Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
20 août 2019

Retraite

Un homme qui ne fait rien mérite strictement le même salaire qu’un autre homme qui ne fait également rien, pour autant qu’une rémunération récompense un état d’activité actuel. Je ne vois pas en quoi ce principe est contestable ; il n’y a rien, il me semble, à y retrancher.

Si l’on a quitté la vie professionnelle, en tant que retraité on vit désormais sans plus offrir sa force de travail à la société. Que cette société estime qu’elle doive verser une allocation à cet homme plus ou moins épuisé pour ne pas le laisser mourir de faim, voilà qui est d’une grande salubrité, et l’honore. Mais où cette société retourne ce principe contre elle-même, c’est quand elle établit un régime de distinctions par lequel le montant des pensions diffère selon la nature de l’activité passée : c’est une féroce injustice qu’il faut, je le crains, de nouveau démontrer.

Le principal argument en faveur de cette différence consiste à considérer que certains travailleurs mieux payés ont cotisé davantage pour toutes sortes de choses assimilables à des taxes (on appelle cela « solidarité » dans notre pays où l’on aime transformer et résoudre tout problème par le recours d’un lexique valorisant et captieux. En Allemagne, à une certaine époque, on disait : « Espace vital » ou « Solution finale », et ça avait l’air joli, ainsi dit ! Mais notre solidarité n’est que l’art de prélever des taxes sous couvert de générosité, pourtant on n’est pas « solidaire » quand on peste comme moi sur l’ensemble des contributions auxquelles on est obligés). Or, d’aucuns estiment que ces travailleurs devraient, en vertu et proportion de ce qu’ils ont dépensé pendant leur vie active, percevoir davantage durant leur retraite. Et cette réflexion paraît toucher à son point culminant quand on présente la situation, fictive ou non, d’un individu qui, n’ayant jamais occupé d’emploi de sa vie, recevrait à la fin de quoi achever bellement son existence comme vieillard.

Je n’entends rien à cette bêtise, à cette ineptie pure. Il s’y réfugie quelque contournement de la pensée qui est presque une pitié et dénote une habitude d’absence de réflexion. Je crois qu’alors le contradicteur, parce qu’il a travaillé, tourne exclusivement ses pensées en sa faveur, tenant en tout premier lieu à justifier pour lui seul les avantages qui lui seront échus sans vouloir réfléchir au véritable mérite de pareils avantages. C’est l’illustration de ce que j’écrivais en parlant de l’échelle absurde des salaires : l’inégalité existe dès l’origine en faveur de quelqu’un, et ce quelqu’un exige pour son amour-propre que cette inégalité soit légitime et nécessaire, mais c’est uniquement pour se sentir lui-même, dans son mode de vie, de quelque valeur, et tout recul est aboli au commencement.

Ceci rappelle que ce sont les faits qui induisent le plus souvent le jugement et la morale, et rarement l’inverse… et c’est bien piteux pour nous, humains trop humains, d’être incapables de réfléchir rien qu’un peu en-dehors de ce que nous croyons être et de tout ce qui nous préexiste et voulons toujours légitimer par automatisme idiot !

Examinons tout de même ce gâchis d’idées avant de le révoquer. Il faut à toute réflexion sombre et idiote une réflexion éclairée pour la contredire proprement.

D’abord, je ne vois pas en quoi une pension de retraite serait une récompense du travail. Le principe fondateur de la retraite ne s’y retrouve point, qui consiste à ne pas laisser mourir indignement ses aïeux : c’est ce qui advient lorsqu’une société constate tôt ou tard que ses mendiants sont des vieillards et qu’il n’est pas d’une grande propreté morale d’abandonner ses citoyens à la misère au prétexte que leurs forces ont déchu et qu’ils ne lui sont plus productifs. C’est donc l’âge et la faiblesse qui justifient telle allocation, et non le mérite ou la gloire passée.

