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Henry War
18 avril 2019

Lecteur virtuel et auteur réel (et inversement)

Pas facile, ce que je voudrais expliquer ici, et pas non plus totalement planifié. J’ai peut-être tort d’exposer un essai, mais l’important est sans doute que je ne m’en cache pas – c’est l’objet de cette annonce liminaire –, on jugera comme on voudra ce petit bout de texte assez humble et plus ou moins polémique.

Voilà : je vois fleurir depuis un moment toutes sortes de littérature sur Internet – Wattpad et ailleurs. Et je m’interroge. Des gens écrivent, et il paraît que c’est très bien ; d’autres lisent aussi, et l’on dit que c’est admirable. Moi, je ne parviens pas à être si optimiste. Et je ne parlerai même pas pour une fois de la déplorable qualité de ce qui se fait et s’échange ainsi numériquement.

Parabole professionnelle d’abord, si vous permettez (et si vous ne permettez pas, il suffit de passer le paragraphe entier). M. Blanquer, actuel ministre de l’Éducation Nationale, a créé un dispositif scolaire qui s’appelle « Devoirs faits » : des enfants volontaires viennent dans une salle au moment de la pause du midi, ambiance toute conviviale, conversations naturelles et professeurs déliés, et ils sont censés faire leurs devoirs. Faire ses devoirs, c’est une activité positive en principe, pas vrai ? Pourtant, dans cette atmosphère détendue, vous vous apercevez qu’en une heure chaque élève fait au mieux un exercice de mathématiques ou apprend cinq vers d’un poème anglais pauvre, à force de discutailler, de se distraire et de se croire approuvé par un professeur. « C’est toujours ça, on peut dire, c’est déjà bien, un exercice ou cinq vers ! » Et puis vous vous rendez compte qu’à force, l’élève suppose ce résultat normal, qu’il prend l’usage de cette concentration embryonnaire, et qu’il se servira ensuite de ce rendement merdique comme repère pour toutes ses leçons à venir : à cause de cela, il devient lent à travailler et considère cette lenteur comme naturelle.

Effet extrêmement néfaste : « Pourtant, c’est bien, continue-t-on de dire, les élèves font leur travail en avance ! »

Cette anecdote, je crois, peut servir pour l’analyse de la littérature sur Internet. Plus on habitue quelqu’un à une chose, moins il sait comment s’extraire de cette chose : il importe donc que cette habitude soit la meilleure possible. Or, voilà : un lecteur sur Internet est un être plutôt passif accoutumé à, outre une assez grande médiocrité littéraire (mais j’ai promis de ne pas en parler), consommer sans vergogne et gratuitement la ressource intellectuelle des écrivains qui lui plaisent (mais que sans doute il n’admire en vérité que très rarement).

Or, une société vraiment saine et élevée devrait accorder bien davantage qu’un moment de pur divertissement à ses élites de culture : de l’argent, notamment, un salaire, voilà qui ne serait pas trop mal ! À force, chacun semble croire qu’il suffit d’idées originales mêlées d’une sorte d’inspiration spontanée ou innée pour qu’un texte s’écrive, et personne n’envisage le temps passé par l’écrivain comme un véritable travail c’est-à-dire comme le fruit d’une certaine peine – c’est un simple amusement, un hobby, finit-on par penser, l’auteur se fait plaisir et sera au surplus récompensé de son agréable distraction par de la popularité – et c’est ce qui explique (sans vouloir, bien entendu, en parler) le niveau généralement piteux de tout ce qui s’écrit sur Internet : de l’amateurisme et rien d’autre, parce que chacun rédige entre deux activités de façon plutôt négligente et avec pour toute espérance la sympathie publique, ce qui, en matière de motivation, constitue bien le degré zéro de l’ambition artistique. Mais le consommateur oublie que la qualité s’achète, il ne repère plus rien de la façon laborieuse dont une œuvre se fabrique, il a tant l’usage de zapper de sites en sites pour trouver des performances artistiques d’exception qu’il suppose que c’est une chose très répandue et sans aucun coût pour personne. Et tout en même temps, les vrais auteurs ne parviennent plus à parfaire leur art, trop occupés à corriger des copies entre deux extraits d’œuvre inachevée (exemple pris tout à fait par hasard !), et même on leur reprocherait presque de ne pas offrir l’entièreté de leur production, de garder à part eux des productions payantes comme s’ils n’étaient décidément plus capables de jouer le généreux jeu du don de soi et de l’abnégation. Et ils sont délaissés par leur lectorat à la moindre attente, et condamnés le plus souvent à l’émission de posts accessibles, superficiels et racoleurs pour ne pas décevoir en régularité leurs fans exigeants et impatients, y compris quand ils aspireraient plutôt à quelque travail d’envergure, de vraies compositions d’artiste (avez-vous remarqué, par exemple que mes articles sont bien plus longs que tout ce à quoi vous avez l’habitude ?). C’est logique, quand on y réfléchit : s’il ne s’agit pour un auteur que de chercher la popularité, il n’a guère besoin de transcender son public et de proposer de l’inédit édifiant ! En somme, c’est à se demander si cet usage n’abêtit pas le lecteur plutôt, même si ce dernier, en fin de compte, lit (mais notre élève, souvenez-vous, fait aussi un peu de son travail en « Devoirs faits » !).

