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Henry War
31 mai 2019

Mise au point

Je voudrais faire le point, réfléchir un moment. Comme en quelque promenade obligée, on atteint parfois des degrés où l’on veut s’arrêter, regarder, examiner, comparer. Suis-je bien sûr de culminer, ou ai-je emprunté des sentiers d’illusion ? J’ai peut-être suivi trop longtemps un guide spécieux dont j’aurais dû me déprendre : quelquefois, on se croit mené par un phare qui se révèle un brillant incendie vous attirant aux écueils, ou bien on se croit en altitude pour la seule raison qu’on respire différemment. Je me sens si loin d’autrefois, si étranger à ce que j’étais… Pour le moins, que de chemin parcouru, indéniablement : qui pourrait m’accuser – d’avoir musé ? On retrouverait avec peine mon enfant en mon état actuel, difficilement dirait-on que celui-là a grandi en celui-ci. Tant de candeurs changées, à ce qu’il me semble, en leur exact contraire… Suis-je devenu monstrueux ? Quel jugement un moi distancié doit-il donc porter sur moi-même ? Je sais bien que je puis être ces deux moi alternativement et qu’il me suffit d’appliquer mon sens glacé du recul et de retourner ensuite à ma vitalité. J’aimerais voir un peu, aujourd’hui, si je ne me dégoûte pas, si je ne me regrette pas : n’est-il pas toujours temps de se réformer ? Je veux vérifier si je puis encore me porter de l’admiration ou si j’ai déchu dans quelque fange invisible à moi seul. Il est encore l’heure, le cas échéant, de me relever hors de la boue.

Certes, je sais que me voici immoral, terrible, insensible, au point de rejeter la honte et de révoquer tout ce qu’on appelle abusivement du nom de « qualités », « bonté » et même « amour ». Une suspicion dure, une défiance intransigeante, s’empare de moi aux listes ordinaires des vertus : je n’ai presque plus du tout de socle irréfléchi, de fondement inculqué, j’ai oublié de savoir rire et pleurer aux choses que je ne comprends pas. En cela, je me crois inhumain, et pourtant j’aspire à des valeurs à portée des hommes et que je suis parmi les rares à entrevoir et à leur présenter. Il me semble qu’on ignorerait, en me sentant être, en respirant à l’intérieur de moi, que ma substance à quelque commune mesure avec le fait ordinaire, l’abandon banal, de vivre : je suis quelqu’un qu’un autre ne croirait pas être, en qui nul ne reconnaîtrait de similitude. Unique. La mort, par exemple, me donne de la joie, m’apparaissant un ultime refuge ; ma solitude est ma fierté, je mets un point d’honneur, voyant ce qui fait l’entourage des gens, à ne pas avoir de compagnie ; j’ai mon égoïsme pour probité, comme garantie de mon intégrité. Mon altérité fait horreur, qui sait, à la condition de mon espèce. Je suis, je le crains, qui ne devrait pas être ; et comme toute aberration, j’en tire le malheur d’être – autre.

Et le bonheur aussi. Oui, ou bien ni malheur ni bonheur. C’est plutôt ça. Quelque chose comme un piètre orgueil de n’être pas une machine. Quelque chose de peu valorisant, en vérité. Une vertu en négatif.

J’ai franchi le bond du mal, et je ne redoute plus du tout d’explorer les profondeurs du gouffre où je saute. Je suis, simultanément, dans le ravin et dans le ciel, c’est-à-dire nulle part. Je suis mon corps, et c’est tout ce qui importe : rien ne m’aimante, ni l’abysse ni l’azur. Je me crois devenu largement libre de penser en-dehors des lois de gravitation.

Suis-je dégoûtant ? suis-je importun ? Je ne parviens plus à percer la signification de ces mots. Je n’arrive plus à être autre que cet autre que je suis à présent ; je n’entends pas de raison qui m’y inciterait. Toutes ces raisons ressemblent à des mensonges, et je les démontre tels tant de fois par jour qu’il n’existe plus qu’un immense dépit à m’opposer. On devrait m’euthanasier, le virus a trop pris, trop profondément : si je suis malade, je demande à ce qu’on ne me guérisse pas ; je ressens trop la nécessité de mon mal, et je crois être mieux que je n’ai jamais été. Je ne veux pas nuire, non, je veux également tuer le mal en vous, et c’est ce mal que vous appelez Bien et qui vous paralyse. Votre médecine consiste à homogénéiser vos frustrations et vos certitudes, c’est un traitement à uniformiser selon votre moule, toutes vos seringues ne contiennent que des solutions à maintenir en mort, du moins en non-vie. Et ce produit, vous le nommez « morale », et vous voudriez l’insuffler de force : une perfusion, pour ne pas vous persuader, comme c’est pourtant assez évident, que le malade est en meilleure santé que vous-même. Une petite peste par perfusion pour ignorer que la liberté de penser est un symptôme de vitalité.

