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Henry War
8 juin 2019

La nostalgie dans la morale

La forme de regret appelée Nostalgie est de tous les sentiments celui qui, selon moi, procède le plus d’une inconséquence profondément imbécile de la pensée humaine.

« Douleur liée au retour » : c’est ainsi que l’étymologie définit la nostalgie. Vous êtes ici, mais vous souhaiteriez vous trouver autre part, en un lieu ou une époque différente, et vous pâtissez : en vérité je crois bien, mon vieux, que vous manquez singulièrement d’occupation et de suite dans les idées ! Parce qu’il suffit de se dire : vas-y, bon sang ! recouvre du moins toutes les apparences de cette situation enviée ! Par quelle bêtise vous êtes-vous donc acculé à votre triste condition ? Vous vous êtes trompé, soit : si possible débarrassez-vous de vos chaînes, et si ça vous est impossible, ma foi ! à quoi bon nourrir du regret ? contentez-vous de ce que vous pouvez changer !

Je n’ai pas coutume de faire des citations et je déplore la pédanterie des préfaciers, seulement j’aurais des scrupules à m’attribuer une idée déjà célèbre : Epictète expliquait dans son Manuel combien il est vain de se lamenter sur ce qui ne dépend pas de nous : se récrier sans cesse contre des fantômes inaccessibles, c’est un enfermement dans la passivité et la contemplation de son mal qui est une sorte de mort. Vous croyez vivre, mais au passé ou en un endroit où vous n’êtes plus : vous êtes vous-même un spectre et vous vous complaisez à contempler une image plus ou moins déformée de ce qui vous manque mais sans vous donner les moyens, insaisissables peut-être, de le récupérer : « C’était mieux ! », voilà, ça suffit contre toute action brave et positive. Eh bien, à quoi sert cette lamentation ? Vous êtes malheureux ? tâchez à redevenir heureux en concluant sur cette perte, ou bien taisez votre douleur si elle est vaine et que vous n’y pouvez rien ! Que vaut une plainte ressassée sans possibilité de réparation ? Si vous ne pouvez pas réparer, considérez que vous ne pouvez faire autrement qu’être au point où vous en êtes, et penchez-vous sur des méthodes alternatives de vous fabriquer un bonheur neuf.

À vrai dire, c’est même plus que la nostalgie qui m’exaspère, c’est le long regret en soi et tout son lot de pseudo transcendance romantique qui m’est une sombre idiotie ; le moindre esprit de conséquence y trouve raisonnablement à redire. Qu’un choix que vous avez fait vous paraisse mauvais, est-ce à dire que, placé dans la même situation, je veux dire avec la même pensée d’alors, vous agiriez différemment ? absurde ! Il faudrait, pour regretter logiquement quelque chose, admettre de retourner dans un passé avec l’état de réflexion du présent : or, quelle sorte de passé serait-ce que celui où nous aurions acquis l’expérience de l’au-delà de ce passé ? ce ne serait, à vrai dire, plus du tout le même passé ! Faut-il être à ce point léger et manquer de raison saine pour songer à un ridicule pareil : être hier ce que l’on est aujourd’hui ?!

Pire : ce serait – une triche, une turpitude, une lâcheté, comme ces esprits gamins qui voudraient retenir les numéros du loto pour retourner au moment du tirage ! Quel bonheur sain et légitime tireriez-vous, dans ces circonstances où par exemple quelque génie divin vous donnerait à revivre une béatitude, à faire le bon choix ? Une vie parfaite ? est-ce ainsi que vous concevez les choses : une vie… sans risque ? Quelle audace, quel piment à l’existence, vraiment, que ce perpétuel trucage ! Une vie où la possibilité même d’une erreur serait bannie ! Une conception de votre perfection, comme dans ce film, Un jour sans fin, où le protagoniste peut tout obtenir par corrections successives au sein d’une multitude de répétitions ! Vous n’avez alors guère d’idée élevée, paraît-il, de ce qu’on nomme : le mérite !

Apprenons plutôt à tirer partie de nos erreurs au lieu de vouloir les annuler ; c’est le sens de la vie : se souvenir, changer perpétuellement, se donner du mal. Les nostalgiques au contraire semblent ne tirer leçon de rien, raison pour laquelle on les trouve toujours enfoncés dans une sorte de dépression d’où ils n’évoluent pas : « Si je pouvais retourner au moment et au lieu de ma mauvaise décision, pensent-il, je pourrais prendre enfin un meilleur départ ! » Et quel départ glorieux certes, pour être un homme valeureux capable de décider avec pertinence, que celui où il lui faut a posteriori reconnaître une erreur non pour se corriger, mais pour être l’auteur d’un infantile tour de passe-passe suivi probablement des mêmes jérémiades !

