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Henry War
7 mai 2019

Si vivre c'est aimer

Pourquoi ne pas prétendre après tout que la vie ne consiste qu’en l’amour qui est une exaltation du sentiment d’être vivant ? Quel que soit ce que l’on aime ou qui l’on aime, on exprime alors une vitalité qui est peut-être ce qui ressemble le plus à l’agitation d’un organisme capable de pensées et de mouvements. Soit, ça me va donc : « vivre c’est aimer », je veux bien admettre cela, en dépit des apparences de proverbe.

Mais en ce cas, il est capital d’exiger que nos amours ne soient pas factices, de façon que nos êtres ne le soient pas non plus. Certes, il ne faudrait pas que nos amours faux nous fassent nous-mêmes… disparaître ! N’étant vivants que par l’activité d’un sentiment – peut-on nier que tout ce que nous faisons ne dépend au moins que d’un amour que nous portons envers nous-même –, nous devons établir et affermir nos affections au lieu de songer à les justifier de bonne conscience. Soyons vrais et philosophes avant que de vouloir être « bons », et sachons examiner notamment si l’amour dont beaucoup se targuent est bien l’incarnation de quelque individuelle conception. Vérifions d’abord si nous ne sommes pas, au fond, des machines à « aimer », programmées, automatisées, c’est-à-dire le contraire d’êtres indépendants et libres, même libres d’aimer.

Car à bien y regarder, cet amour tant vanté dans nos livres, et particulièrement dans « le » livre, me paraît une façon de mort au lieu de vitalité, de soumission et d’abnégation, au titre par exemple de la doctrine du chevalier médiéval si obsédé d’amour qu’il n’imagine plus d’admirer un peu et pour de bonnes raisons l’objet de son amour : c’est un amour dévitalisé, privé de sa substance active, où un spectre semble contempler un monde décontextualisé ; le chevalier ne baise pas, le chevalier ne jouit pas de son amour, le chevalier n’aspire environ qu’aux épreuves et aux sacrifices, et tout s’arrête lorsqu’il obtient le prétexte de ses prouesses.

« L’amour de son prochain », de la même façon, est à peu près le contraire de tout ce qu’une âme sensible entend premièrement par l’idée d’amour : il faudrait, on suppose, être premièrement dépassionné pour aimer ainsi, et en même temps ne pas juger rationnellement des individus qui nous entourent, ne jamais mesurer objectivement la valeur d’autrui, de cet autrui que nul individu sérieux et raisonnable ne peut logiquement admirer d’un bloc, et accorder automatiquement à toute une multitude des qualités et des vertus par lesquelles, sans produire cette sorte d’attraction qu’on figure dans toutes les autres sortes d’amour, on s’arroge surtout le droit d’avoir une « bonne mentalité ». Vraiment, je n’entends pas ce que « l’amour universel » a à voir avec l’amour tout court, et le glissement de ce sentiment particulier vers cette généralisation absurde me paraît un truc lexical dont on a abusé des sots aussi bien que des pédants amateurs de chicanes : si entre ces deux idées il y a un mot commun, on est forcé d’admettre que ce mot n’a pas du tout la même signification, et par conséquent que l’un des deux doit être remplacé par un autre.

D’une façon générale, je crois qu’il est à vérifier si, partout où nous plaçons par coutume l’idée d’amour, il ne se dissimule pas quelque autre vérité moins flatteuse. Par exemple, le basculement chez la plupart des couples d’une substance intensément électrique de l’amour vers une autre substance plus posée et monotone me semble plaider en défaveur d’une même appellation : l’essence de l’amour, sa définition même, a muté ; par conséquent, il paraît logique d’admettre que l’existence de cet amour a été une fois douteux, que ce soit au début ou à la fin, car on ne peut prêter raisonnablement un même nom à deux notions aussi bien qu’à deux choses qui n’ont, somme toute, presque absolument rien en commun. L’amour est-il décidément un sentiment puissant d’ivresse vertigineux ou bien le calme repos d’une possession confortable ? c’est à quoi l’on doit venir à bout en augurant qu’au terme de la réflexion l’un des deux ne sera pas de l’amour – car enfin, je ne vois pas du tout par quel point commun, en l’occurrence, on assemblerait les deux définitions pour autant qu’on admette que l’amour soit bien de la nature d’un sentiment.