Ah ! je voudrais pleurer aussi, et chanter cette affliction en quelque sympathique élégie : je n’ai à peu près de succès que sur moi-même, mes anti« nécro »tiques ne fleurissent guère au-delà pour d’autres esprits : je me figure que le mal y est trop installé, et que ma cure est trop tardive pour être efficace. Tout est baigné de ce poison uniforme, et je ne puis que souffler fort pour assécher la cuve où l’on nage : est-ce que certains, du moins, parviennent à ressentir ce grand air sain venu d’en haut, d’à côté du bassin ?

Non, vraiment, je ne puis revenir en arrière, je ne reconnais pas les motifs d’un retour et d’une résipiscence, a priori c’est trop tard. Au train où je suis, faute d’arguments pour m’ébranler, je préfèrerais mourir après avoir tout sacrifié plutôt que de renoncer à la pratique de mon idéal dont je suis si convaincu et imprégné ; et ce faisant, je ne me croirais pas une folie de perdre la vie, le bonheur et la santé, toutes choses à quoi tant de personnes sont si attachées et pensent reconnaître leur salubrité, pour ce que leur existence ressemble pour moi si fort à la mort. Des zombies déambulent ainsi dans certaines mythologies : ne voulant ni la vie ni la mort mais persistant dans une zone grise située entre les deux où l’intellect est éteint, ils n’aspirent qu’à mordre pour faire d’autres zombies comme eux ; le remède qu’ils préconisent est en effet leur mal. Quel homme sain, détaché des torpeurs du cadavre déambulateur, admirerait un tel être, voulant lui ressembler ? La plupart sont des zombies, mus par les ressorts automatiques d’une sorte d’inertie d’existence, comme un souvenir pâle, une vague réminiscence d’action, mais si atténuée que c’est comparer la vitalité d’un jeune arbre et celle d’une table en bois déjà vieille.

Non, la mort plutôt qu’une régression, qu’une dégénérescence et qu’une corruption vers ce qu’en ferme religion on nomme : abnégation ou sacrifice. Je n’ai que moi, pourquoi irais-je me briser ? À l’exemple consenti de qui devrais-je rétrograder dans mes réflexions ? Quelle satisfaction plus qu’illusoire et conventionnelle tirerais-je de me forcer à redevenir un autre plus bas que moi, c’est-à-dire un être de la multitude ? Je ne puis, car c’est au-deçà de mes forces, et mon Dieu personnel et sacré, à moi, m’engage à ne pas déchoir de mon rang, c’est-à-dire à rendre toujours ma capacité pleine et étendue au maximum.

Mais, question troublante : suis-je seulement un converti devenu prosélyte qui a résisté à quelque évangélisation contraire ? M’attribuerais-je ainsi le vice que je combats consistant à prêcher et à endoctriner des foules ? Ah ! on voit déjà au faible nombre de mes « ouailles » que je ne suis pas fort à cette œuvre, et ce serait déjà une consolation pour un chrétien ou un moraliste que, moi, je ne détourne personne ! Mais la raison de ce faible rendement vient peut-être de ce que, outre que mes exhortations manquent de croyance en la pensée que beaucoup d’autres que moi puissent les entendre et les suivre, je ne fais qu’indiquer un chemin qu’on est libre ou non d’emprunter, je ne pressure personne : l’émancipation du disciple fait partie du principe même du genre d’esprit que je veux porter à l’admiration ; et il faut, au propre, que le disciple n’existe pas. Toujours, je garde espoir d’être efficacement contredit ; dans toute voie de vraie raison la contradiction fait partie du processus même de maturation ; dans ma petite philosophie, rien ne doit être admis d’autorité mais par examens successifs, et la violence même avec laquelle on tâche à en imposer devient très tôt un symptôme de méfiance et de suspicion : celui qui sermonne et qui assène est un charlatan. Quand on veut surtout étourdir, il ne faut pas laisser les esprits se débattre avec la conscience : il faut les abattre tout net, leur être péremptoire et menaçant. Je n’ai pas de quoi assommer ou effrayer, moi ; c’est une méthode qui me répugne, qui force des adhésions fragiles et mal bâties. Je veux aussi bien des amis que des ennemis plus fermes que cela ; exister parmi des ombres d’idées même amicales au lieu d’individus insignes et intègres fussent-ils les plus féroces des hommes, me paraît infiniment peu enviable, et je ne voudrais pour rien de cette utopie de la servilité et des dogmes où reparaissent les zombies. Nous voulons, nous autres, des semblables.