Le manque, la difficulté, l’improvisation, la responsabilité des décisions incertaines : c’est seulement à la façon dont un individu surmonte ces complications que l’on peut juger de sa grandeur. Quoi ? retrouver vos chers défunts parce que vous les avez négligés du temps où ils étaient vivants ? Mais n’est-ce pas justement grâce à eux et à leur « inopiné » trépas que vous avez appris à profiter des existences humaines ? Et vous voudriez vous défausser de cet enseignement au prétexte que vous avez souffert ? Souffrir un jour, c’est pouvoir éprouver ensuite la joie des moments où la souffrance est passée ; il est un contraste dans la mémoire où se dessine le bonheur, mais que serait la vie d’un homme qui saurait que ses souffrances peuvent être entièrement et immédiatement compensées ? La vie d’un abruti, assurément, car il n’y aurait nulle nécessité pour lui de réfléchir véritablement aux conséquences de ses actes.

D’ailleurs, j’y pense : qui peut augurer au juste si un choix qui vous donne du regret était bon ou mauvais ? il y faudrait explorer ce nouveau chemin ouvert par la différence de votre nouveau choix. Par exemple votre fils est mort parce que vous n’avez pas su lui interdire de quitter votre maison un soir d’accident : quelle raison auriez-vous eu de lui proscrire cette sortie ? Fallait-il lui épargner tous les risques de la vie qui font le sel de l’existence ? Même, cette interdiction ne vous eût-elle pas fait détester de votre enfant ? or, vaut-il mieux la haine d’un fils que sa mort ? Et qui sait s’il ne serait pas décédé ensuite d’une façon plus douloureuse encore ? On ignore tout des conséquences d’un acte qui eût été changé, et on préfère ne pas voir qu’il y a des chances pour que cette incohérence nous eût fait maudire de notre entourage ou pour que cette voie de traverse eût été un naufrage bien pire encore.

Pour autant, il ne s’agit pas d’ignorer une erreur, n’est-ce pas ? qui a dit cela ? on ne me prêtera pas encore l’idée abjecte d’une absence de conscience, de moralité et de scrupules (bien que j’aie reconnu le mal fondé général de toutes ces vergognes automatiques et communes fondées presque exclusivement sur des principes mystico-religieux)… mais on peut bien se déclarer une faute sans s’y appesantir ! La conscience d’un mal doit-elle forcément s’accompagner du sentiment constant de son fait irrémédiable ? Être actif et profitable, si c’est se repentir premièrement, c’est surtout, il me semble, s’efforcer ensuite à compenser son tort par ses actions ou sa pensée présente.

Enfin, j’avoue que je déteste particulièrement cette détestable idée de « l’enfance bénie qu’on ne retrouvera plus » : comment croire, par quel aveuglement stupidement mièvre, qu’il y aurait du bonheur à redevenir un être dépendant et ignare ? Si c’est un idéal en soi, qu’on cesse d’avoir l’air de se lamenter sur la condition de nos vieillards souffrant de sénilité mentale en maisons médicalisées : vous vous satisferez bien, semble-t-il, de l’oubli bête où vous serez plongé quand vous retomberez en linges ! Cette nostalgie, je prétends qu’elle provient pour l’essentiel d’une idéalisation mensongère de notre enfance : nous projetons en une autre époque la satisfaction que nous n’avons jamais eue dans le souci de ne pas avoir à nous créer une situation analogue, de ne point nous efforcer d’y atteindre comme si c’était devenu tout à fait impossible. Un enfant, heureux ? Avions-nous moins de souci parce que nous ne travaillions pas, parce que nous ne disposions environ de nulle responsabilité et de presque aucun argent à dépenser ? Est-ce bien cela, votre « meilleur des mondes » : un lieu où vous n’existez pour personne, pas même pour vous-même, où votre savoir et vos influences sont quasi nuls, où l’idée même de sexualité, l’un des seuls plaisirs intrinsèques et indiscutables de l’existence, ne vous a jamais traversé l’esprit ? Mais comment avez-vous pu oublier si malhonnêtement tous les malheurs colossaux de l’enfance, le souci de vous adapter, la crainte d’autrui, la peur d’être abandonné et le sentiment, réel même, de n’être rien ? Par quelle illusion volontaire ne voyez-vous pas qu’un enfant n’a guère d’identité, n’est à peu près qu’une pièce sur laquelle un entourage imprime sa marque, et que tout son bonheur évanescent n’est environ qu’une oblitération de la pensée ? Aimeriez-vous donc n’être personne, pour prétendre de nouveau au bonheur ? C’est qu’il n’y a certes, comme je pense vraiment, que des imbéciles heureux !

