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Henry War
29 août 2019

Demain, l'école

Je ne suis pas un prophète sinistre, et peut-être pas au juste un visionnaire non plus, mais j’augure quelquefois, comme c’est, je crois, le devoir des hommes, à partir des données dont je dispose, à partir des faits actuels et du maximum de réalités possibles : cela s’appelle vivre en humain, et tant pis s’il faut alors détruire en idées ce qui existe parce que les institutions qu’on examine semblent condamnées ; il ne s’agit que de représentations nourries de probabilités, et nullement d’aigreur ou de vengeance personnelle. Si les choses peuvent se maintenir, c’est ce dont je me moque, car cette préservation ne présume guère de la qualité ou de la valeur de ce sur quoi on tâche à porter une prédiction. Au surplus, comme je dispose pour de pareils présages d’une technique particulière, rare et fondée sur tout un appareil scientifique éprouvé, je ne me trompe pas de beaucoup en général, et j’atteins des résultats qui surprennent souvent ceux qui m’incitent à partager avec eux mes prévisions. S’il m’arrive de faire erreur, du moins je puis à la fin expliquer avec méthode sur quelle base je me suis fourvoyé, ne disposant pas par exemple au moment de ma réflexion de toutes les informations nécessaires quoique ignorant cette lacune, et la correction qui en résulte induit que mes déductions suivantes seront encore plus fiables, et que mon « système » sera plus abouti et encore plus sûr la prochaine fois.

J’ai longtemps considéré notre Éducation Nationale, estimé son caractère, ses forces et ses faiblesses, et j’ai pu mesurer sa crise eu égard à la mentalité de notre époque et au contraste qu’elle lui fait. J’ai proposé, au terme d’un long essai critique, une autre philosophie générale qui pourrait lui servir de remède, mais je doute fort, compte tenu du peu que je suis entendu et écouté, que cette seule suggestion aboutisse un jour – ce serait alors tout à fait un hasard, il me semble, et pas du tout l’effet de m’avoir attentivement lu et compris.

C’est pourquoi, dans la quasi-certitude qu’on continuera d’ignorer pareils travaux ou de négliger de les prendre au sérieux, j’en suis réduit à former des prévisions sur l’évolution de notre système éducatif, et je crois avoir touché quelque but vraisemblable dans l’hypothèse que ce système demeurera foncièrement et longtemps inchangé, ce qui est presque certain, attendu qu’il repose sur un fonctionnement fort paralysé par toutes sortes de statuts, de procédures et de conceptions rétrogrades et insensées.

L’Éducation Nationale est certes une machine globalement vide mais à inertie énorme. On n’y fait pas grand-chose, mais tout ce qu’on y fait tourne pesamment et longtemps, très longtemps. Ses moindres formes sont comme des traditions contenues dans une société où ne décideraient que des conservateurs et des réactionnaires, auxquels obéiraient assez aveuglément une majorité de subordonnés plutôt irréfléchis. Vraiment, j’aimerais pouvoir espérer mieux pour nos enfants, mais l’espérance étant l’ennemie de cette impartialité nécessaire au procédé d’augure que j’utilise, il ne faut y croire qu’à proportion d’une probabilité extrêmement faible. Ainsi, ce Ministère et ses pratiques ne changeront pas avant l’arrivée d’une crise structurelle, et cette crise ne peut venir que de la désaffection de ses écoles. Autrement dit, tout mon effort consiste aujourd’hui à prévoir non pas par quel moyen notre éducation actuelle et publique s’efforcera de parer à sa déchéance, mais par quels signes lui sera révélé le scandale indéniable et honteux de cette déchéance à la résolution de quoi elle ne pourra plus dignement surseoir en fermant les yeux.

Et voici, pour ne pas atermoyer davantage, ma thèse et mon augure : progressivement, dans les années à venir, ce n’est pas, comme certains l’ont avancé, l’éducation en établissements privés qui remplacera l’éducation publique, mais c’est, et tout à fait logiquement, l’éducation à domicile, l’éducation « à la maison », l’éducation par les parents qui la concurrencera le plus vraisemblablement.