Ma discipline est-elle juste ? C’est ce qu’il faut démêler, et en particulier si des raisons éclairées valent mieux que des siècles de traditions obscures ; j’entends au loin cet argument rebattu qui feint d’interroger si on ne fait pas n’importe quelle consolation, et de toutes sortes, avec des réflexions contournées : « Une foi est absurde si vous voulez, mais elle ne simule pas un cheminement, elle ne se fabrique pas de toutes pièces des raisons alambiquées pour se consoler de tout ce que veut la conscience : sa sincérité, du moins, l’absout ! » Et certes, toute véritable science de la pensée où une logique spécieuse peut conduire à des justifications erronées – où même bien des justifications servent de prétextes pour des démonstrations d’illusionniste – propose de pareils risques et travers, mais comment ne pas comprendre que ces justifications initiales qui égarent l’esprit du chercheur sont justement à chercher dans la foi qui déforme des conceptions ? Des croyants nous reprocheraient de nous chercher parfois des arguments pour tout nous consoler sous l’alibi d’une science inébranlable, et ils ne verraient pas que ces consolations ne sont rien d’autre que des persistances de foi et de religions qui se résument en pensées et pratiques plus ou moins abouties de consolation ?

Je préfère cet effort qui consiste, même avec des résultats imparfaits, à s’écarter des préceptes sourds où la vie ne devient qu’une discipline de conformité, où la réflexion s’annihile à ne formuler au mieux que des hypothèses permises dans un cercle étroit, où l’être en soi est obstinément aveuglé et contraint c’est-à-dire condamné à l’oubli de ses grandioses facultés de concevoir au mépris de notre si vertigineux potentiel humain. Qui oserait opposer sans bassesse ni absurdité, à cette vitalité radieuse et tournée vers l’avenir, par exemple : le bonheur de l’obéissance, le plaisir de la contrition, le réconfort de la stricte observance, toutes contentions rapetissant la part belle d’individuel indiscutable au profit d’entités louches et inconcevables à chacun ? Qu’il puisse exister des arguments en faveur de la tradition et des coutumes, en faveur de la paralysie de l’esprit ou de son avantage à œuvrer au sein de certaines frontières, voilà qui m’est brutal, voilà qui me choque comme devant blesser nécessairement l’individu en nous-même, au même titre que si l’on exigeait d’un oiseau qu’il ne se serve pas de ses ailes – et qui sait ? peut-être au nom d’autres volatiles qui, eux, ne peuvent pas voler !? Qui me fera entendre, à présent que je suis si avancé dans mon raisonnement, qu’il existe non seulement une fierté à largement s’abstenir, mais surtout que cette fierté surpasse celle consistant à user de son corps et à innover de son esprit ?

Ah ! et pourtant, que cette fierté rend seul, si seul ! Souvent, je me suis cru entendu et compris, et ce partage provisoire une fois détrompé, la désillusion m’a tant de fois accablé et morfondu qu’il en est résulté un endurcissement atroce et toujours de plus en plus aride, une compression horrible de mon désir d’aimer et d’être aimé, une opacification de ce Mur invisible dont j’ai déjà parlé et qui me rend de plus en plus prisonnier de moi-même comme en une pièce toujours plus étroite et plus haute : plus je vois loin au-dessus, plus je dois me résoudre à une réclusion serrée. En cela, l’histoire de ma vie est peut-être une progression vers quelque absolue autonomie, vers une forme d’indépendance extrême où, à force de m’aliéner tout le monde et de m’exiler de la sympathie des autres, je deviens assez semblable au militaire spécial à qui l’on enseigne la survie en totale autarcie : j’ai l’impression, pour tout dire, de me respecter davantage et, simultanément, de souffrir infiniment plus. Je me sens le devoir de ne compter plus que sur moi-même, et qu’importe même le « sentiment » de ce devoir : qui réellement m’apportera un soutien ? qui dont serait en mesure d’identifier la nature même du soutien qui pourrait vraiment me procurer un réconfort ? J’ai grandi trop singulier, voilà : c’est le prix à payer pour n’avoir suivi personne, pour m’être extrait de la plupart des préjugés, pour m’être défié de tout : même ceux qui, un temps, ont prétendu me connaître se sont tôt ou tard réveillés de leurs illusions, et je les ai déçus – malgré moi : c’est d’eux-mêmes qu’ils se sont déçus de moi, je n’ai cherché à tromper personne, j’ai été trop subtil pour leur entendement, cette nuance-là les a perdus, confondus et vaincus, j’ai déchu à leurs cœurs parce qu’ils se sont fourvoyés sur ce que j’ai été.

