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Henry War
25 avril 2019

Les vacances de l'esprit

Ah ! mon bon orgueil ! ce vice chrétien ! Avez-vous remarqué : chaque fois qu’un individu veut se hausser un peu et prétend s’être rendu digne de quelque chose, il se trouve aussitôt un religieux ou un quidam amateur de proverbes pour lui rétorquer qu’il n’est rien, que l’humilité est une vertu même quand elle ment, et qu’il ne faut croire qu’en la puissance d’autrui, de Dieu, de l’Église ou de personne ! Bah ! c’est à désespérer du genre humain si nul ne peut affirmer s’être élevé quelque part, ne serait-ce que dans son domaine de spécialité ! À quoi bon désirer « grandir », si ce n’est pas pour mesurer objectivement comme on voit haut – j’entends mieux pourquoi personne n’apprend plus rien aujourd’hui puisque aucun ne se croirait pour autant le droit de s’enorgueillir d’avoir été édifié ! – L’orgueil, c’est le moteur puissant de toute éducation, et cette édification « objective » peut fort bien s’estimer en termes d’épaules voisines, par pure comparaison ; l’observation statistique humaine y suffit ! Mais quoi ! si, au faîte de ma grandeur, je puis voir le sommet du crâne de mes contemporains, faudrait-il qu’au surplus je prétendisse – m’agenouiller pour rester à leur taille !

Pourtant, d’aucuns ne croiront pas qu’un homme puisse être aussi « vaniteux » ; on voudra que tout cela soit une mise en scène, une pose théâtrale, une affèterie et une grandiloquence ; on me déniera le droit de penser ce que je pense, et quand on ne le fera pas, on trouvera sans me connaître des raisons pour que mon orgueil soit par moi-même très surestimé, très exhaussé, pour que je ne sois rien ou pas grand-chose qu’une « outrecuidance », et même moins que le commun puisque je n’ai pas la vertu d’être humble ! Ah ! il faut donc être menteur, se taire ou recevoir des insultes ! C’est par ce prétexte que ceux qui dénigrent le mépris vont me mépriser, moi ! Eh bien ! je dis ce que je suis : ai-je dit que j’étais supérieur en tout ? ai-je dit que je me sentais fort et heureux d’être supérieur quand je déclare avec tant de certitude que c’est l’ordinaire humain qui défaille ? Se voir toujours si clairvoyant, et courir tout ensemble désespérément à la recherche de quelqu’un à admirer – j’en trouve quelquefois, morts le plus souvent et à travers des livres ! –, cela blesse bien davantage qu’on ne peut penser : imagine-toi, lecteur, un homme – le seul ! – sur le pâturage des moutons : mais qui m’offrira de rencontrer un autre homme, moi qui suis si esseulé ! C’est bien triste, quand on a le dos simplement droit, de ne rencontrer à l’entour – que des bossus ! Et l’on voudrait que ce soit pour mon bonheur que je me hausse ! pouah, ces gens-là n’ont rien compris ! il faudrait, pour qu’ils voient juste enfin, que leur vérité ait quelque chose comme – une intégrité ! (cela doit consister, en somme, en l’exact contraire de préjugés.)

Je veux parler de divertissement, sorte d’apanage de notre époque. Je déplore que bien peu parmi les hommes cherchent encore à s’élever, que leur temps libre – leurs vacances – ne serve généralement qu’à se délasser et s’abêtir, eux qui déjà ne valent pas grand-chose par leur profession. Lovecraft écrivait à peu près (je cite de mémoire) : « Je ne demande jamais à un homme ce qu’il fait pour gagner sa vie ; ce qui m’intéresse, ce sont ses pensées. »

Mon essai Du Feu aux poudres exprime plus longuement cette idée essentielle que le loisir est, pour l’immense majorité des individus de notre société, un temps perdu, un temps où l’on ne cherche pas même à se construire, à s’édifier un peu, à s’améliorer. Il faut rire, s’amuser, bronzer… toutes activités en quoi l’amélioration rare n’est qu’un incident, jamais une intention. L’effort spontané s’est perdu : on ne travaille… qu’au « travail » précisément, c’est-à-dire ailleurs que chez soi, parce qu’on y est obligé et pour d’autres – mais, passé le temps de ses études, presque jamais pour soi-même. Se perfectionner volontairement dans son être, avec tout le lot de peine que cela suppose encore, est une contrainte que chacun repousse.

Ainsi si mal conformés, les esprits et jusqu’aux passions s’affaiblissent en s’endormant, et l’on finit par n’être rien, par « passer », sans avantage déterminant pour rien ni personne. C’est à peine si « Vie » et « vide », pour ceux-là, ont une lettre de différence.

Je travaille toujours.

J’ai toujours vécu adulte avec cette pensée que je mourrais peut-être demain et qu’il fallait que je fusse digne à moi-même de n’avoir pas perdu mon temps avant la fin. J’aurais exprimé ainsi, à mon jour dernier, le maximum de mon potentiel. S’il est un Créateur – ce que je réfute –, au moins ne pourra-t-il par me reprocher d’avoir été vain, de n’avoir pas poussé jusqu’à la plus grande extrémité cette capacité qu’il a placée dans mon être en naissant.

Toute ma vie est une poursuite assidue de ce temps productif pour moi-même. L’intarissable obsession de mon existence est à trouver du temps pour faire mon œuvre.

Je ne regarde presque jamais la télévision qui n’apprend rien, ou pas grand-chose. Un spectacle par exemple de sport observé cinq minutes me cause inévitablement des suées – je le jure, des suées ! –, car je m’aperçois vite que je ne fais rien, que mon esprit divague, qu’il n’erre même pas à construire des rêves, il est seulement – fasciné, bêtement, et cela crée en moi une irrépressible culpabilité de n’être alors rien qu’une vacuité, qu’un réceptacle percé.

Or, tu t’en rendrais compte toi aussi, si tu avais pris l’habitude de ne pas rien construire !

Nietzsche écrit quelque part (ce doit être dans Ecce Homo) que, lorsqu’on a le goût de l’effort, lire un livre au réveil est un gâchis : je n’ai pas compris cela avant longtemps, pensant naturellement que la lecture édifiait. Mais il avait raison : si au lieu de faire votre œuvre, vous contemplez l’œuvre d’un autre, par comparaison vous perdez votre temps.

Je ne lis plus que lorsque je suis trop fatigué pour écrire. Même au lit, lorsque mon esprit est assez éveillé, j’écris : je réserve la lecture pour cet état où mes yeux se ferment et mon cerveau s’alanguit, car enfin, je puis encore assez bien comprendre alors même un ouvrage de philosophie – même Nietzsche ! (ou bien alors, je lis seulement plus lentement)

Dans une conversation entre collègues, je cherche, sans que cela se puisse déceler, à retenir des informations ou des effets oratoires, à défaut : à briller par des réparties astucieuses qui me font travailler l’esprit. Quand je n’ai rien à dire, je tâche à suivre plusieurs conversations en même temps, deux m’est devenu aisé, trois me réclame une tension plus grande…

Et caetera.

Je n’aime pas partir en vacances. Ailleurs, je ne rends pas la quantité de travail que je puis rendre chez moi.

Quand je suis en vacances, je travaille – plus (que quand je n’y suis pas).

Une journée de temps libre, pour moi, c’est entre six et sept heures d’écriture – labeur harassant, littéralement : aucun plaisir à écrire.

Et ce que tu lis, lecteur, en ce moment même, est le produit de cette interminable besogne !

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Commentaires
I
Berk, que c'est dégoûtant, ce faux orgueil dont vous vous drapez comme pour bien signifier que vous êtes supérieur aux autres. Y a-t-il un mal à être meilleur qu'autrui ? Aucunement, bien au contraire, et l'homme vertueux vaudra toujours mieux que l'homme dont la vertu est moindre.<br /> <br /> Mais si l'on se sait meilleur qu'autrui, pourquoi être orgueilleux ? Ne vaut-il pas mieux se considérer à sa juste valeur, tel que l'on est réellement ? N'est-ce pas là la vraie humilité, loin de l'excès ou du défaut dans l'estime de soi ?
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V
Je suis d’accord avec ce que tu dis de ces conneries de fausse humilité. <br /> <br /> Et ce texte a la vertu de légitimer mes quêtes passées de personnes à admirer. Je parais tout à fait un extraterrestre quand j’explique que c’est ce que je cherche. <br /> <br /> N’empêche ! J’aime rire et m’amuser. Quand les gens avec qui je le fais en valent la peine. Et quand ce n’est pas le cas: je tente de m’amuser quand même. <br /> <br /> Et je ne culpabilise pas: les temps très heureux ne sont pas improductifs. Ils sont la vie. Ils sont le mouvement. Ils sont l’énergie, une vigueur qui me fait me sentir vivante. <br /> <br /> Et je n’ai jamais eu le sentiment de perdre mon temps en lisant: toujours plus ou moins cette quête de quelque chose à admirer. (Mais je ne lis pas le matin. Je lis le soir, lorsque mon cerveau est un peu moins vif). <br /> <br /> Et je te tire mon chapeau car je ne peux lire Nietzsche que concentrée. Suis limitée, j’imagine...
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