Par ailleurs, qu’on considère attentivement la chose suivante : lorsqu’un homme tire de son travail un salaire élevé, en dépit des taxes qui ponctionnent ses revenus, il assume toujours un confort bien sensiblement meilleur que celui qui chôme, quoi qu’on pense des aides que perçoivent ici les chômeurs. Sauf erreur de ma part, un chômeur est quelqu’un qui n’achète pas beaucoup, qui ne part guère en vacances, qui n’a point les moyens d’investir par exemple dans une maison, etc. je veux dire par là que le travailleur, même s’il paye beaucoup d’impôts, d’une façon générale reçoit immédiatement le bienfait supérieur de son salaire ; et ainsi, il n’a pas légitimité à réclamer pour plus tard l’avantage de ce qu’il n’aurait pas perçu en travaillant : cet avantage, sous la forme d’un bonheur même relatif, l’argent le lui procure. Cet homme a pu un peu profiter de la vie grâce à son pouvoir d’achat ; or, le chômeur ne peut guère en dire autant. Le mérite du salarié se mesure à la satisfaction qu’il a d’être capable de se prodiguer des plaisirs, tandis que le chômeur, si d’aucuns estiment qu’il peut encore recevoir du divertissement voire qu’il tire « du plaisir de ne rien faire », a toutefois peu l’avantage de pouvoir acheter grand-chose. Et même, pour le voir d’autre façon, un salarié bien payé a, au temps de sa vie active, les moyens d’économiser ou d’acquérir ce dont il conservera un reste au temps de sa retraite : il n’a donc pas « besoin » que son allocation soit majorée, puisqu’il disposera, en plus de cette pension, de quelque investissement qui pourra lui assurer des revenus complémentaires.

Cette démonstration prouve qu’il est injuste et sot de prétendre que le chômeur doit tirer inconvénient de son oisiveté lorsque viendra l’heure de sa retraite. La motivation d’un homme à travailler ne devrait point se situer dans le montant d’une allocation qu’il percevra vieillard, mais dans l’avantage qu’il aurait à gagner de l’argent dès maintenant.

Par ailleurs, qu’on songe, puisqu’on veut frustrer le chômeur de sa (sur)vie future et lui faire entrevoir pour lui des perspectives de misère et d’opprobre s’il ne parvient pas à trouver un emploi, aux raisons qui, peut-être, l’empêchent d’être salarié. Est-il malade ? A-t-il rencontré des affres qui l’ont éloigné longtemps des préoccupations du travail ? A-t-il grandi et été élevé dans un climat de paresse où il n’a même jamais pu sentir l’intérêt qu’il y a à se donner de la peine ? Et ne voit-on pas que, dans la société où nous sommes, la main d’œuvre humaine devient moins nécessaire au profit de la machine ? Accepteriez-vous, vous qui ne chômez pas, d’exercer de ces professions qu’on sait effectivement disponibles mais qui présentent d’assez grands inconvénients, comme des horaires décalés peu compatibles avec une vie de famille équilibrée ou bien une pénibilité patente de nature à nuire au corps aussi bien qu’à l’esprit ? Croyons-nous que notre travail, à nous, soit imputable à bien autre chose qu’à la chance lorsqu’il est tant lié par exemple à notre naissance ou à nos rencontres, ne serait-ce que dans une certaine mesure ? Un chômeur n’est peut-être pas toujours un tel paresseux qu’on croit, et il importe de toute façon qu’il ne soit pas doublement puni, aujourd’hui en ne touchant pas grand-chose, et plus tard encore en ne percevant plus rien.

Mais, me demandera-t-on, s’il n’était qu’une pension égale pour tous les retraités d’un pays, un homme riche se trouverait considérablement désavantagé eu égard à son niveau de vie antérieur, du temps où il travaillait ? Et comment s’adapterait-il à une allocation normale, lui qui n’a peut-être jamais expérimenté cette normalité ? La normalité, pour un homme riche, n’est-ce pas comme la misère pour nous ?

Il est assez vain, je crois, de prétendre qu’un homme fortuné, au terme de toute une vie de rémunérations élevées, ne conserverait rien de ce qu’il a gagné ; en général, il continue de bénéficier de certaines sources de revenus qui lui permettent de ne pas « sombrer » dans cette normalité qui semble le désespérer tant d’avance, et pour le moins il dispose de ses biens sans avoir de dettes à rembourser, ce qui vaut déjà quelque avantage sur d’autres. Mais même s’il fallait envisager que cet homme eût dépensé tous ses salaires en objets et en voyages futiles qui ne pussent rien lui rapporter après son départ à la retraite, il faut bien se représenter que, ce moment et la pension étant déterminés clairement et longtemps à l’avance, chacun est rendu en mesure de s’y préparer, quel que soit son train de dépenses habituel : il suffit d’anticiper bien concrètement le montant de ces allocations, et il n’y aurait, quoi qu’il en soit, aucune injustice à ce système transparent et bien réglé.

