Je me souviens de cette jeune femme que je vis sur une plage où mon épouse m’avait traîné pour le bonheur de mes filles. Elle était assise à quinze mètres ; elle portait une robe noire et étroite, et semblait chaperonnée d’une demi-douzaine de sœurs moins belles qu’elle, plus grasses, plus quelconques, comme le sont souvent les femmes maghrébines d’un certain âge. (Dois-je ajouter, ici : désolé ?)

L’image aussitôt m’a inspiré quelques rimes, que j’ai notées tout de suite sur ces tout petits papiers, moins grands que des post-it, que j’emporte partout.

Claude Lévi-Strauss prétend, à la fin de Tristes Tropiques, que les musulmans ont un problème avec leurs femmes. Il trouve qu’il y a, dans cette obstination à dissimuler leurs corps, un intérêt qui touche à la fascination malsaine : à force de cacher l’objet du « péché », puisque cet usage traditionnel est devenu régulier et ne suffit plus, ils se figurent que même ce qui est masqué peut révéler encore quelque chose, de sorte que cette quête n’a pas de fin, et que la jalousie des mâles finit par atteindre une obsession maladive, au point qu’une femme ne doit plus paraître, même ainsi drapée, au moindre contact des hommes – bientôt ils voudraient pouvoir veiller sur leurs pensées suspectées aussi d’être impies ! Et je soupçonne que de telles pensées, chez elles, doivent effectivement se produire, par la façon dont on leur représente, avec tant de vague insistance, précisément ce qu’elles sont censées ne pas même pouvoir s’imaginer ! Mais ces hommes n’entendent pas que moins on voit ce qui est interdit, plus le peu qu’on voit – ou qu’on se figure – attire le regard et subjugue l’esprit ! J’ai connu un musulman bigot qui, dans sa vie personnelle, tournait toujours le dos aux écrans de télévision de peur d’y rencontrer une femme échevelée, et qui s’efforçait manifestement de venir chez moi lorsque mon épouse n’y était pas : c’est que ces images, même rien qu’entrevues, devaient lui inspirer bien des turpitudes et des ardeurs après coup, sitôt seul et abandonné à ses visions !

Et c’est cette idée vive qui confine au paradoxe : que plus on dissimule, plus on déchaîne les passions : et qui sait ce dont une musulmane, loin de la sage pruderie qu’on lui prête à ne voir que ses longs pans de tissus monotones, recèle comme langueurs, comme « habiletés », comme licences et comme subversions !? Cette imagination-là, qui n’est peut-être qu’un fantasme, a, je crois, fasciné tout l’Orient depuis des siècles, et c’est sans doute après cette image « impure » que l’homme de ces cultures a tout à la fois langui et exercé son interdiction ! C’est qu’il me semble que pour les musulmans – mais c’est aussi le lot de tous les croyants –, la représentation d’une pensée vaut, bizarrement, presque autant que la réalisation de cette pensée : ils supposent à peu près qu’une imagination est un acte ! J’ignore, suivant cette hypothèse, comment un véritable croyant devrait faire pour vivre sans se sentir perpétuellement coupable, car, quant à moi, j’ai continuellement des visions de « mal » rattachées par exemple à des idées sexuelles, et c’est au point, sans mentir et comme je l'ai écrit récemment que je ne puis voir une femme enceinte sans me figurer, et en tout premier lieu, la façon et le temps où cette personne a été mise en tel état ! C’est dire que même la grossesse n’a chez moi absolument rien de sacré !

Pour parvenir à exister « pieusement » avec soi-même suivant une telle conception du péché et du vice, je ne vois qu’un seul moyen, et c’est de radicalement réduire la voilure – de son imagination. Mettez donc des œillères à votre esprit pour ne deviner que des saintetés ou des réalités froides et neutres, à cette condition seule vous pourrez espérer devenir bon croyant. Mais si vous n’en êtes pas capable… il ne vous reste qu’à culpabiliser à outrance, et à reporter par exemple sur des femmes tout le poids de vos insupportables et chicaneuses obsessions – sans aucune limite, attendu que la moindre vétille, pour l’ascète en pureté sainte, est aussitôt un objet de haine et d’exécration. Le véritable religieux voit du mal partout : un religieux paisible n’existe pas, car il lui reste toujours, à quelque nouvelle échelle, un nouveau « mal » à combattre qui concentre toutes ses attentions.

Et c’est ne pas parler, encore, de la jalousie des hommes et de leur passion de conserver auprès d’eux ce qu’ils refusent de laisser libre ! Combien cette frénésie pour l’exclusivité en amour me paraît une imbécillité et une paresse ! – elle est plus féroce encore, il me semble, chez les musulmans qui voudraient non seulement que leurs épouses fussent inconquises, mais aussi que seules fréquentassent leur paradis des sortes de prostituées éternellement vierges ! (les fameuses « houris ») Cette « vertu » résume à peu près tout ce que je déteste en l’homme, le degré zéro de la philosophie, cette contradiction de la générosité superficielle qui consiste à croire que l’amour est un don tout en conditionnant ce don par un serment réciproque ; et puis l’attachement immodéré pour la possession jusqu’à l’appropriation de l’autre, son enfermement, sa servitude et son esclavage, comme si l’on pouvait s’attirer quelqu’un avec des ordres et des traditions, comme si l’amour n’était rien d’autre qu’un syndrome de Stockholm ! Et ce goût pour la subordination et pour la possession ! On veut tant fidéliser l’amour des autres par contrat plutôt que par l’effort qui nous rendrait admirable d’eux : facilités ! Souscrire toujours, plutôt que mériter ! Je ne nourris pas, quant à moi, de pareilles lubies, et je ne désire pas que ma femme soit fidèle si elle ne le désire pas, si seul un document officiel et des conventions de sentiments l’y contraignent. Et même, après tout, elle peut bien faire ce qu’elle veut, qu’elle me soit infidèle si elle préfère, qu’elle aille chercher des plaisirs plus experts dans les bras d’autres hommes, je ne l’ai pas épousée pour la possession exclusive de son corps, j’entends seulement que nous formions une alliance, un noyau d’entente et de protection, une forteresse inexpugnable – je n’écris pas ainsi par rodomontades, je sais plus qu’on imagine ce que j’écris là.