Par ailleurs, quant à l’auteur, je crois que c’est un espoir vain qu’il nourrit quand il ambitionne de gagner rien qu’un peu sa vie grâce à Internet : il feint d’ignorer qu’un lectorat numérique justement en général n’achète point parce que sa coutume fondamentale, sa pensée inhérente, est à la visite de supports gratuits. Moi-même, puisque j’écris ce que j’aime lire, je ne muse pas ou très rarement à la recherche de texte sur le Web ; j’aime le livre, donc j’achète le livre : il est un penchant classique pour la littérature qui atteint au désir de rémunérer ce qu’on admire ; or, j’écris classiquement.

Moi-même par exemple, depuis plus de 500 jours que je suis sur Wattpad avec, sur l’ensemble des mes œuvres, presque 37000 vues (dont, certes, les miennes) et 174 abonnés, cinq Internautes seulement ont acheté mon premier livre papier édité depuis novembre (14,50 € pourtant : on ne peut pas dire que j’ai abusé !) : ces gens-là, le plus souvent, n’ont pas le moindre intérêt pour l’objet ; ils sont enferrés dans l’idée que tout doit demeurer virtuel, que l’artiste est un être d’abstraction et un dilettante, une sorte d’aimable bouffon public, et que ce serait un hommage immérité et même absurde que de rendre cet être enfin concret par quelque appropriation d’un véritable gage d’estime. Internet est le lieu où l’on fuit, en aucun cas celui où l’on cherche à confirmer une chose : il y a autant de différence entre un lecteur virtuel est un lecteur authentique qu’entre un auteur virtuel et un artiste ; les deux ne se côtoient pas, le plus souvent, ce sont des étrangers établis sur deux paradigmes opposés.

Un auteur a la faible satisfaction de se croire exister quand il a formé une couverture de son livre sur un logiciel ; pour autant l’ouvrage n’existe pas davantage, et il n’est lui-même rien encore : ses fans éloignés, parce qu’il est d’usage de ne jamais dire du mal à un bénévole, lui entretiennent l’illusion d’un certain talent, et, sans gagner sa vie, il continue de penser pendant des années et peut-être toute son existence que par petites touches, par exemple entre 17 et 18h le week-end, il peut prétendre par une composition minuscule à quelque grande œuvre : tout le système le maintient dans cette ambition, car il croit que son livre est, il croit que son public est, et il croit que son talent est : mais du vent, que tout cela ! En fait, au mieux on ne fait que le presser gentiment comme un citron gratuit ! Pas un de ses consommateurs n’accepterait de verser un centime pour son soi-disant « art » – ce consommateur n’y pense même pas, il n’en a ni l’idée ni l’hésitation ! C’est qu’Internet, qui est décidément un piège et un miroir, a réussi à faire croire, en dépit de toutes ces incertitudes évidentes et de tout ce factice clinquant, que l’argent est ou sera ; or, au contraire, Internet est le lieu où l’argent, comme le beau, disparaît toujours à la fin.

Dans mon roman, je fais dire à Walter Norsmith, un grand homme sage : « Il me semble à moi que ce serait vraiment singulier qu’on ne puisse profiter de la vie depuis le lieu où l’on a grandi, et je ne parviens pas à comprendre pourquoi on ne pourrait faire croître sa carrière, particulièrement une carrière d’auteur, sur un sol que l’on sait mieux que quiconque et d’où l’on peut développer les relations les plus naturellement indulgentes et profitables » ; or, c’est bien vrai que le terreau de l’écriture, c’est la réalité. Je m’en ressouviens chaque fois que je vends un de mes ouvrages à ma famille, à des gens que je connais, à des habitants de ma région à qui je parle, qui ont un corps, qui s’arrêtent un moment pour recevoir ma dédicace : c’est de la vie, cela, de la vraie vie palpable avec des gens, des individus qui osent au moins être un peu parce qu’ils parlent, parce qu’ils se présentent, parce qu’enfin ils risquent quelque chose au contact de l’existence. Et je suis infiniment plus flatté de m’adresser à eux qu’à des fantômes complaisants : c’est que les fantômes profitent de mon travail et ne me veulent peut-être aucun bien, tandis que les autres, en tirant de leur portefeuille quelque argent, me versent pour le moins une preuve matérielle de leur confiance et de leur considération véritable.

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Commentaires
V
1- devoirs faits: j’aimerais connaître le nombre de (très) bon élèves qui s’y rendent. Si tu sais. <br /> <br /> 2- l’amateurisme. Il n’est tout de même pas interdit de s’exercer à écrire sur Internet. Pourquoi non?
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