Pense-t-on encore, pense-t-on vraiment que c’est par plaisir que je suis devenu – ça ?

Mes regards promenés sur tout l’alentour ne procèdent que d’une solitude : je la sens dans tout ce que je fais, elle résonne dans mes moindres paroles, la fin en moi du moindre automatisme, de la plus petite convention, me fait pareil au suicidaire qui ne pense qu’à son dernier instant ; tout me blesse, mais c’est une blessure sur une cicatrice, et il n’y a là qu’une croûte éternellement remuée et désensibilisée. Vraiment, j’ai presque mal de vivre, en tous cas j’éprouve à toute heure la voix intérieure de mon individualité, de mon égo, qui me hurle mon anomalie et l’absurdité de toute entreprise ; au mieux vois-je ma propre existence comme une dérision et comme un rôle, oui, comme quelque bouffonnerie qu’une machine assumerait plus fluidement que moi, et je me trouve importun, disparate ; bien souvent, je le jure, je ressens je crois plus que quiconque la gêne que ma nature-même est un dérangement, et je m’oblige à plus de discrétion, à un isolement loin des êtres normaux que j’exaspère, par moments.

Ce soir où j’écris, bizarrement, est plus pénible qu’aucun autre. Je m’aperçois… Oh ! comme c’est cruel, ce bilan tombé hier, poursuivi aujourd’hui ! Combien de fois par semaine voudrais-je résoudre ma fuite en anéantissement, du moins en recommencement ? Et qu’est-ce que c’est encore qu’un homme qui tape sur un clavier devant un écran blanc, par un de ces soirs d’abandon, cet abandon qui ressemble si fort à l’échec ? J’ai déjà parlé ailleurs de cette image d’un individu qui marche dans un paysage de nuit, invisible, dans le froid, dans l’oubli : il n’y a que lui qu’il ne parvient pas à oublier, tout le reste l’ignore : eh bien ! je voudrais marcher de nouveau comme autrefois dans de la nuit, et je n’ai même pas de prétexte pour ça. Je voudrais y marcher nu, comme une bête, et que nul témoin ne puisse prétendre avoir vu quelque chose. Plus j’existe, moins j’éclaire : j’avais des espèces de disciples dans le temps, à l’époque où je parvenais à être assez simple pour me faire entendre ; c’était l’époque des pleurs, j’ai tant pleuré, la « bonne » époque ! Tout passe. Même le mal le plus aigu se change en grattement – un élancement chronique, sans plus. La pensée de moi-même est une douleur d’arthrose, mais j’aime autant penser à moi-même qu’au reste, ayant moins à craindre de constater ce que je deviens que ce que j’ai perdu.

Ceux que j’ai laissés là, ceux qui sont restés sur le seuil, je garde souvent d’eux un amour puissant, mais c’est un amour insaisissable, d’une essence incomparable, et que personne – je l’ai maintes fois démontré – n’entend pour ce qu’il est, raison pour laquelle je renonce même à tâcher de le décrire ; et cet amour se rapproche probablement le plus de ce que vous appelez, vous : « gratitude ». Même dans la forme de mon amour, je suis seul : Dieu ! quel cœur est le mien ? Handicapé, dénaturé ou quintessencié, ce cœur si étranger qu’un mot d’amour tendu vers lui le blesse aujourd’hui pour ce qu’il n’y rencontre rien de ce qui constitue ses affections les plus vives. Ce cœur aime, mais il ne sait « aimer » ; même ceci est perdu pour lui, il a égaré à tout jamais « l’usage » d’aimer ! Être seul aussi quand on aime, c’est bien le comble… On devrait tuer des gens comme moi – je parle sérieusement –, on n’y verrait guère d’inconvénient : à peine si, au sens commun, je puis être assimilé à ce qu’on nomme : une personne.