Soit, retournez-y, alors ! Vous n’avez qu’à poursuivre votre petit chemin d’hallucination confortable et vous replonger tout à fait en enfance ! Il vous suffit d’aspirer à des plaisirs fantasmés à défaut de toute réflexion adulte et conscience, et alors : magie ! Inutile vraiment de vous lamenter de n’être plus cet enfant idiot car : vous l’êtes en effet ! vous l’êtes redevenu !

***

Je me tourne alors vers le ciel bleu, au hasard, pour patienter, et j’y distingue le contraste rouge d’une cheminée de brique massive et ancienne, s’élevant d’une maison de ville. Pourquoi cette vue m’inspire-t-elle soudain une tendresse ? Tout un monde d’émotions recelé remonte à moi, sans raison nette, comme une réminiscence : les vieilles bâtisses me rappellent un certain confort, quand j’étais enfant, quelque bourgeoisie réconfortante où je me sentais probablement en sécurité et un peu distingué ; mes rêves même sont parfois encore empreints de poutres et de hauts plafonds, d’une certaine lumière jaune de fin du jour traversant des fenêtres antiques donnant sur une rue, d’édifices qui paraissent des temples magnifiques parce que tout, dans les proportions puériles, semblait démesuré… Je comprends que j’aime ces couleurs et ces formes parce que je les ai déjà vues et les reconnais miennes, je me réapproprie ces émanations, je m’y replonge comme dans un souvenir agréable, cadeau inopiné d’où naît le déjà-vu qui rend des sensations passées, comme l’évocation d’un intime oublié, cet espace de l’enfance où tout parlait un langage mystérieux et sublime, où l’évidente petitesse de soi rencontrait la nécessaire confiance en l’autre, du moins quelque variété perpétuelle de la stupéfaction ; où maintes choses aperçues et ressenties revêtaient des dimensions spectaculairement symboliques, magiques et même mystiques qu’on aurait crues immanentes, grimpant par pleines bouffées vivides aussi sentimentales que superstitieuses – et c’est cette saveur remisée loin derrière la science et les responsabilités acquises par notre moi d’adulte que l’on redécouvre d’un seul coup, involontaire et enveloppante, gagnant l’âme, croit-on, comme une palpitation sensationnelle du cœur, au détour d’une humble perception.

Et – sentiment captieux mais très intense – ce rappel issu d’un âge où l’on n’avait aucune réflexion autonome sur le bien et le mal, où nous manquions d’expérience et de jugement, où les rouages de notre pensée étaient plutôt tournés vers la découverte des affects que vers les exigences de la morale, souvent nous l’appelons « impression bonne », et même « impression naturellement bonne », parce qu’elle nous paraît spontanément positive et que sa généralisation à l’espèce humaine nous semble pouvoir constituer un bienfait universel en l’absence même de concertation : ce « bien-là » a pour nous un caractère d’évidence – et, l’espace d’un moment, je voudrais que cette cheminée haute et rouge soit bonne, je souhaiterais partager non seulement la sensation de cette cheminée mais son existence, sa réalité : je me dis alors que tout le monde devrait disposer de la vision d’une telle structure, que chacun par loi généreuse mériterait d’en posséder une.