Je m’étais promis de ne pas parler du Coran, et cette défiance qui se présente à moi comme une contrainte est la raison précise pour laquelle j’en parlerai – parce que je « tue » par principe tous les interdits et les tabous, et même ceux que je me fais à moi-même. Ce n’est pourtant pas que j’en ai grand-chose à dire…

Le Coran est une curiosité qu’il faut avoir parcourue, au même titre que l’Ancien et le Nouveau Testament, pour avoir une idée assez nette des trois plus grandes stupidités du monde. En soi, ces textes ne sont pas trop pénibles s’ils ne sont lus que comme récits ou suggestions, mais la moindre immixtion du vrai dans ces imaginations est capable d’abolir bientôt tout sens critique. Vraiment, qu’un livre puisse contenir toute la réalité parce qu’il aurait été écrit par Dieu, c’est l’absurdité la plus désolante au monde, aussi atterrant que de se figurer que les Misérables est une relation qui explique tout l’univers, ou bien que Ainsi parlait Zarathustra rapporte l’avènement effectif d’un Dieu de la main même de ce Dieu – la différence unique vient de ce qu’on sait, aujourd’hui, qu’il y a eu un Hugo et un Nietzsche.

Le Coran est ennuyeux à lire – ce n’est certes pas un récit pour rire. L’Ancien Testament ne vaut que par la Genèse et l’Exode, et peut-être certains des Livres des Rois : c’est le mieux écrit des textes monothéistes parce qu’il raconte ; les allégories qui s’y trouvent ne sont pas neuves et expriment beaucoup d’ampoule, mais du moins se conçoivent-elles. Le moins instruit des lecteurs constatera en revanche que le Nouveau Testament ne vaut qu’à peine pour les Évangiles et les Épîtres qui sont évidemment écrits d’une seule main, et qu’on a voulu attribuer à différents auteurs (mais réunis par l’Esprit Saint, comme c’est pratique !) : on y rencontre beaucoup de platitudes mièvres, c’est si rapide et facile à lire qu’un enfant y préfèrerait la profondeur d’une bande-dessinée ; du reste, les images sont moins fortes, moins colorées que la Torah, tout y est affadi et faussé par la vision morne et inhumaine d’un halluciné.

J’ai lu absolument tout de la Bible : canoniques et apocryphes, soit près de deux mille pages d’une écriture resserrée sans omettre un seul mot, dont les très affligeants Psaumes, qui sont pour l’intelligence ce que les proverbes de nourrice sont généralement pour la raison et la vérité. Il paraît qu’il faut savoir qui l’on combat : je suis allé plus loin dans cette œuvre que n’est allé un croyant qui lutte contre un athée – je n’étais même pas athée à l’époque, agnostique sans plus. Exercice vain, du reste : on m’a reproché ensuite, après toutes ces heures, d’avoir lu la Bible avec une intention impure (quand je pense que j’en sais plus désormais que la plupart de ces chrétiens qui me font ces remarques !) ; même, un Témoin de Jéhovah qui suivait mes lectures de près, osa me dire, aux environs de la page 1800, que je lisais « mais dans la traduction œcuménique et non pas avec la vraie version des Témoins de Jéhovah » : ne pensez-vous pas qu’il aurait pu me le dire plus tôt ?!

C’est bien la même chose pour le Coran : je l’ai lu de bout en bout, moi ; et ainsi l’ai-je mieux lu que beaucoup de musulmans qui se cachent de n’en avoir parcouru que des extraits, fussent des centaines, un peu au hasard et au gré de leurs Imams – j’ai même souvent pris à défaut ce musulman dont je parle plus haut en lui citant de mémoire ! Mais on m’opposa encore, après mon effort, que je ne pouvais comprendre l’Islam sans avoir lu la Sunna et les Hadiths : je m’y suis refusé ; c’est un puits sans fond ! Car on viendra me dire après que j’aurais dû au moins pratiquer un peu avant de me décider, et même alors, on prétendra que je n’ai pas pratiqué suffisamment pour ressentir de cette vraie « élévation de la foi », et même alors, si je ne meurs pas en croyant, on m’arguera peut-être que… parce que le cycle n’est pas complet… je ne puis prétendre… etc.

Tous ces textes ont en commun la croyance, qui est une aberration et une honte pour l’esprit humain, un aveuglement volontaire, une lâcheté et un crime moral. Tous veulent établir le péché, et ils ont besoin pour cela de créer le mal qui, autrement, n’existerait pas. C’est pourquoi ces religions consistent uniquement en l’exercice épuisant et contre nature d’une cure pour une maladie imaginaire et fabriquée de toutes pièces. Voulez-vous vous targuer d’être un grand médecin pour asseoir votre autorité folle ? Inventez donc une pathologie, et faites croire si fort en son existence que les gens soient persuadés d’en souffrir : là réside toute l’astuce méprisable des religions.