On devine après cela, je l’espère, qu’il faut de grandes motivations pour s’opposer à des foules, être jugé perpétuellement agaçant, et ne plus se sentir soi-même humain. Que l’existence même devienne une solitude et une réclusion, avoir cette impression peut-être étonnante pour d’autres d’être « prisonnier derrière des yeux », se savoir un intrus parmi n’importe quelle compagnie : voilà un sacrifice, en quelque sorte, qui, chez un antéchrist comme moi, doit bien s’accompagner de quelque profit supérieur. Et en effet, ce profit, je le tire justement de mon sentiment de supériorité qui est une consolation – mais qu’importe la consolation : ce n’est plus même, comme j’ai dit, quelque chose que je puis choisir. J’y suis trop entraîné, mon esprit veut fatalement déjouer toutes les faussetés, c’est un exercice dont je suis devenu incapable de me déprendre – en cela seulement je suis une machine, un mécanisme, un rouage… de vérité. De sorte qu’il n’est pas utile en rien de m’interroger si ma philosophie me rend heureux : c’est une philosophie à laquelle je ne sais plus échapper et dont la fuite me rendrait malheureusement indigne à moi-même. Mais il est vrai, pour autant que le bonheur se ressente et se déclare, que je ne suis pas heureux. D’un autre côté, s’il en est à l’identique du malheur, je ne puis affirmer que je suis malheureux. À peine, en somme, si j’entends quelque chose à ces notions qui me semblent faites pour des abrutis. L’humeur ? je m’en fiche bien ! mais : la grandeur ! Ah ! Et quel besoin la grandeur a-t-elle de s’assujettir à des états si transitoires que la peine et la joie, hormis quelque philosophique satisfaction ?

Fatale est donc ma tournure d’esprit : il n’y aura que des raisons saines pour m’y faire renoncer ou pour infléchir sa course. Cependant, un soupçon m’est venu, un soupçon récent : c’est qu’en tant qu’individu je me sens certes extraordinairement seul parmi toutes foules, et pourtant cet individu en moi n’a-t-il pas aussi quelque rapport étroit, dans sa pensée, dans sa morale nouvelle, avec l’étendue des foules d’aujourd’hui ? Existe-t-il une similitude entre ce que je suis devenu et l’état des mentalités d’aujourd’hui ? Ou bien suis-je décidément aberrant, anormal, importun, intempestif sur cette Terre et dans cette société ? Y a-t-il un point d’étude, un niveau de réflexion individuel, où l’esprit s’abîme au point de ne plus ressembler à rien ni personne, de dévier d’une ligne droite, de se chercher des excuses et des arguties comme en quelque sophisme auto-persuadé ? Deux interrogations se mêlent ici : je sais que je suis seul, atrocement seul ; est-ce parce que j’ai tort et ai l’esprit contourné ? Ou bien est-ce par ce que j’ai de l’avance sur les autres et suis un précurseur ?

Des signes, des signes concrets à ce qu’il me semble, m’incitent à penser que la société dans son ensemble, celle où je vis, tend à une forme d’amoralité et de rejet des conventions, en dépit de la persistance de ses atavismes qui la rendent encore bien souvent contradictoire et irrationnelle. Notre monde, ayant perdu le ciment aliénant des religions, s’ouvre, s’expose, se risque à une forme inédite de la pensée où les traditions et les modèles disparaissent. Et je n’en tiens pas seulement pour preuve le tarissement des rites comme le baptême ou le mariage, mais bien l’assomption, de plus en plus, d’une sorte d’opposition générale aux conventions de morale où les individus acceptent et revendiquent sans honte ni justification leur droit à l’égoïsme : ce droit est à l’origine d’un système morale aux antipodes de tout ce que nous connaissons. Il ne s’accompagne certes d’aucune théorie, il n’est qu’une pratique du bien-être singulier où n’entre aucune considération du bien général ; il est, je crois, une incarnation irrationnelle mais non déraisonnable de la volonté de puissance, cette volonté suivant laquelle le je passe avant toute autre chose.

