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Henry War
17 août 2019

Le Prénom, M. Delaporte et A. De La Pattelière, 2010

Le PrénomJe m’aperçois combien il est ardu de critiquer une œuvre littéraire après avoir regardé son adaptation à la télévision ou au cinéma : il reste pendant la lecture un fond de souvenirs qui échappe au sentiment de la découverte nécessaire pour juger un texte avec spontanéité et objectivité. Je veux dire que si l’on a quelque mémoire, on plaque malgré soi des images vues ou des paroles entendues sur ce qu’on lit, il s’y adjoint des attentes et des réminiscences, bien des effets de surprise sont aussi éventés, et insidieusement ce mélange devient autre chose que le seul livre qu’on prétend mesurer ; ce processus est si subtil qu’il faut même un certain discernement pour s’en apercevoir.

J’ai regardé Le Prénom à la télévision avant de le lire : les voix des acteurs, leur physique particulier, la mise en scène, tout cela resurgit par fulgurances dans un cerveau comme le mien passionné de défis synesthésiques, au point de se superposer aux mots lus. J’ai par exemple eu l’impression nette – mais c’est peut-être une erreur – qu’à la page 22 il manque des répliques par rapport à la version filmée, répliques où il serait question du Scénic de Pierre dont se moquerait Vincent. Je n’ai pourtant regardé la pièce qu’une fois.

Le Prénom est une de ces pièces de « déballage » à la Jean-Pierre Bacri où une poignée d’amis organisent une rencontre, un dîner en l’occurrence, au cours de laquelle des non-dits anciens vont resurgir et s’exprimer, débouchant sur des révélations cruelles éclatant en de très cordiales disputes. Ici, tout part d’une querelle fabriquée : Vincent, dont la femme est enceinte, décide, par bravade et par jeu, d’annoncer à ses amis qu’il appellera son fils Adolphe en hommage à Benjamin Constant. Un scandale éclate alors, dont il se réjouit car c’est un homme piquant : on lui dénie le droit de baptiser comme Hitler, et s’ensuit une argumentation virulente. Puis le débat lui échappe et tourne à divers affrontements personnels et imprévus.

Je n’ai pas l’habitude, on le sait, de vanter de la littérature contemporaine, et je crois que la plupart des pièces de théâtre écrites de nos jours, en particulier quand des comédiens célèbres y figurent pour les rendre populaires à la façon des blockbusters américains, ne valent rien ou pas grand-chose. Cependant, à force de me présenter ainsi systématiquement, on finirait par prétendre que je ne fais que tenir une sorte de position de principe, ce qui n’est pas du tout vrai : je n’ai pas de prévention contre une œuvre fût-elle (ou même parce qu’elle serait) moderne ; mon esprit critique n’est jamais mal disposé a priori ; j’ai trop le souci de la vérité pour travestir mes avis ou pour m’en fabriquer des imaginaires.

Le Prénom, pour peu que je sois parvenu à m’extraire de la pièce filmée, est une œuvre réussie globalement, à quelques détails près. Si cette manière de construire une querelle n’est pas neuve, on peut y trouver une certaine réjouissance dès lors que la dispute présente une portée universelle : or, c’est plus ou moins le cas ici s’agissant de lutter contre une morale des conventions, celle qui s’oppose aux références, et notamment aux références attendries, à la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, la controverse est toute théorique attendu que Vincent ne compte pas appeler son fils Adolphe mais Henri comme… son père ! Ce retournement est au contraire une concession faite à l’autel des traditions et des valeurs consensuelles, peut-être peu vraisemblable justement – je veux dire que les meilleurs amis d’un homme en vérité désireux de cette banale transmission filiale le supposent capable d’une subversion si obstinée ; et il faut reconnaître que, sur cette base, le débat n’existe qu’à l’état de joute intellectuelle et théorique, au moins pour l’un des partis ; or, c’est sur ce fond que se construit l’intrigue, fond qu’un dramaturge courageux eût choisi de défendre plus sérieusement à travers un personnage farouchement convaincu et engagé. Mais Vincent, vers les deux-tiers de la pièce, abandonne volontiers sa position et finit par révéler, en souriant, la provocation : c’est même un peu dommage qu’après avoir été si violemment combattu, il ne se résout pas bravement et par vengeance à adopter enfin « Adolf » pour son fils !

C’est justement à l’issu de cet aveu que le repas se désagrège en considérations cruelles, mais alors l’intrigue perd de cette solide et louable unité d’action pour se dissoudre en révélations inopinées et assez disparates : certes, on conserve cette moquerie amicale  et de plus en plus belliqueuse qui caractérise le ton de cette soirée, pourtant un lecteur ou un spectateur assidu s’interroge sur la direction que prend l’intrigue dans la mesure où plus rien ne cimente les découvertes nouvelles. Pour l’écrire autrement, un public de théâtre s’attend toujours à ce que son attention soit perpétuellement dirigée vers la résolution d’un problème principal, et le maintien de ce « sujet » à son esprit détermine la structure plus ou moins rigoureuse de l’œuvre et une part de la qualité de la pièce, raison pour laquelle le dramaturge soucieux de progression fixe pour son public les jalons d’un dénouement par degrés qu’il garde toujours en tête. Car il n’est pas du tout difficile, autrement, de faire digresser des personnages sur toutes sortes de thèmes sans rapport les uns avec les autres, ce qui fait par exemple de Samuel Beckett un dramaturge de pacotille, surévalué au seul bénéfice de l’originalité, comme si réaliser une mauvaise œuvre pouvait être une vertu au prétexte qu’on en rencontre d’habitude de meilleures qui suivent des règles, et que c’est, pour une fois, une mauvaise œuvre ! C’est par le souci constant de ramener l’intrigue à une sorte d’unité de pensée qu’on distingue l’artiste ayant quelque souci de composition ; or, pour revenir à la pièce, la question du prénom étant résolue et abandonnée, on commence à se demander par quel bout on se raccroche à la suite et quel questionnement nous interpelle encore, et il faut le ressort de maintes révélations frénétiques et un peu artificielles pour créer sans cesse, quoique sans beaucoup de logique, la motivation et l’intérêt à poursuivre.