Et quel intérêt d’abord, pour objecter à ceux qui prétendent que le saccage du public se fait ou se fera au bénéfice du privé (et d’aucuns, il s’agit de professeurs, vont jusqu’à affirmer que ce saccage est organisé à dessein justement dans ce but, sorte de complot extrêmement tordu et concerté des gouvernements successifs pour vider progressivement le public jusqu’à sa mort et réaliser ainsi de superbes économies), y aurait-il à inscrire son enfant dans un établissement scolaire aux règles si semblables et aux programmes identiques, en payant ? Il est vrai que l’école privée tient son privilège et une partie de sa réussite de la sélection par l’argent : la relative hausse du niveau social explique pour beaucoup ses résultats meilleurs. Pourtant, je ne sache pas qu’on s’épargne dans le privé des enseignants aussi mauvais que dans le public ou qu’on y applique une pédagogie radicalement novatrice et opposée. On y ignore comme ailleurs les critères de succès d’une éducation réussie, et on y tâtonne un peu vainement et sans révolution. Il n’y a qu’une symbolique latitude conférée aux chefs d’établissements quant à la tenue d’une « certaine discipline » qui fasse une différence en faveur du privé, et c’est certes déjà quelque chose que cet avantage, mais de là à y supposer un afflux massif d’effectif sur ce seul motif ! Non, de façon purement logique, le salut de l’éducation ne passera pas par le privé, même à supposer de nettes dégradations du public : c’est que je ne vois pas pour quelles raisons le privé alors ne se dégraderait pas aussi dans les mêmes proportions.

Cette déchéance progressive est pourtant à prévoir ; plus simplement même, il suffit de la constater : la baisse perpétuelle des exigences aux examens scolaires, la comparaison des compétences à travers le temps toujours plus défavorable à notre époque, et la médiocrité accrue des résultats français à tous les tests internationaux, indiquent manifestement cette tendance et cette chute, sans qu’un gouvernement ou qu’un ministère ait démontré sa capacité à seulement comprendre l’origine du problème. Le navire de notre École ploie, se brise et sombre, et il n’y a pas même un capitaine en mesure de repérer la voie d’eau. Au lieu de cela, on dit aux marins à bord : « Contentez-vous de voguer moins vite, sans répugner à user longtemps et principalement des vieux matériaux et appareils encombrants ! ». Or, il y a de certains naufrages qui sont précipités par l’immobilité du bateau, et il y faudrait plutôt des voiles intactes pour relever en la soulevant l’ensemble de la carène au lieu de la lester. N’importe, l’Éducation Nationale est déjà morte, comme le Baccalauréat : c’est fini. Et je crois que, enthousiasme de partisans ou d’idéalistes mis à part, tout le monde s’en rend compte.

Moi-même, tout professeur que je suis, je milite activement auprès de ma femme pour que mes filles n’aillent pas au collège. Elle résiste pour l’instant, s’inquiétant du défaut de sociabilité qui pourrait en résulter, mais je ne cesse pas mes exhortations. Je reste convaincu d’avoir raison, et qu’il vaut mieux une personne intègre, concentrable, adaptable et gardée curieuse et fraîche même mal rompue aux codes de la société, plutôt qu’une de ces copies aigries qu’on rencontre dans nos établissements et qui s’obstinent par conformité à avoir froid aux chevilles tout en apprenant par cœur quoiqu’en renâclant la date du jour où Napoléon se maria ou bien un poème espagnol sans le moindre intérêt artistique et mental.

Je voudrais que mes filles gagnassent en individualité, qu’elles ne fussent pas presque indistinctes, confondues aux autres à quelques détails près. Or, l’École, et particulièrement le collège, est une annihilation méthodique de toute singularité chez nos enfants, au point qu’on peut dire que les élèves qui y échouent comptent précisément parmi ceux qui ont le plus de personnalité infrangible et inassimilable. Nous brisons la différence au berceau, et c’est ce qui explique l’uniformité de nos mœurs et de nos pensées.

Mais notre société, comme je l’ai écrit ailleurs, adhère de moins en moins à ce constat terrible : c’est que nous vivons à présent dans l’ère de l’épanouissement, voilà la philosophie de notre époque ; et, de surcroît, un certain état d’esprit individualiste contribue à cette adhésion pour le divertissement, état dans lequel l’affection principielle pour le service public n’occupe plus, et c’est le moins qu’on puisse dire, une place très forte. Or, l’Éducation Nationale, en dépit de ses recommandations théoriques et de tous ses éléments de langage (« l’élève au cœur des apprentissages », « l’école de la confiance », etc) ne sait pas comment, au sein d’une structure si contrainte notamment par le nombre, rendre à l’individu humain une place de prédilection. Il faudrait réformer beaucoup et donner l’impression d’une forte insatisfaction préliminaire et d’un souhait de grande destruction ; or, personne ne veut s’y risquer, et personne de toute façon n’aurait pour cela l’esprit qu’il faut : des gestionnaires mécaniques ont depuis longtemps remplacé en haut lieu les visionnaires audacieux et inventifs (confiere : notre gouvernement d’énarques).

L’école privée étant sujette aux mêmes structures éducatives, aux mêmes dispositifs et aux mêmes horaires, son apport est en fait marginal : les mêmes aberrations de contraintes constituent sa base, et toute différence n’y peut venir que d’un certain « mode de pensée », que d’une « atmosphère » différente qu’on s’arrange alors par promotion opportuniste à rendre le plus sensible possible. Mais le processus d’apprentissage est, peu ou prou, le même : c’est le même enseignement, moins, éventuellement, la permissivité des établissements publics. Or, c’est justement cet enseignement que notre société n’approuve plus.

Quelle alternative lui reste-t-il ? Car enfin, des lois ont fait l’instruction obligatoire, et il n’est pas permis d’y échapper !

Je crois qu’aujourd’hui n’importe quel parent même peu instruit est bien capable de s’apercevoir que le rendement des enseignements est presque nul au sein des écoles : tous ceux qui le nient se déchargent simplement de leur responsabilité d’éducateur pour ne pas y regarder de trop près, croyant n’avoir par exemple pas d’autre choix pour leurs enfants. Mes filles n’ont pour ainsi dire pas appris à écrire à l’école : tout ce qui relève de quelque précision – motricité fine en particulier – n’est pas à la portée des instituteurs qui n’ont guère le temps de pareilles subtilités. En quatre leçons d’une heure à peu près que j’ai données, elles savaient, à partir de l’alphabet déjà acquis, le son de chaque lettre et pouvaient écrire phonétiquement à peu près n’importe quel mot (deux autres heures nous ont suffi pour les digrammes indispensables) : or, il y faut au moins un semestre en primaire, et parfois même tout un an n’y suffit pas. La méconnaissance qu’ont les professeurs de nos élèves ainsi que la multitude impersonnelle de ces derniers sont causes de leur inefficacité à leur enseigner quelque chose : ils n’ont aucune prise sur ceux dont ils ne connaissent rien, et ceux qu’ils ignorent également mais qui savent déjà apprendre s’ennuient d’attendre et ne sont jamais à la mesure de leur potentiel. L’École est pour tous un immense gâchis.

Qu’on mette avec cela la façon lentement inéluctable dont notre société offre au citoyen du temps libre, ainsi que le fait irrémédiable d’une main d’œuvre humaine de moins en moins recherchée, d’emplois de plus en plus impossibles à trouver. Les gens tendent à rester chez eux, voilà. On les paye d’ailleurs en partie pour cela. Je ne moralise pas : c’est un fait. La population s’accroît hors du besoin proportionnel de salariés supplémentaires. Il faudrait revenir longtemps aux raisons de ce processus, mais on peut admettre, je crois, que le temps de travail est amené à s’amenuiser encore et encore, et les gens à demeurer plus longtemps oisifs ou divertis.