L’Occident devient égoïste, mais cet égoïsme n’est pas, n’est plus à entendre suivant la rigueur des anciens repères de moralité religieuse : il n’y a pas de mal à cela, il y a du bon, tant de bon à se sentir exister en soi-même et pour soi ! Tous les narcissismes, tous les abandons, tous les libertinages par lesquels l’individu contemporain exprime tacitement son rejet des conventions coutumières, reflète en lui un épuisement de son désir de contention : il ne trouve plus les motifs qui le pousseraient au sacrifice et à l’effort, il ne perçoit plus quels seraient les avantages de l’abnégation, et la raison en est certainement que tous ces motifs et avantages se situaient jusqu’à présent dans le regard des autres et le respect qu’autrui vouait unanimement au défenseur des conventions. Mais l’admiration du zélateur des bonnes manières s’est mu en admiration du révolté, du jouisseur, de l’homme plein : la conformité n’est plus un critère d’amour, c’est la conformité avec soi-même, autrement dit la propreté, qui est source d’amour. Assumer ses choix, et cesser de porter du respect automatique pour des valeurs héritées : notre société cherche des diables, je veux dire ceux qu’autrefois on appelait ainsi. Elle aspire au bonheur, et elle a compris que ce bonheur ne se rencontre pas dans des poses religieuses ou morales. Autrui « croyant » n’est plus assez nombreux pour garantir la satisfaction des devoirs « bien » rendus : sur toute action jugée naguère morale se pose quantité de nouveaux jugements dénigrants et sceptiques. De sorte que, de nos jours, l’applicateur du bien traditionnel ne se sent plus admiré par une multitude et il perd ainsi son principal motif d’agir : il se sent ridicule, en plus de se savoir contraint.

Voilà pourquoi j’affirme une fois de plus que c’est le jugement des foules, et en particulier leur mépris, qui, rationnellement dirigé contre les fauteurs de mensonges, constitue pour l’homme la plus grande source d’amélioration individuelle et de perfectionnement en tant qu’espèce. L’admiration, certes, valorise, mais le mépris éradique.

Toute religion ne se tient que sur l’homogénéité, au sein d’une même société, des condamnations du mal et des encouragements du bien : il suffit que le jugement général doute de ses préceptes et portent sur ses adorateurs un regard plus ou moins négatif, et tout son édifice croule pierre après pierre ; c’est pourquoi on comprend que les religions tâchent premièrement à imposer leurs dogmes de façon uniforme avant de les faire comprendre : il faut que telle action suscite sans réfléchir le respect de façon qu’une telle catégorie d’agissements se perpétue – la réflexion est secondaire dans ce processus, accessoire, superflue, et dangereuse quelque part en ce qu’on ignore toujours ce qu’un penseur finira par trier d’une liturgie : ce tri est le commencement d’un désaccord et donc d’un mépris qui peut s’instituer en une sorte d’école. Or, je le répète, si un groupe désavoue une pratique, les partisans de cette pratique n’y trouvent plus la même satisfaction à savoir celle d’être admirés, et par conséquent cette pratique peut disparaître. Autrement dit, quand une brèche morale s’opère dans n’importe quel mur du bien, il est de toute première nécessité de la colmater immédiatement : à défaut de raison entendable, il faut pour cela des menaces, des cris et des châtiments. La fissure autrement tôt ou tard emporte une grande part de la maçonnerie.

 Or, je crois constater que la lézarde dont je parle est de tous côtés dans notre société. L’autre jour, une mère d’élève me rapporta que son fils en classe de troisième, un garçon intelligent, lui avait dit qu’il ne trouvait pas du tout admirable le sacrifice des Poilus de la Première Guerre mondiale : il jugeait ces hommes des imbéciles de s’être laissés enrôler pour une cause aussi médiocre qu’un patriotisme alors qu’aucune valeur supérieure par exemple de liberté n’était vraiment en cause : ce rejet logique d’une convention – l’adulation automatique des victimes de la guerre y compris si ces victimes furent de fervents partisans de la guerre – induit un retournement de valeurs qui n’est pas du tout un mal, à mon avis : l’individu aujourd’hui se sent de plus en plus en devoir de juger des choses par lui-même en-dehors de toute convention sociale. D’une façon similaire, bien des Français estiment de leur liberté d’assumer ce qu’on estimait autrefois des maux révoltants et presque tabous, à savoir par exemple : les violences de rue, la vengeance en matière de justice dont la peine de mort, la fin de l’Union européenne, la dissolution du mariage, l’intolérance religieuse, le dégoût de la patrie, la multiplicité des partenaires sexuelles, l’exclusion raciale ou identitaire, la défiance en toutes formes d’autorité, la plupart des péchés capitaux comme la paresse ou la gourmandise, le changement de régime politique, la cessation des observances de foi, de coutume et jusqu’à celle de toutes lois qu’on juge insuffisantes ou mauvaises, etc. En refusant d’accorder au respect héréditaire une valeur en soi, on dissout l’idée même d’exemple irréfléchi : et peu à peu il n’y a plus de héros.