La sympathie qu’on attache aux choses procède largement des préjugés de notre enfance et précisément d’une époque où nos réflexions étaient faibles et souvent sans nul doute erronées (ou, disons, justes parfois, mais alors plus ou moins par hasard). Or, avant d’être intellectuelles, nos valeurs sont affectives : cette cheminée rouge qui m’évoque quelque indescriptible plaisir passé est d’un autre côté une saillie polluante sur le ciel, elle ne vaut pas véritablement que je l’estime un bien transposable à l’humanité – mon premier mouvement est donc, suivant la règle de quelque impératif catégorique, un désir de rendre largement un agrément que j’éprouve, mais ce mouvement un peu instinctif est irréfléchi, car quoique certainement bienveillant, il ne s’est pas encore accompagné d’une promenade réflexive sur toutes les perspectives que rencontrerait la possession par tous de ce que j’estime tout d’abord un confort ou un avantage. Et c’est bien le propre de l’esprit puéril de ne pas englober toutes les conséquences d’une représentation dans la réalité ; or, l’adulte, recouvrant un moment l’envoûtement de ses souvenirs primitifs, aime à y demeurer longuement, goûtant fort le plaisir d’irresponsable devenu rare qu’il ressent à se « laisser rattraper par le passé » et bien davantage que l’effort de relativiser ce qui lui apparaît d’emblée comme un bonheur incontestable. C’est pourquoi, chez beaucoup, il n’y a pas de deuxième mouvement de la pensée, ce « bien »-là leur suffit, leur satisfaction est comble et ils n’envisagent pas du tout le besoin philosophique d’une remise à plat de cette sensation, et c’est sans parler encore d’un troisième mouvement, etc.

Nous sommes à bien des égards des enfants, mais nous devrions généralement nous en empêcher quant à l’usage de la raison. L’estimation que cet enfant fait du bien et du mal ne vaut pas grand-chose, car il ne se fonde à peu près que sur le bien individuel qu’une chose lui procure, et sa capacité ne va guère jusqu’à concevoir toutes les conséquences d’une telle chose multipliée par tant et appliquée à des subjectivités qu’il ne se représente pas fort. La persistance de cette illusion que son propre bien, traduit en agrément, est transposable à tous, est à l’origine de la plupart des erreurs d’appréciation des adultes : outre que le confort et le plaisir sont alors confondus avec le bien, cette volonté immédiate d’étendre à tous un bonheur similaire traduit un manque de détachement procédant par association et amalgame ; votre bien n’est pas celui de votre « prochain », car votre prochain n’est peut-être pas du tout votre « semblable ».

La conservation de ces sensations de bonheur héritée de l’enfance définit probablement une part importante de ce qu’on appelle la morale : l’enfance, les impressions plutôt irrationnelles d’enfance, la remplissent de tout un tas d’éléments qui n’ont rien à y faire, qui ne consistent qu’en des sensations et attraits qui n’ont pas été ultérieurement réinterrogés et relativisés. J’ai quelquefois parlé du goût de nos contemporains pour la mer, et j’ai montré comme ce goût n’est pas vraiment induit par le paysage maritime et des valeurs transcendantes qui s’y rattacheraient « naturellement » (a contrario de quelque vision hugolienne selon laquelle « toujours l’homme chérira la mer » parce qu’elle serait d’office un élément de beauté et de symboles admirables), mais que cet attrait des côtes et de l’océan provient surtout du fait qu’on les associe notamment au temps enfantin des vacances scolaires et du farniente, au moment des congés où nos parents s’occupaient de nous de façon un peu exceptionnelle, voire aux premiers émois sexuels suscités par l’exposition des corps, etc : la plage ne nous est pas spontanément un bonheur, pas davantage certainement que la nature en général, son bienfait est l’héritage de sensations positives perpétuées en-dehors de la conscience et de ce temps où l’agrément avait ses raisons d’être. On verrait tout différemment la plage aujourd’hui avec un regard neuf et démis des préjugés puérils : la promiscuité de corps assez laids, le bruit et l’agitation grossiers, et même ce qui n’est pas associé aux turpitudes humaines à savoir : l’invisible potentiellement dangereux recelé sous les eaux ou bien l’impression d’impasse où nous confine cette vastitude qui bouche en les unifiant nos visions et qui entrave toutes nos velléités de mouvement dans une grande portion d’espace… Idem pour la montagne que je n’ai pas connu étant enfant et que je n’ai jamais compris que comme un enfermement assez effroyable entre deux murailles où le soleil est dissimulé plus vite qu’en plaine. Le profit qu’on ressent d’une chose dépend beaucoup, je crois, d’une illusion entretenue depuis l’enfance, et c’est très certainement la raison pour laquelle on continue de perpétuer des rites moralement assez douteux comme le culte du Père Noël ou de la petite Souris : on n’en retire que l’émerveillement de notre propre enfance, et sans y réfléchir, on suppose qu’un mensonge associé à d’anciens plaisirs naïfs et trompeurs est une variété de vertu.

