Par ce titre provocant, je veux dénoncer l’appétence inutile et bornée pour les actions irréfléchies et les traditions en tous genres et, en particulier parmi elles, pour toutes les simagrées dérisoires et néfastes qu’on nomme croyances et religions.
L’espoir de l'emplacement où l'on sera enterré et du recueillement que la vision de cette tombe suscitera peut-être ne provoque chez moi aucune sympathie : c’est qu’on imagine toujours la mort à travers le prisme de la vie ; on voudrait séjourner quelque part et être un peu honoré après le trépas, mais on n’a pas songé que ce séjour ne sera d’aucune importance à des ossements ramassés et à des chairs putrides, ni que cet hommage ne signifiera rien à un cerveau desséché dépourvu de pensées et de sensibilité. J’ai même connu des gens qui refusaient d’être enterrés « par claustrophobie », ou bien qui n’admettaient pas d’être incinérés « de peur d’avoir chaud ». C’est consternant.
D’une façon générale, tout ce cérémonial autour de la mort, que je ne sais quelle pauvre race d’anthropologues a estimé le témoin d’élévation – voire le summum – d’une civilisation spirituelle et artiste est, à mon sens, exactement le contraire, je veux dire l’opposé de la grandeur qu’il y a à assumer bravement et sans illusion la fin de l’existence. Ou alors, c’est que nous n’entendons pas le mot « artiste » de la même façon, eux et moi : pour moi, si l’artiste transfigure la réalité, il ne la nie pas.
Former tant d’espoir sur « l’au-delà », c’est évidemment ne pas reconnaître que l’au-delà de nous-même existe davantage au passé et au présent – qu’au futur : nos effets s’atténuent presque toujours à mesure que notre présence s’éloigne. Il faut même admettre que la mémoire de quelqu’un sert généralement de prétexte pour se consoler de ne rien faire, exactement comme la mémoire de Jésus est une incitation pour les chrétiens à… prier, c’est-à-dire à n’« agir » que par le murmure et par le vœu. Tristement, on n’aspire jamais tant à ressembler à quelqu’un qu’à lui vouer une sorte de culte qui nous valorise, croit-on, parce qu’on se sent alors capable de s’émouvoir et de penser au-delà de soi-même ; mais quant à agir suivant cet exemple, et plus encore à « prendre des risques »… Lorsque la vie d’un homme ne comporte nul acte à vénérer, on suppose que la mort transfigurera l’individu en quelque chose de mieux qu’il faudra honorer : piteuse excuse pour ne jamais rien faire de son vivant !
La postérité, si elle existe – car la postérité déforme toujours l’idole, c’est le propre de la vénération de louer des images fantasmées, de sorte que la postérité d’un homme est peut-être la représentation de toute autre chose que cet homme –, la postérité a généralement moins d’effets que n’en eut celui dont on croit se rappeler. D’abord, il n’y a vraiment que très peu d’exemples dont on se souvienne au juste pour y conformer ses actes – il y a même à espérer que ces exemples sont infiniment moindres que le nombre d’hommes qu’il y aurait effectivement à admirer. Ensuite, si l’on y réfléchit concrètement – et non pas au sein de cette sorte de bulle d’idéalisme aveugle d’où certains préfèrent continûment s’imaginer les choses –, on verra que l’action d’un homme a toujours plus de force efficiente sur le monde que son souvenir ; et, même sur ce point, ce qu’on suppose des exceptions « héroïques » vraiment ne vaut pas grand-chose : Zola défendant Dreyfus a certes indiqué quelque voie théorique pour l’engagement du journaliste, mais pour la cause de Dreyfus et de l’antisémitisme, son action valait toujours mieux que son – symbole ! Contre cette idée, on argue que certains écrits « mobilisent » encore, mais cela vient de ce que les écrits sont moins des mémentos que des « actes en mots », et qu’ainsi ils n’ont jamais cessé, par-delà la mort de leurs auteurs, d’exprimer une action. Ces écrits, si l’on suit ma pensée, ont une existence si indépendante de leurs écrivains qu’ils cessent même de leur appartenir aussitôt qu’ils sont couchés sur le papier, au point que je serais tenté de dire qu’on n’entretient pas la mémoire d’un homme en citant ses textes, parce que ces textes ne représentent qu’une image probablement très infidèle que l’on se figure de celui qui les a écrits. Notre pensée, à la lecture d’une œuvre, trahit même la réalité de son auteur : c’est pourquoi on ne saurait dire que notre assiduité d’un texte honore l’homme qui l’a produit – cet homme ne s’y trouvant guère qu’en représentation à travers nous.