C’est ce mouvement de la pensée contemporaine qui, parvenant à s’extraire des moules des préconceptions où nul regard incitateur ou réprobateur ne les retient plus, m’encourage le plus à soupçonner un changement voire une révolution dans l’acceptation inconditionnelle des préjugés moraux, je veux dire dans un sens favorable à l’abstraction des dogmes à défaut déjà de leur véritable remise en question intellectuelle et consciente : les gens ne veulent plus de ces guides transcendants qui leur tombaient autrefois de quelque hauteur indiscutée, du moins ils échappent désormais à une partie de leurs influences, et ils revendiquent fondamentalement le droit de mener leur vie « à leur manière », quoi qu’ils entendent par cette expression. Certes, il ne manque pas de perdurer dans leurs pensées, tout y étant comme instinctif et vital et non pas instruit en raison, une part importante de conditionnements qui se défaussent à leur examen, du moins leur volonté plus propre n’en vient-elle plus à accepter bon gré mal gré ce qui répugne à leurs goûts et à leurs désirs – ils ne sont plus les pantins d’un ordre imposé, on ne les obligera plus à se sacrifier pour des bêtises institutionnelles comme la patrie ou la fidélité à quelque serment. En somme, un désir de vivre a supplanté en eux un désir de reconnaissance.

Cette distinction se perçoit nettement, je trouve, dans la conception nouvelle du travail que les générations suivantes n’estiment plus ordinairement un devoir pour la collectivité mais un moyen d’accomplissement pour soi. Le recul, plus ou moins consenti d’abord puis largement plébiscité, de la durée du travail, a amené peu à peu cette idée que la substance de la vie ne devrait pas être concédée essentiellement à une machine sociale mais à soi-même et pour son propre épanouissement : c’est, je crois, ce qui explique en large part le décalage, sinon la grande incompréhension, intergénérationnel sur cette question du dévouement à un groupe et par exemple à la patrie, et c’est par extension ce qui explique nombre de divergences politiques fondées sur des pratiques de vie si différentes et opposées. Comment faire comprendre en effet à nos parents que le métier se choisit aujourd’hui non pas comme une catégorie obligatoire et plus ou moins restreinte d’impératif contractuel, c’est-à-dire non pas comme un ordre et une nécessité sociale, mais comme une sphère d’expériences humaines et de satisfaction qu’on s’attend à pouvoir changer aussitôt que la lassitude et l’ennui y rendront l’existence monotone et insensée ? – à plus forte raison, comment le faire comprendre à des employeurs ?! Notre société devient individualiste sans aucun doute, mais elle reconnaît de moins en moins en ce terme d’individualisme un défaut ou un vice : la société, après tout, n’est presque rien d’autre que la somme des individus qui la composent ! elle est même l’incarnation des aspirations de la majorité de ces individus : la société doit faciliter les penchants individuels au lieu de les contraindre, suivant un principe de pure démocratie ! Il ne scandaliserait plus que des générations anciennes que le travail disparût, ou brutalement ou progressivement : le salaire universel n’éveille des objections philosophiques que chez les jaloux qui ne conçoivent pas qu’on puisse à l’avenir se contraindre moins qu’eux ; tout être qui a volontairement souffert au nom d’un idéal même spécieux éprouve une certaine tendance à réclamer quelque persistance de semblables souffrances après lui. Mais ce lourd collectif-là, pour qui se faisaient tous les renoncements sordides de la vie spirituelle et libre, n’apparaît plus comme une priorité : les gens exigent à présent d’être et de jouir ! Et suivant ce cheminement – c’est très important –, ils n’accordent plus du tout leur confiance automatique dans les sources officielles et publiques : le temps qu’ils ont acquis et le goût de leur liberté leur ont donné les moyens et la soif de s’enseigner à eux-mêmes les savoirs auxquels ils aspirent.