Nos conceptions du bien et du mal, c’est assez triste à dire, sont essentiellement des puérilités de sensations égocentriques et d’inculcations non remises en cause. Le temps estival dont on ne garde que l’impression de loisir, ou au contraire l’automne pluvieux dont on préfère conserver la douce mélancolie de l’ennui, est un objet paradoxal et inconsidéré de satisfactions glissant de l’agréable au bien et du bien au juste par quelque inflexion tendancieuse sans véritable logique, et bientôt on voudrait (il « faut ») que l’existence entière devienne un loisir ou au contraire un spleen – de toute façon, en l’occurrence, une forme d’abandon. D’où cette idée que nous vivons notre morale, notre éthique, presque uniquement sur une inertie du passé, et que notre mode de relation à cette éthique et à toute morale en général n’est à peu près qu’une conservation de quelque sensation intime d’un bien-être que nous avons ressentie, quand bien même nous ne l’éprouverions plus aujourd’hui. Et cela va même plus loin, à ce que j’ai constaté, car j’ai maintes fois découvert qu’une peine passée, qu’un désagrément de l’enfance, était aussi imposée à nos fils comme figurant une partie de ce tout globalement positif de cette enfance que nous avons vécue, et il n’est pas rare de vérifier qu’un parent oblige son enfant à telle étude qu’il a jugée lui-même superflue et fastidieuse, à tel travail ou à telle discipline qu’il reconnaît ne lui avoir rien apportée, pour la raison qu’il associe ce désagrément à une part plus large de sa vie, cette enfance globalement aimable, et qu’il considère que ce constituant importun, une fois remémoré, lui procure un sentiment de nostalgie par la considération du tout auquel il s’assimile. Et c’est ainsi qu’on peut décider d’un mal pour autrui dès lors que ce mal ponctuel représente l’un des aspects d’un bien qu’on estime supérieur, même si ce mal en vérité n’est d’aucune nécessité pour la jouissance de ce bien.

Et c’est pourquoi il faut attentivement considérer deux choses :

La première, c’est que nous soyons philosophiquement attentifs à dissocier d’une part le plaisir souvent emphatique que nous retenons de notre passé, et d’autre part la raison qui nous permet de réinterroger la grandeur de ce passé : notre enfance fut au moins un temps naïve, aveugle, irresponsable, et l’état d’un être accompli n’est pas du tout celui de l’enfant. Nous devons prouver notre capacité à nous extraire d’un plaisir d’immédiateté et d’illusion au profit d’une réflexion plus aboutie et juste sur les motivations objectives du bien et du mal qui ne sauraient se rencontrer seulement dans la poursuite de la nostalgie et des bienfaits d’un esprit ingénu. La vérité, c’est qu’à bien y réfléchir, même quand nous poursuivons benoitement les bonheurs de notre jeunesse, nous ne sommes pas fiers de notre enfance : ne nous laissons donc pas entraîner par des joies passées vers des hontes futures. En somme, il faut trouver assez de force philosophique en soi pour dire : ma cheminée rouge est certes un abandon nostalgique provisoire, mais l’au-delà est un déni de la valeur universalisante de ce bienfait. Il faut, pour cela, une posture de dissociation qui ne redoute pas de relativiser au moins dans un second temps les mièvreries sentimentales du passé.