Tous les usages, tous les rites comme le mariage, tout ce qui nous impose par suggestion ou par devoir civil un protocole ou un style, nuisent à la sincérité profonde des émotions que nous vivons ; nous devenons seulement stylés à des conventions sociales, et dès le début notre environnement dénature notre sentiment en y adjoignant des valeurs qui nous sont extérieures et largement impensées. Nous finissons par croire que nous aimons en nous conformant à des préceptes irréfléchis, mais justement nous n’y avons pas réfléchi jusqu’à préférer nous abandonner à des opinions communes et majoritaires. C’est à peine si nous expérimentons de nouvelles formes de pensée, si nous appréhendons d’autres morales, nous sommes attachés au confort appris des péremptoires « ceci est bien et ceci mal », nous courons généralement après des prescriptions pour trouver prétextes à nous justifier. Mais comment un amour vif, pur, noble, sera-t-il compatible avec toutes ces turpitudes et toutes ces lâchetés qui émaillent le plus souvent nos habitudes, nos sociétés et nos lois ? Au terme de toutes ces veules péripéties de contrats et d’adaptation, nous ne trouverons plus rien de la teneur initiale de nos amours autrefois admirées et louées, et forcés de constater un changement nous nous leurrerons peut-être en prétendant que nous aimons toujours, c’est-à-dire que nous sommes encore vivants, et en nous efforçant d’altérer plus ou moins subtilement la définition première de l’amour, de la même manière que le chrétien a réussi à se persuader par opportunisme qu’il pouvait exister un amour collectif dont celui de son « prochain » est l’exemple caractéristique. Mais que reste-t-il de nous, de nous-mêmes profonds et propres et loyaux, après toutes ces compromissions ; existons-nous encore après ça, après cette transformation de nos idéaux par souci de concordance avec ce qui est permis et conseillé socialement ? Il ne s’agira pourtant peut-être pas, après cet aperçu de nos « disparitions », de tout briser, de tout assassiner, de fissurer toutes les stabilités par lesquelles nos vies « reposent », mais au moins, par ce questionnement régulier, aurait-on l’honneur de rester pensant et propre en n’étant plus la proie des illusions contemporaines : on ne brûlerait pas sa maison sans doute, mais on reconnaîtrait les imperfections de la bâtisse, et on tâcherait sans doute, sans tout déconstruire, de la réparer, du moins de l’aménager d’autre façon.

Quant à moi, je vois dans nombre d’« amours » qui m’entourent beaucoup de : résignation, abnégation, mécontentement, illusionnement, atténuation, conventions, mensonges, auto-persuasion, etc. Le simple rituel du mariage, ce contrat vil par lequel on réclame une contrepartie à son propre engagement – fidélité et abandon d’une grande part de sa liberté c’est-à-dire appropriation d’un individu, ce dont la bague constitue le symbole le plus littéral et serré (cette contractualisation est au fond, je crois, la raison pour laquelle il s’agit d’un acte public et solennel : chacun veut prendre à parti toute une foule des déclarations de l’autre, et c’est encore pourquoi il y faut l’adjonction de témoins qui certifient avoir entendu des vœux et signent même leur certitude) –, suffit à prouver combien on peut attacher d’idées extrêmement hypocrites et malheureuses à un émoi par ailleurs supérieurement vital. Personne, je crois, nul individu marié d’un certain détachement en tous cas, n’assiste à un mariage avec un bonheur sans mélange ; j’entends par là que la plupart des spectateurs y éprouvent une sensation d’irrémédiable et d’effroi qu’on voudrait expliquer par l’impression officielle d’une cérémonie, sans parler de la gêne occasionnée par l’intime soupçon d’une complicité, comme un athée qui assisterait à un baptême et accepterait en quelque manière d’y prendre part. Attacher l’amour à une telle institution, et même à toute institution paralysante par principe et par définition, cela revient à contraindre, à immobiliser et à ternir de force une notion qu’on pensait plutôt faite pour la voltige et l’épanouissement libre que pour quelque pétrification statutaire. Aimer, n’est-ce pas premièrement vouloir aimer, mais dans l’instant : à quoi servent donc ce projet et ce serment qu’on regrettera peut-être et qui, dans leur nature même, s’opposent tant à la liberté si spontanée qu’on vante en amour ? Et pourquoi ce « pour le pire » qui semble prévoir que les époux déchoiront et qui paraît servir à préparer, de façon à les rassurer, la soumission inconditionnelle de chacun à cette diminution des facultés de l’autre ? Éloigner l’amour de l’admiration, c’est encore une façon d’altérer l’amour. Créer des obligations d’amour ? des contrats d’amour à vie, même (temporairement) consentis ? Faire de l’amour un pacte figé sous témoins au lieu d’une vivacité intérieure ? Plus encore, l’idée même d’engagement sentimental est une totale absurdité parce que le propre d’un sentiment est de n’être pas prévisible : et si je vous engageais toute votre vie, mettons, à être heureux ou triste, à détester ou à ne plus jamais admirer quelqu’un ? C’est pourquoi Nietzsche expliquait que le mariage n’engage qu’à des apparences d’amour et nullement à la permanence d’un sentiment qui est volatil par définition : on consent à un simulacre, on y souscrit pour longtemps, on fera tout ce qui paraîtra prouver qu’on n’a pas cessé d’aimer comme au premier jour, et on suppose qu’on sera soi-même rassuré sur sa propre valeur par une mise en scène pareille et réciproque !

