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Henry War
9 mai 2019

Triste auteur

Aux rares heures où j’ai eu la vanité de me sentir auteur, j’y ai pensé sombrement mais lucidement, comme une fatalité, comme une malédiction, comme un destin : un auteur, s’il y songe raisonnablement, n’aura jamais le loisir et la paix de se savoir longtemps aimé et admiré pour son œuvre, en particulier s’il s’agit d'un écrivain de pensées et non d’un de ces fabricants d’histoires qui ne font que varier d’opportunisme des mécanismes et des rouages pour la satisfaction de lecteurs complaisants. En quoi ferai-je exception, pour les quelques-uns qui m’ont considéré auteur ? Tous ceux et toutes celles qui m’ont premièrement aimé par mes mots ne manqueront pas, je le devine, de se détourner de moi. C’est ainsi ; voilà pourquoi :

Un véritable auteur est quelqu’un à qui il faut longtemps pour produire des textes : il sait que l’inspiration est un mythe, qu’il n’est rien de profond et de beau qui ne s’obtienne par une dure besogne, et la relative facilité qu’on lui prête à rassembler ses mots s’accompagne sans cesse en lui d’une volonté d’en trouver de meilleurs : même si on le croit déjà très bon, il ne s’accommode pas de l’être, et il s’évertue et s’épuise encore au-delà. C’est pourquoi le temps si court, infime en comparaison, qui suffit au lecteur pour traverser ses pages, rend ce lecteur insatiable et enivré de changements, comme subjugué d’allégresse au sein de cette illusion de vitesse où toute réflexion, quintessenciée par l’écrivain et paraissant une légèreté et une clarté, est en vérité le fruit d’un labeur lourd et d’un long pensum. Toute la force épuisante, toute l’énergie pesante que le chercheur d’idées et de mots a déployée pour réaliser sa synthèse disparaît dans l’aperçu de son œuvre : on lit cette fluidité, cette révolution, on n’imagine pas les efforts qu’elle a coûtés, on prête à son créateur une vivacité d’être, ce génie qu’on suppose aussi extraordinaire et délié que l’implacable surprise de ses mots découverts.

On lit le moindre article en quelques minutes, négligemment en comparaison, quand il faut peut-être dix ou quinze heures de veilles laborieuses pour l’écrire. Vraiment, un auteur qui verrait combien on semble feuilleter ses écrits, ceux qui lui ont donné même le mal ordinaire, cet auteur-ci serait affligé et courroucé peut-être de cette apparence de négligence ; et savoir que cette hâte est le symptôme de la passion n’y changerait sans doute rien : vous préparez un repas de toutes vos forces, vous y consacrez une minutie et un temps prodigieux, c’est pourquoi vous voudriez que chacun de vos mets fût dégusté ! Ah ! comme vous vous trompez !

Ce mirage, cette présomption de la rapidité géniale de l’écrivain, se poursuit même après le livre : il faut au lecteur un autre livre pour étancher sa soif, satisfaire sa faim ; allumé dans ses appétits de consommation et d’édification, il demande à dévorer autre chose, exige une prolongation nouvelle, un dépassement plus fort et plus profond. Par exemple, épaté par une certaine audace, il réclame une prochaine fois que cette audace soit dépassée, il commande des saveurs toujours supérieures au nom de son désir seul et non des capacités de l’auteur qu’il admet automatiquement empli de fièvres et de visions spontanées et régulières. S’il parcourt un ouvrage révolutionnaire, le lecteur croit que l’auteur jouit d’une belle célérité à se représenter des révolutions, et il lui intime alors, tout naturellement, d’en concevoir d’autres, vite et avec enthousiasme.

Or, cette exhortation – une presque exigence en vérité – est un désespoir pour l’auteur : car il sait, lui, qu’il ne peut pas écrire aussi vite qu’on lui ordonne de pouvoir le lire, et il devient victime de son propre talent par ce qu’il laisse présumer de lui en écrivant bien : il a réussi, certes, à transmettre le plaisir fébrile de l’inédit et de l’éloquence, mais de telles pensées en vérité ne lui sont venues que lentement, peu à peu, et son œuvre présente une somme à quoi il est le premier à savoir qu’on aurait tort d’attribuer le nom de : fulgurances.