La seconde chose à considérer, c’est que toutes nos propres inculcations de morale, tous les préceptes que nous rendons à nos enfants et qui y restent ancrés d’une façon si ferme, soient fondées non sur des transmissions automatiques, comme des traditions, des religions ou des maximes, mais sur de solides arguments : la règle devrait être qu’à défaut de raisons, quand nous sommes tentés d’imposer ou de permettre une chose, il nous faut préalablement réfléchir, car quelque chose nous pousse dans une direction qui n’est pas admissible et qui ressemble fort à un conditionnement. Toute la morale, y compris la plus mauvaise (mais même la bonne si elle est fondée sur des automatismes en est à mon sens une mauvaise : je préfère un être libre et qui agit mal qu’un être condamné à de bonnes actions pour ne pas savoir se conduire autrement), procède de ce que des générations antérieures ont obligé à l’acceptation de valeurs absurdes qui sont passées en proverbes. « Pourquoi agis-tu ainsi ? — Parce que mes parents me l’ont appris. » : voilà qui est poisseux, consternant, guère valorisant pour l’individu qui se meut alors en machine. La persistance d’une morale seulement perpétuée d’il y a des siècles nous cantonne à une civilisation d’arriérés ; nous ignorons la raison même de notre morale qui imprègne pourtant toutes nos paroles et toutes nos actions, et nous ne sommes bons qu’à regarder derrière, qu’à nous conformer à des sensations de notre jeunesse, à des préceptes et à des dogmes impensés de notre société. Toute notre philosophie, à cause de cela, et même la philosophie des plus illustres auteurs et philosophes de l’humanité, est abâtardie d’inconsistance, c’est le grand vice de forme de la plupart des systèmes de pensée : Descartes veut un Dieu, Rousseau veut que la société corrompe, Freud veut un complexe identitaire et Marx veut une lutte perpétuelle des classes sociales : ce ne sont pas du tout des conclusions issues d’une réflexion progressive, mais c’est le point de départ tourné en obsession d’une certain état de conformité morale (avoir grandi chrétien, dans la nature, avec des parents torturés ou dans un milieu socialement tendu) – mais où, dans quelle enfance particulière et dans quelle étonnante tradition au juste sont-ils allés chercher cela ? Il a fallu – j’en ai l’intuition – un édifice bien pesant et préexistant d’irraisonné pour conduire à des idées comme celles-là, et j’ai une soif immense de vérifier où pourrait nous mener un esprit véritablement débarrassé des préjugés à la fois de l’histoire et de son histoire grâce auquel, peut-être, on pourrait refonder toutes valeurs au sein d’un système qui, enfin, ne serait pas vicié dès l’origine de préconceptions et d’affects.

Mais il faut pour cela que la société, par pans de plus en plus rationnels et influents, admette par exemple que le bonheur de l’enfant ne vaut pas du tout un orgueil d’homme – cet axiome-là doit disparaître pour que notre idéal éthique ne soit pas notamment la reproduction forcenée de l’objective vacuité de l’enfance. Sachons reconnaître que le plaisir, qui n’est certes pas sans intérêt, ne constitue peut-être pas un critère de valeur déterminant d’une pensée ou d’une action, et tâchons de ne pas vouloir généraliser la seule jouissance individuelle, réelle ou illusoire, appelant ça : ce qui est moral, ce qui est juste. La véritable éducation consiste sans doute précisément en la faculté de s’extraire du préétabli, de dépasser ses propres états, parmi lesquels les coutumes et les préjugés ancrés en nous, y compris nos contradictions internes, quand par exemple nous nous croyons bons d’avoir voulu pour nos enfants quelque ingénuité sans raison : ce n’est pas ceci qui nous élève, et il faudra bien que nos enfants en sortent un jour ou l’autre, ou bien les enfants de leurs enfants ; tôt ou tard, nous – notre génération – ferons honte à leur détachement et à leur sagesse. De fermes arguments, universellement entendables, seront alors leurs outils exclusifs d’éducation et d’évolution, et ces arguments certainement ne feront pas fi du bonheur ou de l’agréable : seulement, il s’agira d’un bonheur ou d’un agréable justifié, et pas uniquement d’une inclination, d’une pente suivant le principe de quelque souvenir supposé favorable ou bien suivant l’inertie de quelque lointaine observance religieuse. Pour agir le plus possible en connaissance de cause, soyons conscients de ce qui nous détermine, et je crois que rien ne nous détermine davantage que la morale où nous baignons depuis nos fondements et qui nous interdit d’emblée certaines pensées et nous oblige à certaines actions, brisant nos libertés faute d’être réévaluée ni même considérée même provisoirement du point de vue de la logique ou de la raison. Notre passé ne doit pas servir de justification à notre présent : nous pouvons, nous avons le droit, pour nous, pour le respect de nous-mêmes, pour notre amour-propre en un mot, de tout détruire : ne pas craindre la voix des pusillanimes qui, feignant de vous prévenir sans rien savoir, diront : « Au premier faux-pas, vous verrez bien que nous vous avons prévenus ! » C’est que, pour faire un faux-pas, il faut du moins avoir cessé de marcher dans le pas de son enfance ou de son prédécesseur, ce en quoi consiste la seule, l’unique fierté d’être un homme, aujourd’hui et pour toujours.

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Commentaires
V
Tout un tas de choses me gênent (Non: ne me parlent pas) dans ce texte. <br /> <br /> J’ai ce sentiment de ne pas pouvoir être inclue dans ce « nous ». <br /> <br /> Ce serait long à expliquer. Il faudrait sans doute commenter chaque paragraphe. <br /> <br /> Mais... ça ne va pas.
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