Du reste, tout ceci, je veux dire : toutes les résistances qu’on fait à un régime de stricte égalité des retraites, constitue une révélation sans contredit de ce que toutes les contributions que le travailleur paye ne se présentent pas du tout à lui comme une « solidarité » mais bien comme une punition imméritée dont il lui faudrait au moins tirer plus tard quelque espèce de compensation. Le problème, c’est qu’au cours de l’histoire de ce dispositif on a voulu atténuer nombre d’abus du travail par une récompense après le travail au lieu d’inciter les employeurs à faciliter les conditions de travail, de sorte que sont nées sur ce terreau malsain toutes sortes de disparités instituées par lois, au lieu que la loi aurait dû intervenir sur le fondement même des inégalités au travail (et puis bien d’autres lois ont tâché surtout de complaire à des minorités à des fins électoralistes notamment) – et cela a donné lieu à des processus différents de cotisations, à des âges de retraite distincts, à des montants de pensions séparées fondés sur des évaluations de risque ou de pénibilité, et lorsque par exemple les conditions de travail se sont améliorées par la suite, ces régimes spéciaux sont devenus des privilèges qu’on a eu du mal à remettre en cause notamment parce que ceux qui s’engagent dans une profession le font toujours aussi en connaissance des privilèges qui y sont attachés : on retire difficilement à quelqu’un la raison pour laquelle il exerce son activité sans lui enlever du même coup tout sentiment de justice et toute motivation pour sa profession.

Et c’est encore la preuve que, généralement, il vaut bien mieux une absence de lois que des lois trop élaborées, et que la condition pour qu’une loi soit bonne est probablement qu’elle se contente d’établir des principes clairs plutôt qu’elle s’engage sur des distinctions subtiles que les législateurs eux-mêmes ne sont ni en mesure de se représenter toutes, ni de comprendre bien à fond, ni d’en prévoir les conséquences indirectes. Dans une démocratie, la devise devrait être : « le moins de lois, le plus de contentement des citoyens » ; c’est à peu près là où nos élus devraient s’entendre avant que de prétendre justifier leurs rémunérations par toutes sortes de gesticulations consistant à fabriquer des législations ardues et inapplicables mais très propres à porter vaniteusement leur nom (vu récemment : un député qui propose d’inclure dans une loi la liste des bruits « licites et patrimoniaux » : chant du coq, cigale, et peut-être... bruissement des vagues et du vent dans les fougères ?). Seulement, pour fonder des principes, il faut des individus préparés et instruits, des êtres de raison, des gens, justement, de principes bien établis, capables de saisir l’opportunité de ne pas légiférer sur certaines choses et de se contenter d’une aimable généralité d’égalité légale. Un bon député, aujourd’hui, serait probablement quelqu’un pour déclarer : « Ne créons pas de lois nouvelles avant – d’avoir supprimé au moins la moitié de celles qui existent ! » ; et, paradoxal en apparence, il serait celui qui résisterait le plus possible à sa prérogative de proposer et de voter des lois. C’est ainsi qu’on verrait de très bons décrets instituant par exemple que : « Tout citoyen français ayant passé tel âge se verra octroyer une pension de tant. » : nul honnête homme, je crois, sous cette forme simple et principielle, n’y trouverait alors à redire, et il serait enfin temps de passer à autre chose, sans obligation, comme c’est si souvent le cas, de s’attarder à retoucher en les nuançant des lois antérieures qui ont été faites alambiquées par seul orgueil de se voir participer, ainsi qu’in petto ils le supposent tous, à la fameuse « construction d’un État », comme si on ne sapait pas bien plus souvent un édifice en le rendant trop lourd plutôt qu’en le conservant bien léger.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité