est un roman) ; ah ! mais voilà qui est bien, de la littérature enfin, et… qu’achètent-ils, par exemple comme romans ? Voyons, liste des meilleures ventes 2018, dans l’ordre : Musso, Giordano, Musso, Dicker, Colombani, Gardner, Lévy… que de la merde pas littéraire pour un sou, de vils bouquins pour chiottes, des négligences presque autoproclamées écrites en deux mois pour la plage et avec une campagne de promotion derrière de dix mois dans tous les médias et à tous les bouts du monde !
Et l’auteur, en moyenne : 8% qu’il touche de droits là-dessus ! Ah ! le beau, le bon, le merveilleux marché du livre en France !