Cette digression compliquée ne m’empêchera pas de revenir à une condamnation sans ambages touchant au conformisme des imbéciles croyants, à tous leurs rituels ineptes et lénifiants, à tous leurs propos alambiqués et irrationnels sur l’âme. Ces fadaises, à mon sens, sont plus nuisibles qu’on ne peut croire – loin de moi la pensée complaisante et mièvre qu’elles sont indolores et qu’on doit les tolérer en silence –, car elles nuisent profondément à toute cohérence de l’esprit rationnel, à toute dignité de l’intelligence humaine. Quand on aime vraiment l’homme et qu’on prétend pour lui à une certaine intégrité, on ne doit pas laisser s’installer, ni par habitude ni par paresse, l’idée que certaines actions automatiques et pathologiques sont anodines et, en somme, qu’on a le droit d’être stupide ou bien fou. La dégénérescence intellectuelle où nous conduisent ces superstitions absurdes et passées en coutumes amène inévitablement un mépris – une misanthropie – contre laquelle l’individu véritablement généreux veut lutter de toutes ses forces – car, pour lui, la générosité ne peut consister à accepter passivement une dégradation ou un mal. Celui qui tolère, c’est-à-dire qui n’agit pas pour redresser un mal, au fond celui-là se moque du mal, il ne voit partout que son affaire sans nul intérêt pour les autres, et il vit isolément sans se soucier du Bien humain – même du « Bien » selon lui. Or, voici de quels gens détachés je ne suis pas.
Cette remarque « m’explique » et me justifie plus profondément qu’on ne pense : me reprocher par exemple ma misanthropie c’est-à-dire mon franc mépris pour le genre humain, c’est me reprocher de ne pas entretenir de l’indifférence pour l’homme comme c’est le cas généralement chez tous ceux qui n’ont même jamais réfléchi à notre valeur. Mais il est une attitude bien plus vile, selon moi, que cette dureté qu’on m’oppose, et c’est le désintérêt total pour tout ce qui touche au bien et au mal humain. Celui qui feint d’être d’accord en tout ou qui ne ne promène jamais son esprit sur rien : le voilà, au juste, celui qui est l’inhumain !
Et l’on conviendra, à bien y regarder, qu’il faut une bêtise spectaculaire ou bien une accoutumance aux traditions les plus invraisemblables pour admettre sans ciller que le corps des défunts soient inhumés dans une boîte – pour ne rien dire encore d’une boîte hermétique, ou d’une boîte confortable, ou d’une boîte luxueuse aux bois et aux ornements précieux, ou de tout un habitat de pierre chargé de l’accueillir et qu’on nomme : « caveau » ; c’est là l’idée la plus imbécile au monde ! Et pourquoi mettre un corps en terre si c’est pour l’empêcher de se décomposer ?! Personnellement, je n’ai jamais pu regarder un cimetière sans me sentir stupéfait – pour ne pas dire, en mauvais plaisant, « atterré » – de ces concessions centenaires où des cadavres reposent dans un certain état de conservation, du moins dans les préparatifs d’une « altération ralentie ».
Par ailleurs, qu’on mesure un peu comme ces lieux coûtent aux vivants – de place, d’argent, de temps, de gaspillages de toutes sortes ! Faut-il qu’on décapite une montagne par décennie pour fabriquer tous ces marbres ? Faut-il qu’on arrache une forêt par an pour bâtir tous ces cercueils durables ? Faut-il qu’on endette tant de familles et qu’on les incite à tant de componction sur des vestiges inutiles pour qu’un reste pourrissant d’aïeul ait l’honneur de reposer dans un écrin de prestige et parmi des ancêtres inconnus, avec des parures de fleurs et des bredouillements au sommet d’un amas de terre ?
Songez-y : pour des cadavres, combien d’écoles qu’on ne peut étendre à cause du cimetière voisin ? Combien d’arbres où nos enfants ne grimperont pas ? Combien de paysages qu’ils ne pourront admirer à cause des carrières bruyantes où des machines creusent et découpent la roche ? Et quand bien même le mal ne serait pas si considérable, pourquoi le laisser perdurer ? Est-ce un bon prétexte, parce que la blessure est petite, pour continuer à permettre une estafilade journalière sur notre corps ou sur celui de nos fils ? Et si la blessure n’était pas petite encore, et si cette traditionnelle bêtise heurtait plus profondément l’esprit humain au point même que par accoutumance il en oubliait l’invraisemblance et l’absurdité ?
Quant au respect du passé, quant au devoir de mémoire, c’est une idiotie de premier ordre de vouer un culte à des morts parce qu’ils sont morts – je ne nourris pas le culte du passé. Plus encore, je ne prétends pas que, par routine et au nom d’une pure convention, mes enfants y soient contraints eux-aussi : et combien de familles qu’on voit ainsi errer dans les cimetières au jour obligé qu’une coutume a établi comme celui des morts ! Vous m’aimiez, mes enfants ? Eh bien ! pensez à moi quelquefois si vous voulez : quel rapport ma tombe a-t-elle avec ma mémoire de toute façon ?! et pourquoi vous faudrait-il un lieu pour vous souvenir de moi ? Vraiment, ce sentiment de la contrainte, je veux l’anéantir en ne laissant pas même après moi un lieu de recueillement ; je veux même l’anéantir au point de faire du recueillement même une critique et une moquerie publiques – ce en quoi, précisément, on l’a compris, consiste cet article.