En particulier, si comme moi cet auteur paraît se spécialiser en quelque façon dans le renversement des valeurs, et si c’est précisément ce qui le fait admirer de ses lecteurs, alors nombre de ces derniers attendent qu’il progresse dans son cheminement en détruisant tout, en proposant de grands et audacieux autodafés, on s’offusquant toujours davantage de conventions et d’usages jusqu’à devenir, par cohérence pure et radicale, une sorte de marginal et de paria, l’incarnation, pour ne pas dire l’allégorie, du cynique, de l’anarchiste et du bohème.

Il manque évidemment de la subtilité à cette caricature, mais l’auteur y a tant contribué : c’est pourtant malgré lui, parce que ses mots avancent vite de causes en conséquences dans ses livres, et qu’il renvoie l’image d’un être qui, pour s’accorder avec ses idées, devrait prochainement brûler sa maison ou daigner finir sa vie en prison.

Un tel auteur qui toujours enseigne des iconoclasmes et de l’inédit semblera tôt ou tard à son lecteur un lâche, un être veule, hésitant à mener sa philosophie jusqu’à ses extrémités, et en cela inconsistant, d’autant plus que le contraste de sa parole ardente et de sa vie d’analyses et de délibérations rassises déçoit et importune tout esprit de logique ostensible. Voilà un être qui était une sorte de Dieu, qui prêtait aux idées une apparence d’héroïsme exponentiel, mais à la fin de son œuvre on découvre qu’il n’évolue pas au rythme de cet éclat si prometteur, qu’il inspecte et tergiverse longuement au lieu d’aller d’un bond sauvage et impétueux directement au bout de ses raisonnements.

Sa pensée dessine une direction, et on voudrait lui crier : « Pourquoi donc ne cours-tu pas plus vite – à l’horizon de toi-même ! »

Mais cet horizon n’est pas nécessairement celui de l’auteur – c’est plutôt un fantasme. Le lecteur lui-même veut galoper, mû par cette exaltation que confèrent les édifications les plus lumineuses, et quand il l’a fait, bien que la volonté insufflant à ses actions ne soit déjà plus exactement la même que celle de son ancien mentor, il croit avoir surpassé celui qu’il admirait et qu’il n’estime plus déjà qu’avec cette tendresse appauvrie qu’on voue à ceux qui ont indiqué une voie sans avoir eu le courage ou la sagacité de l’emprunter tout à fait. Évidemment, comme au surplus l’auteur doit assurer « l’après-vente » de ses livres, il se sent le devoir d’expliquer à maints individus contradictoires les cheminements et complications de sa pensée, d’en lever les malentendus, d’en dissoudre les arguties par affinements et détractations, et comme ainsi aux yeux de son meilleur lectorat, de ses « fans », il perd du temps dans cette pédagogie patiente et un peu vaine, on lui reprochera d’atermoyer sur des détails inutiles et de ne pas se consacrer suffisamment au développement de ses systèmes jusqu’aux corollaires les plus forts et les plus vigoureux.

Certes, de tout ce qui fascine un temps, le regard et l’attention, tôt ou tard attirés par un ailleurs plus fort, se déprennent ; et l’usage que l’on garde de ne s’attacher aux choses que par des compulsions exaltées éloigne toujours un peu plus vite de l’affection longue et apaisée qui flatte et rassure d’être aimé pour quelque attribut essentiel en soi-même. Cet auteur-là devient pareil à l’émission qu’on zappe pour n’y plus jamais revenir, parce qu’un autre programme plus intense a remplacé son discours qui, pourtant brûlant, devient toujours trop froid aux partisans des feux suprêmes et insolents.