Les citoyens ont donc du temps pour se rapprocher de leurs enfants. Cela ne signifie pas encore qu’ils en ont envie, mais ils le peuvent, et c’est déjà récent. Par ailleurs, on peut penser que s’ils sont paresseux au point de ne pas s’intéresser à leur éducation, ils ne sont pas davantage courageux pour inciter leurs fils à de grandes dépenses intellectuelles, et ne résisteront pas très longtemps, comme c’est déjà souvent le cas, aux récriminations qu’ils reçoivent pour les obliger à travailler avec des professeurs qu’ils n’appréciaient déjà guère du temps où ils étaient élèves.

Certes. Alors que faire ?

La situation actuelle consiste, en pareils cas, à ordonner à son enfant, faute de choix, de bien vouloir patienter le plus gentiment possible dans un coin des salles de classe en attendant le temps de son émancipation légale. J’estime pour le moins la proportion de pareils élèves à un quart – mais c’est un minimum, comprenant les officiels « décrocheurs » et tous ceux qui n’en foutent pas une. Ces enfants ont cessé d’être, à proprement parler, des sujets d’éducation : ils ne tirent aucun avantage de ce que les enseignants leur disent, et ils pourraient être tout aussi bien absents de leur collège sans, je l’assure, en tirer le moindre inconvénient. Ces enfants-là, il faut le dire, occupent indûment une chaise d’élèves, car à la vérité ils n’en sont pas.

Les parents qui, au contraire, se soucient de l’éducation de leurs fils se rendent bien compte de la faiblesse de l’enseignement qu’ils subissent, et ils s’en scandalisent régulièrement. En particulier la pesanteur des cours, régulièrement plombés par des récalcitrants inaccessibles à toute représentation ou admonestation et par l’assez grand nombre d’élèves par classe, les laissent tout stupides et désarmés : ils perçoivent bien l’anormalité et la faille du système, mais ils ne savent comment s’y opposer. Surtout, ils n’ont guère d’exemples d’alternatives, et tout ce qui diffère socialement effraye : ils craignent leur marginalisation, manquent un peu de cran pour expérimenter des choses, et se résignent à la médiocrité du service public faute d’avoir envisagé des palliatifs efficaces et peu dispendieux en énergie, en argent et en temps.

Or, ils n’ignorent plus qu’il est possible de dispenser un enseignement domestique, que l’école, à proprement parler, n’est pas obligatoire. Seulement, ils s’inquiètent s’ils seront bien compétents pour transmettre à leurs enfants tout ce qu’on enseigne au collège, surtout s’ils ne sont pas constamment présents à la maison.

À quoi je réponds tout net, sans excès ni médisance – mais ils finiraient bien par trouver des exemples concrets pour s’en apercevoir par eux-mêmes : « En moins de deux heures de lectures et d’exercices par jour, avec des manuels appropriées et une application raisonnable et un tant soit peu contrôlée, vos enfants iront toujours aussi loin qu’avec les six heures d’instruction qu’ils subissent quotidiennement et pour si peu de profit dans leurs collèges actuellement. »

Ce que ces parents auront à vérifier n’a, au collège, je l’assure, absolument rien d’inaccessible. Il s’agira de réviser des leçons oubliées et parfois intéressantes, et le savoir qu’ils en tireront en entretenant leur esprit, et la conversation enrichissante qui pourra en résulter avec leurs fils, compenseront la peine rare qu’ils se sont donnée. Par ailleurs, en procédant comme il faut, leurs enfants acquerront des compétences auxquels le système public ne leur permet actuellement point de prétendre : ils devront organiser seuls, intelligemment et en bonne autonomie leur travail au lieu qu’on le leur impose et qu’on les assiste en les maintenant dans une sorte d’irresponsabilité préjudiciable ; ils bénéficieront le reste de la journée d’une grand part de temps libre où, correctement incités et sollicités, ils pourraient se perfectionner vraiment dans les connaissances et dans les arts qu’ils estiment le plus à leur goût ; enfin, ils modèleront une personnalité propre au lieu de se conformer au moule rassurant de leurs semblables, si innombrablement sujets aux bêtises exemplaires, aux goûts et occupations si grégaires, et aux superficialités et vanités de toutes sortes. Certes, on peut penser que là où ils perdront un peu à l’absence de cette société, c’est que, peut-être, leur insertion parmi de jeunes sots à la mode leur sera rendu plus difficile, mais je gage qu’à cela il n’y a pas tant à perdre qu’on croit, et qu’un enfant habitué par exemple à lire en quantité n’a guère à craindre à ne savoir pas se conduire dans n’importe quelle compagnie, car il en sait beaucoup, et il est besoin d’en connaître fort peu pour s’adapter aux adolescents du commun.