Néanmoins, ce défaut, que pallient tout de même efficacement les trouvailles caustiques qui s’ensuivent, ne doit pas servir à cacher la belle justesse des caractères et le rythme élevé des effets comiques, éléments capitaux et fort difficiles à produire. En effet, les personnages sont tous joliment distincts et crédibles, et la pièce ne comporte pas de temps faibles ni de bêtises navrantes comme il s’en rencontre généralement même dans les films qui gardent toujours un passage particulièrement potache pour satisfaire un « certain public ». C’est en somme un bon moment de comédie, pas tout à fait aussi bien fait que du Feydeau mais tout de même construit et réfléchi, un travail honnête et sans facilités – si l’on excepte la « voix off » du début chargée de présenter la situation initiale, voix qui demeure un « truc » légèrement insultant puisque concédé à un public d’imbéciles, comme si les dramaturges admettaient nos contemporains incapables de comprendre une « exposition in medias res », c’est-à-dire le début d’une pièce dans le vif du sujet. On apprécie tout particulièrement la malice intellectuelle de ce Vincent ferraillant comme un beau diable pour affirmer son droit à penser librement et solitaire, et l’incarnation des conventions en le personnage de Pierre, en bonasse pas si innocent et que condamne à l’insignifiance une vie de mondanité piètre et de vanité universitaire.

 

À suivre : Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique profonde, Muir.

 

***

 

« Pierre : Ce n’est pas un prénom, c’est une apologie de crime contre l’humanité. On ne te laissera pas appeler ton fils comme ça, tu n’auras pas le droit.

Vincent : Ah, parce que d’après toi il y a des prénoms autorisés et des prénoms interdits ?

Pierre : Bien sûr !

Vincent : Eh bien… faisons la liste (Il se lève. Il trouve un cahier et un stylo.) Je peux écrire sur le cahier de textes de Myrtille ?... Non, parce que si je dois changer, que je ne me trompe pas encore une fois. Bon, je vous écoute. (Silence.) Alors ?... Il n’y a qu’Adolf ?

Élisabeth revient.

Elisabeth : Encore ?!

Vincent : Non non. On cherche un nouveau prénom. T’as des idées ?

Élisabeth : Ah… Pourquoi pas Joseph ? C’est classique et joli.

Vincent : Ah non… Joseph c’est pas possible : Joseph Staline ! Fini Joseph. (Il note au fur et à mesure.) Je sais, c’est aussi le prénom du père de Jésus, un charpentier honnête et travailleur, mais Staline est venu après, alors tant pis pour lui. C’est bien ça la règle, Pierre, non ? Alors, au revoir Joseph… Au revoir Benito, Franco, Augusto… Au revoir Paul.

Claude : Paul ?

Vincent : Ben oui, Pol Pot. Trois millions de morts. Je sais c’était des Khmers, mais ça compte aussi, non ? Ça s’écrit pas pareil, mais c’est pareil, paraît-il. (Un temps.)  Je suis désolé, Babou, mais il va falloir débaptiser ton chat.

Élisabeth : C’est Polo.

Vincent : Polo, Paul, on va pas ergoter. Est-ce que j’ai le droit à Adolpho, moi ? Non. Alors je suis désolé, mais adieu Polo… Et c’est pas fini, hein ! Il y a Pétain, aussi, qui nous tue les Philippe ; et Napoléon, Fidel, Saddam… Vous m’aidez pas beaucoup, vous devez être nuls au petit bac…

Pierre : Vincent…

Vincent : Il y a un nombre de morts limite ou pas ? Parce que sinon il y a aussi les tueurs en série : Gilles de Rais ou Francis Heaulme, plus contemporain, mais efficace, quand même.

Claude : Je crois qu’on a compris ton raisonnement, Vincent.

Vincent : Vraiment ? Parce qu’il y a Jack l’Éventreur aussi, fini Jacques. Et Carlos, dans la catégorie terroriste… et Ben Laden ! Et qui dit Ben dit Benjamin, hein… Bon, ben, en gros pour le chat de Babou et mon fils, il reste pas grand-chose en noms autorisés. (Il regarde ses notes.) J’ai Bernard et Raoul. Tu veux quoi, Babou ? À toi l’honneur, le chat est né avant.

Claude sourit. » (pages 37-39)

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Commentaires
A
Henri VI, roi de Sicile, surnommé " le Cyclope sanguinaire". Uh ?
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