Même, par orgueil, du moins par amour-propre, un lecteur finirait par se déprendre de celui dont le souvenir, le rappelant à sa condition subordonnée et en quelque façon humiliante de « disciple », le paraît réduire et abaisser. Et il finit par songer qu’il aurait probablement pu trouver cela lui-même ; ne l’a-t-il pas toujours pensé, au fond ? il n’aurait fallu qu’un peu de temps supplémentaire pour l’exprimer lui-même, sans doute. L’auteur a eu de la chance, du moins un certain « avantage » sur lui : expérience singulière, rencontres opportunes, situation confortable, etc ; ses trouvailles ont dépendu d’autres facteurs que sa seule intelligence, elles sont excusables pour ainsi dire, fortuites à quelque degré…

Je ne veux pas, moi, – je ne puis – être de ces écrivains essoufflés que des attentes amoureuses poussent à sortir d’eux-mêmes comme des forcenés pour satisfaire aux amateurs d’ardeurs ; je ne suis pas un auteur furieux. Bientôt, j’aurai l’air de stagner au contraire, on me trouvera lent parce qu’il suffit de s’approprier les conclusions de mes idées en réclamant seulement ici ou là quelque petit éclaircissement. J’ouvre des perspectives, et l’on me blâmera de ne pas foncer tête baissée dans ce décor aperçu : à quoi bon dresser des paysages si ce n’est pour s’y perdre ? Un certain esprit d’absolu préférerait un sacrifice de l’auteur : exagération, exacerbation, exaspération – jusqu’à ressembler à de ces extravagants qui gardent et perpétuent l’image des précurseurs à moitié fous. J’eusse préféré qu’on me haït, par goût des adversaires pugnaces et des aventures belliqueuses, mais au lieu de ça on me méprisera avec, « au mieux », quelque dédain doucereux au rappel des découvertes que je fis faire, de ce mérite ancien et « juvénile » où demeure un reste de gratitude molle. Le pire pour moi sera de me croire, aux premiers moments, surpassé par des audaces plus puissantes et capables de risquer davantage dans des périls moins sensés : la tête brûlée plaidera contre la tête froide. Ou plutôt non : le pire pour moi sera non pas ce mépris et ce sentiment provisoire d’infériorité et d’indignité (non, je ne redoute pas le devoir de m’élever ni la vue spectaculaire des géants qui m’enthousiasment) mais plutôt l’aperçu de ces amours qui, un à un et après quelque délai prévisible, fuiront ma présence, partiront loin de moi d’un pas indifférent et en indépendance fière, cependant que mon bonheur et ma vertu, passé quelques efforts sincères, ne sauront plus le moyen efficace de les rappeler à moi : ce dur abandon, comme un surgissement de ma misère, me rappellera à ma solitude un temps oubliée, et je redeviendrai celui qui parle dans les ténèbres, celui que l’amour a déserté, celui qui marche dans la nuit et recherche la proximité du vent et des ombres si semblables à lui-même, celui dont les cris ne sont entendus par personne, et dont les pleurs déchirants résonnent ridiculement à ses seules oreilles dans une chambre absurde et vide.

Eussé-je pu, au lieu de cela, ne jamais être aimé plutôt que d’augurer si implacablement, telle Cassandre sans espoir, la fin de mes amitiés, où ne demeurera pas même un respect, pas un égard, pas une compréhension de mon œuvre ni de moi-même, rien qu’un titre de coupable et d’insuffisant : je serai ainsi ni plus ni moins… remisé, comme un vieux livre d’enfance. Mais allez, quoi, il n’y a pas tant à se plaindre : haut les cœurs ! J’y suis déjà préparé, j’ai déjà tant vécu en imagination vos froideurs et vos dédains que la réalité prochaine ne sera qu’une redite, et j’ai l’âme apprêtée et déjà noire du malheur qui ne tardera pas d’arriver, dont j’éprouve les effets avant que les causes. Et c’est même, en quelque façon, aussi, un sujet de satisfaction : je me souviens de vos désaffections, de leur violence glacée, à l’heure où vous m’aimez encore : oh ! comme cette image inéluctable de votre mépris superbe, par contraste avec vos rires, vos effusions et vos resplendissements actuels, me donnent à me réjouir presque mélancoliquement du moment présent !

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