Je crois que, lorsque les parents découvriront ce procédé, et dès lors qu’il se répandra dans leur entourage, ils n’auront guère de raison d’hésiter, quel que soit le niveau de leurs fils : entre ne rien faire au collège ou chez soi, ou entre végéter sous contrainte au collège et croître librement à la maison, je ne trouve pas que la décision soit bien compliquée à prendre. D’autant que les inspections annuelles auxquelles de tels parents sont obligés ne donnent aujourd’hui presque jamais lieu à des remontrances : les inspecteurs, à ce que j’ai compris, se retiennent même de déclarer, par devoir de réserve mais plus certainement pour ne pas jeter le discrédit sur qui les emploie et sur le système public en général, que ces « enfants de la maison » sont plus sains, plus cultivés et plus épanouis en moyenne que ceux de l’École. Et si par exception il arrivait qu’une connaissance fût hors de portée malgré les manuels et faute de professeur, eh bien… les parents n’auraient qu’à en embaucher, là, une heure ponctuellement.

On trouve cela difficile peut-être ? Se figure-t-on par exemple que les professeurs n’accepteraient pas ce travail, et notamment parce qu’ils devraient se déplacer hors de leur lieu habituel d’exercice ?

Ah ! qu’on se représente l’avantage que c’est pour un enseignant de dispenser sa leçon à un élève unique ou même à une poignée d’élèves, notamment dans la mesure où ces enfants sont loin d’être blasés des enseignants et justement le sollicitent de leur propre gré à un usage précis : quel bonheur ! C’est, pour lui, le cas de figure parfait, le rapport idéal et le plus fécond ! Mais on me rétorquera qu’il ne suffit pas qu’un professeur soit volontaire, qu’au surplus il coûte de l’argent, ce qui est vrai… et faux. Examinons cela, je vous prie.

Un professeur coûte trente euros par heure environ : trente euros n’est certes pas rien si la notion à travailler nécessite, admettons, deux heure de cours – mais encore faut-il comprendre que deux heures, en l’occurrence, c’est beaucoup, attendu que ce professeur peut à bon droit réclamer du travail personnel en-dehors de sa leçon : ses élèves, pour une fois, ont vraiment du temps ; par ailleurs, ce sont des individus qu’ils ne faut pas forcer, capables plus que les autres d’autonomie et de compréhension (c’est qu’ils apprennent l’essentiel depuis des livres) ; en somme, vous trouverez sans difficulté des professeurs volontaires pour cela : des vacances pour eux, une distraction – cela leur laissera peut-être même des scrupules à être payés pour cela ! Mais revenons-y : soixante euros pour une seule matière, voilà qui peut poser problème.

(D’un autre côté, j’y songe : il n’est guère de matières qui peuvent nécessiter un professeur particulier au niveau du collège – et peut-être même au lycée –, car beaucoup peut s’enseigner par les livres, et peut-être même tout. Enfin, ni le sport, ni l’heure hebdomadaire de musique et d’arts plastiques, ni même l’histoire et la géographie en-dehors d’un peu de méthode, ni sans doute les SVT qui ne demandent généralement qu’un savoir livresque ne requièrent une telle présence. En outre, l’enseignement des langues est si nul à l’École et si relativement efficace sur Internet qu’il n’y a rien à réclamer de ce côté-ci à des enseignants. Il reste à peu près les mathématiques et le français à solliciter, encore que sur des notions très précises, voire un peu de sciences notamment physiques, et c’est tout.)

