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Henry War
27 avril 2019

Rêve et réminiscence

Il faut que j’explique mon rapport singulier avec l’univers des rêves.

Depuis mon adolescence, je forme ce qu’on appelait (j’ignore si l’appellation a changé) des « rêves conscients ». Ce qui signifie que j’ai pris peu à peu l’habitude de savoir que je rêve au moment où je rêve, au point qu’aujourd’hui je ne forme plus aucun rêve où je ne me sois du moins « interrogé » si je rêve. C’est que mon moi rationnel distingue toujours au cœur du songe quelque élément impossible, et plutôt que de l’ignorer comme cela arrive en général, je ne puis m’empêcher d’intégrer cette invraisemblance au cadre global d’un rêve : « Soit ! je suis en train de rêver, deviné-je bientôt. Eh bien ! je puis toujours poursuivre, on verra bien ! Il suffit que ce rêve devienne trop pénible, et je saurai me réveiller. » (car enfin, je ne contrôle tout de même pas le contenu du rêve).

Et certes je parviens en général à me réveiller volontairement quand je le décide : dans mon sommeil, j’écarquille alors les yeux de toute mes forces et je me retrouve très vite dans l’obscurité de ma chambre. Ou bien, je sais qu’en me suicidant exprès dans l’univers du songe, je me réveillerai – et je n’ai jamais vu qu’un rêve se soit poursuivi après le moment où je sautais dans le vide.

Évidemment, l’esprit n’aime pas se laisser ainsi manipuler par la conscience : j’ai le souvenir vraiment affreux, terrible, monstrueux, d’un rêve que j’avais ainsi « forcé » et qui me laissa dans mon lit, au matin d’un jour de travail. Je m’éveille, vais prendre ma douche comme d’ordinaire, puis fais ma toilette quotidienne… et je me réveille une nouvelle fois ! C’est que mon esprit m’avait trompé en rêvant un réveil vraisemblable ! D’y penser, j’en ai encore froid dans le dos : vous n’imaginez pas à quel point il est troublant de se savoir capable de rêver sa vie ! Et puis, songez-y : quel sadisme il a fallu à une partie de mon esprit pour se figurer exprès un songe aussi stupide que celui où l’on se voit soi-même se brosser les dents !

En revanche, les ponts entre mes états de songes et de veille sont plus courts, plus étroits que chez la plupart des gens. Quand je rêve, puisque je sais que je rêve, je ne m’empêche pas de former des appréciations sur mes rêves, et je me dis par exemple : « Tiens ! c’est original, cela ! C’est bien pensé ! cela ferait un bon scénario pour un livre ! » et il m’arrive de me comporter comme au-devant d’un film, par exemple d’apprécier les décors, d’inspecter de plus près des choses ou des personnages, de féliciter la façon dont le sentiment est construit et même l’horreur… ; et au cœur du rêve, je tâche en particulier à retenir certaines images, certains noms par exemple, et d’autant plus méthodiquement que je sais que le moment du réveil est celui redoutable où l’on oublie la plupart des rêves. Je me concentre alors, je me répète ce mot, et je me livre même à des expériences – curieuses…

J’ai une liste de ces mots retenus – des noms de personnage, par exemple – que j’ai immédiatement écrits au réveil. Et de plus en plus, j’ai au moment du rêve le sentiment que le rêve m’est étranger, qu’il se rapporte à quelque chose de vrai, quelque part ailleurs sur Terre : c’est que, au même instant, je ne comprends pas comment j’invente une telle chose, au point qu’il me semble, en me l’imaginant, que la pensée m’est extérieure. Quand je retiens le nom d’un lieu par exemple, je vais le rechercher sur Internet dans l’espoir qu’il existe dans la réalité. Et je m’interroge sans cesse, jusqu’au trouble : savez-vous s’il existe une chaîne de magasin appelée « Ferlex » dont l’une des boutiques est située dans un centre-ville, à l’angle d’une rue qui débouche sur la Loire où baignent les fondations d’une maison ancienne dont, pour une obscure raison, je connais parfaitement la disposition intérieure et que je souhaiterais revisiter ? Un féru d’histoire ou de littérature saurait-il me dire si un roi réel ou imaginaire s’est déjà appelé « Hegstadt » ? Le nom de « Müler Palper » évoque-t-il quelque chose à quelqu’un ? A-t-il déjà existé une expérience ou un dossier dont l’appellation secrète fut « Code Perry » ? C’est que très sincèrement je ne me crois (sais) pas capable d’inventer de telles choses, du moins de les improviser.

Tout ceci m’évoque assez une anecdote avec Lovecraft, le célèbre écrivain fantastique : alors qu’il discutait de son œuvre avec un de ses amis, ce dernier prononça comme tout le monde le mot « Ctoulou », nom fameux du Dieu maléfique de plusieurs de ses récits. Lovecraft s’étonna de cette prononciation (le mot est écrit « Cthulhu ») ; il affirma qu’il fallait prononcer, je crois, quelque chose comme Cutlut (avec le « u » à la française), et son ami de lui rétorquer : « Mais pourquoi ne pas l’avoir écrit ainsi ? » Et le maître de répondre : « Parce que c’est ainsi que c’est écrit – dans mes rêves ! ».

J’ai même fait une expérience plus singulière encore : j’ai découvert et lu, dans un rêve, un poème entier en alexandrins – et il était excellent, bien meilleur que tout ce que je puis réaliser dans la douleur ! Je m’étonne alors, tout en rêvant, d’être capable d’en improviser de si bons en rêve ! J’en vérifie plusieurs vers – je confirme qu’ils sont des alexandrins, que leurs rimes sont assez riches, etc. – et je décide qu’il faut sur-le-champ que je le retienne par cœur ! L’effort est abominable (il m’est encore plus difficile d’apprendre quelque chose dans un rêve que dans la réalité !), j’y renonce bientôt – et cependant, au réveil, je garde le sentiment inexpugnable qu’une partie de mon esprit est capable de produire un sonnet profond et parfait – en moins d’une minute !

Et quelquefois je rêve d’une femme, exactement à la manière de Verlaine dans son poème le plus connu : elle n’est jamais la même, mais j’ai la certitude de la connaître ; c’est comme si son incarnation avait changé, mais pas son âme. Je sais qu’elle m’aime, et c’est la chose la plus bouleversante au monde : elle m’aime, et je l’aime, et nous savons tous deux exactement pourquoi ; nous sommes à la fois l’un et l’autre, et donc l’un pour l’autre. C’est particulièrement vertigineux pour quelqu’un comme moi qui a la conviction inébranlable de n’avoir, du temps de sa vie, jamais été aimé – du moins jamais été aimé comme j’aime. Et elle va disparaître – car je sais que je rêve –, et je veux croire que cette femme existe au-delà du rêve, mais je sais que même son prénom m’est inaccessible, qu’il ne sert à rien que je lui demande car il a certainement changé depuis cette incarnation où je la vois. Et je me dis : « Comment la trouverai-je puisqu’elle existe, puisque je ne saurais l’inventer ? » et tout en même temps : « Est-ce que la retrouver ne reviendrait pas à devenir fou en me rendant aveugle à tout le reste de l’univers ? »

Ce dilemme affreux me poigne et me navre au sortir du songe. Et pourtant, cela existe, cet amour, puisque je l’ai senti ! Si la femme, elle, est une chimère, l’Amour, du moins, est réel puisqu’il m’étreint encore aux larmes ! Il me faut quelques minutes pour me remettre, et c’est même si pénible, cette vision, en comparaison de toute la griseur de ma vie réelle, que je préfère certaines fois, de plein gré, l’oublier.

Et quelquefois même, loin du sommeil, à certaines heures plus humides du jour quand la lumière pure descend d’un soleil couchant parmi des herbes odorantes, son impression me revient naturellement, comme s’il était tout à fait normal de penser qu’elle était là, dans mon dos ou à côté, à pouvoir simplement venir dans le jardin et me faire un sourire, et c’est comme une certitude que l’espace et le temps ont repris leur cours idéal ; et alors je finirai de contempler le ciel en lui disant : « j’arrive », et elle rentrera simplement à la maison, et l’on aura tout oublié de cette autre vie où l’on s’espérait l’un et l’autre – l’un et l’autre, en rêve, et en vain.

Mais cela, bien sûr, n’arrive jamais ; et je regarde autour, et c’est à peine croyable – à peine croyable, vraiment ! – comme tout redevient froid, difficile et superficiel.

Ah ! c’est qu’il faut, décidément, que j’ai un sens de la réalité bien particulier !

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Commentaires
J
Bonjour, Je viens de lire votre texte et je me retrouve un peu. En effet j'ai exercé des rêves lucides (je pense que c'est le terme) de manière quasi systématique jusqu'à mes 16 ans environ. Je me rappelle avoir commencé vers mes 5 ans. En effet je choisissais mes scenarios ( quasiment toujours le même <br /> <br /> tous les soirs je reprenais le fil du rêve le lendemain) et toute la nuit je rêvais de ce dont je souhaitais. Certains de mes rêves n'étaient pas lucides à 100%, moins avec le temps et dans ce cas j'influais seulement le rêve dans une direction qui m'intéresse. En cas de cauchemars je savais forcer mon réveil "à temps". Et aussi fou que cela puisse paraître je me suis lassée car je n'étais presque plus surprise par mes rêves que je contrôlais un peu trop à mon goût. J'ai réussi à inhiber cette faculté pour être de nouveau surprise par mes rêves (en étant plus spectatrice que actrice). Je me remémore de moins en moins mes rêves mais je sais intervenir toujours aujourd'hui pour influencer. <br /> <br /> Ce qui m'étonne c'est que j'ai très souvent des flash-back d'une seconde de mes rêves dans la journée à travers un détail ou juste avant de dormir. Je cherchais si quelqu'un avait déjà vécu et suis tombée sur votre article. <br /> <br /> Voilà j'avais envie de partager cela avec vous.
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H
Ah ! "lucide" ! c'est comme ça qu'on dit à présent, c'est vrai !
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V
J’ai lu que certains rêveurs lucides avaient même la capacité de modifier le cours de leur rêve. Étonnant. <br /> <br /> <br /> <br /> Sinon. La fin de ce texte est émouvante. Touchante et assez triste.
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