Et c’est peut-être de là que vient notre crise de la culture et de l’éducation : personne ne veut plus d’enseignant auquel il n’ait au préalable consenti, personne ne supporte plus de recevoir des dogmes sans justification ; l’individu réclame sa « part belle » ! Or, tout ce bagage de superficialités inculquées et incontestées est précisément l’apanage des religions ; ce mode de rapport au monde selon lequel on doit avant tout concevoir des maîtres et souscrire sans ciller à toutes sortes de représentations douteuses ne correspond plus à la pensée moderne qui veut individuellement construire sa réalité. Ceci est sans doute à l’origine du lourd problème de méthode par lequel, voulant triompher de tout sans acquisition d’une solide logique en arrivant aussi vite que possible aux conclusions d’un problème, l’esprit contemporain se laisse séduire par des apparences de vérité – d’où l’aveuglement des statistiques et la séduction des fake-news tout autant que des mièvreries les plus éculées. L’individu, par désir de sens personnel quoique sans bagage intellectuel, veut enquêter lui-même sur toutes sortes de choses sans accorder sa foi à quelque source collective : il se défie aujourd’hui des faits communs au lieu de s’en laisser persuader, mais dans ses investigations il rencontre souvent l’ennemi intérieur consistant en sa propre insuffisance méthodologique. L’individu moderne est encore un enfant que des siècles de croyances aveugles en la religion, en l’État et en d’autres conventions ataviques avaient cantonné à un stade d’embryon amalgamé (je veux dire par là : d’objet passif et collectif).

J’aime pourtant cet enfant que je crois deviner : il a du moins la vitalité des hommes au lieu de la résignation aveugle des bêtes de troupeau. J’aime même qu’on puisse aussi détruire spontanément de belles vérités (même s’il est toujours malheureux de se tromper), car c’est la démonstration qu’on est enfin capable de détruire quelque chose au lieu de tout accepter veulement. La véritable entreprise philosophique contemporaine consistera à apporter à chacun toutes les lumières raisonnables de nature à ce que les choses soient brisées à la fois individuellement et en connaissance de cause : le marteau plutôt que la bombe, parce que le marteau a besoin d’une seule main vigoureuse et est dirigé singulièrement tandis que la bombe peut être lâchée à peu près inconsciemment sans souci de responsabilité. Le fait de la destruction n’est bientôt plus un tabou, et c’est un mérite à mon avis qu’enfin les individus puissent commettre des erreurs au lieu de recevoir le blâme des fautes de ceux qui les dirigent. J’aime ce peuple d’individus égoïstes qu’aucune pesanteur collective ne meut plus facilement : peuple indocile, qui exige le bonheur, qui estime que toute hiérarchie doit être consentie comme incarnation d’une volonté non même collective mais individuelle, à la façon d’un pur représentant de Conseil d’administration, comme le théorisait Herbert Spencer qui s’insurgeait que, lorsque deux hommes sont d’accord contre un autre sur la forme des lois et d’un gouvernement, le troisième soit malgré tout contraint d’y souscrire. L’avenir des mentalités françaises, je le crois en dépit de toutes les manigances et de tous les sophismes par lesquels l’État tâche encore à représenter le bon citoyen un être obéissant et moralement conventionnel, est dans l’insoumission et l’indépendance individuelles, dans le détachement violent des anciens catéchismes machinaux, dans l’émancipation de toute forme d’assimilation à un groupe plus vaste – ce que montrent déjà la multiplicité des partis et la volonté ferme de se détacher des structures traditionnelles pour aller vers des tentatives nouvelles. Je ne prétends pourtant pas que cette orientation se fasse en rupture soudaine avec la morale acquise – car peu d’hommes en fait sont en mesure de fabriquer leur propre système éthique, mais par suite de copies libertaires et de concessions faites aux modèles initiaux et rigides, un esprit même imparfait se développe, un esprit et non plus l’esprit, parce qu’il s’agit enfin d’une chose personnelle où émerge le doute, où s’entendent la soif et l’humain et les passions vives, et non plus ce moule de griseurs au sein desquels les réflexions de nos aînés nous paraissent toutes si infondées, si stériles et si mornes.

De la vie ! de la vitalité enfin ! Du plaisir de la destruction et de la fierté d’être un individu ! De la souffrance aussi, beaucoup, tant ! et la crainte perpétuelle d’être celui qui se trompe seul, qui échafaude en toute indépendance des mirages incommunicables où l’état de son unicité le condamne ! Oui, je ne serais pas ainsi l’aberration d’une espèce mais, alors, l’un des premiers représentants de l’homme nouveau. Je ne veux pas dire : Amen, ni : Plût au Ciel que je ne me trompe pas. Je dirais plutôt : Qu’on me lise ! Si l’homme et l’époque n’apportent pas naturellement ce bienfait à ce que nous sommes, je tâcherai de le faire, moi, en renseignant l’homme sur ce qu’il est ou sur ce qu’il peut être.

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