Mais donc, qui payera ces soixante euros, et peut-être cent ou deux cents en tout par mois pour un enseignement de pointe dans les domaines où quelque parent pointilleux exigera un perfectionnement bien au-delà en réalité des compétences moyennes de la cohorte d’une telle tranche d’âge  ?

Qu’on y réfléchisse, et l’on comprendra que ces deux cents euros ne sont presque rien, en vérité : il suffit de mutualiser la ressource humaine et de répartir la dépense, et voilà tout : a-t-on songé qu’un professeur réclamera toujours trente euros par séance, quel que soit le nombre de ses élèves ? Le seul challenge : trouver assez d’élèves « à la maison » pour remplir ce cours, et réduire le coût particulier d’autant ; deux fois quinze euros, ou bien cinq fois six euros, ou même, pourquoi pas, dix fois trois euros ! Qui osera dire que ces dix élèves motivés, curieux et cultivés, seraient plus difficiles à instruire que deux ou trois élèves normalement démoralisés, fourbus et importuns au sein de n’importe quel établissement scolaire ? En cela, il ne suffirait que de développer un réseau d’informations entre parents d’une même localité da façon à organiser la venue d’autres enfants en un même domicile lorsqu’un professeur est sollicité ! Et, à l’heure d’Internet, je ne sache pas que cela soit fort difficile à faire !

Et ce calcul étrange, d’ailleurs, m’a incité à la représentation suivante dont je me suis beaucoup étonné moi-même : combien en réalité un professeur est, dans notre système français, extrêmement bon marché, lui qui, si l’on compte bien trente euros net de l’heure et une moyenne de vingt-cinq élèves par classe, ne représente qu’une dépense horaire d’un euro vingt centimes par élève !

Toutes ces raisons solides, probables, logiques, statistiques, m’amènent à penser qu’il n’y a vraiment aucun motif sérieux, au sein des dispositions légales actuelles, pour supposer qu’une « mode » de l’enseignement à la maison ne prendra pas bientôt nettement son essor, et toute la question pour moi à ce stade consiste à savoir par quelle parade de mauvaise foi un gouvernement lâche et roué tâchera d’empêcher cette tendance ou de la freiner : j’y suppose des objections nouvelles, des règlements alambiqués et des clauses inédites, parce qu’il y aura nécessairement des dérives au prétexte desquelles on voudra créer des limites, des objections et des pénalités financières, et on imposera alors probablement des contraintes pour dissuader ceux qui paraitront contourner par ce biais l’éducation publique que l’État aspirerait à rendre obligatoire, ne serait-ce que pour anéantir toute possibilité de comparaison dénigrante.

À ce sujet – nous sommes en juillet 2019 à l’heure où j’écris ces mots –, je ne serai pas étonné que la France, tôt ou tard, décide de sortir du cadre des tests internationaux d’éducation qui abîment tant sa réputation de « pays développé ». Ceci est certes moins sûr que tout ce que j’ai avancé précédemment et se produira plutôt dans quinze ans que demain, mais je crois que lorsqu’il aura suffisamment dénigré ces résultats qui blessent tant son orgueil, un gouvernement se chargera d’atténuer leur portée, ce qui équivaudra déjà presque à ne plus y participer.

Nous verrons si j’ai tort ou raison : là n’est pas tant la question d’ailleurs, mais de savoir si ma logique est ici exempte d’erreurs. C’est qu’en effet, lorsqu’il serait temps de révéler enfin combien je ne me suis pas trompé, on aurait depuis longtemps oublié ce texte, et j’aurai de surcroît bien d’autres déclarations à faire alors dont on sera seulement occupé à dire, pour ne pas se rappeler celles-ci, qu’elles sont scandaleuses et partiales, malintentionnées et dures, inhumaines, etc, etc, etc.

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