Oui… mais l’amour ? mais la vie ? mais la vitalité d’aimer et ce feu auquel on a comparé depuis toujours la puissance initiale et immaculée de ce sentiment au moment précis où l’on doutait le moins de le vivre ? En ce temps-là, on ne croyait pas pouvoir se méprendre sur son ardeur, sur sa violence essentielle, sur sa pureté ! Mais alors, qu’avons-nous compromis d’autre avec l’amour, et altéré, et adouci, et abâtardi pour correspondre à l’image piètre et fantasmée que les conventions de la société nous ont imposée ? Nous sommes-nous nous-mêmes oubliés et perdus ? Avons-nous disparu dans le mélange gris de valeurs recommandées par l’usage et par la multitude ? Si le sentiment de l’amour est parvenu à devenir un mirage en nous alors que nous le croyions si fondamental à notre nature et à nos vies, existe-t-il encore un homme sincère, et loyal, et propre à sa substance première, un homme qui ne se mentirait pas pour tout, pour absolument tout ce qu’il pense et fait ? Ce vertigineux trouble me vient de ce que je comprends à présent qu’une religion est capable de concevoir pour nous des fantômes de réflexions à quoi nous appliquons une fois pour toutes nos pratiques et accordons de générations en générations toutes nos croyances, tout le fondement de notre morale qui nous guide constamment : nous ne voyons sans doute plus rien de la réalité à force de nous comporter en automates obéissants et disciplinés, à force de voir des représentations et d’en suivre les rites au lieu d’examiner directement les choses. Je ne demande pourtant pas, comme on me l’a parfois reproché, que chacun soit surhomme, démiurge ou prophète, mais je voudrais du moins que quiconque, pour être un tant soit peu estimable, pût enfin observer et (re)découvrir le monde (et l’amour !) – uniquement avec ses propres yeux de franchise et de vérité. Par cet acte fondateur et continu et seulement par lui, cet homme manifestera de cette vertu éclatante et inaltérée par laquelle il démontrera, du moins à mon jugement intransigeant, enfin qu’il regarde et qu’il vit.

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Commentaires
I
A vrai dire, il me semble que le défaut de l'amour, en premier, soit la relative pauvreté du vocabulaire français à son égard. Comment différencier, sans ajouter de propositions supplémentaires, l'eros de la philia, l'agapê de la storgê ? Même les anglais ici différencient le "like" et le "love" d'un simple mot.<br /> <br /> <br /> <br /> Partant de là, deux amours différentes sont à la fois semblables. Semblables en ce qu'elles constituent de notre part un appétit nous attirant vers autrui (philosophiquement parlant, hein, rien de cannibale là-dedans), différentes en ce qu'elles s'expriment différement, et les Grecs l'avaient bien compris.<br /> <br /> <br /> <br /> Partant de ce simple postulat, on peut défnir bien mieux ce dont on parle (car on ne peut examiner également l'amitié et nos pulsions sexuelles). Ainsi, l'eros apparait comme une attraction involontaire et soudaine, là où la philia montre clairement un caractère bien plus volontaire, plus progressif, et plus durable. On ne devient ami d'un coup de foudre. De là, un couple cesserait-il forcément de s'aimer quand la passion s'atténue ? L'eros, qui disparait inexorablement un jour, peut tout-à-fait laisser la place au sein du couple à une amitié conjugale, longuement construit (c'est d'ailleurs, je pense, l'échec de beaucoup de couples, aujourd'hui : ils pensent que l'eros qui les a mené devant le prêtre est éternel, et les voilà à 30 ans, enchainés par des liens qu'ils ne veulent plus).<br /> <br /> <br /> <br /> D'ailleurs, l'amour devrait-il forcément mener au bonheur ? Après tout, derrière l'objet de jouissance que montre l'eros ne se cache-t-il pas quelque piège, bien souvent ? La passion est aveugle, c'est dans sa nature, et il faut faire un prodigieux effort de volonté pour voir lucidement l'objet de cette passion.<br /> <br /> <br /> <br /> Et même dans un seul domaine, pourquoi nier que deux expressions de l'amour puissent être toutes les deux de l'amour ? En philia, tout n'est pas attachement désintéressé à l'autre à cause de sa vertu. Simplement, considérons que l'amitié-vertu, l'amitié des hommes de bien, a une valeur supérieure à l'amitié agrément.
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