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Henry War
10 septembre 2019

Tableau rêvé

C’est une vision venue comme ça, pendant un sommeil ou un assoupissement, peut-être en voiture quand la monotonie du roulement me porte vers des sortes d’hallucinations, je ne sais plus au juste. Autour d’une table est un homme, un artiste, reconnu ou non, infiniment lassé du cours long d’une énième mondanité probablement familiale, qui, soudain, ne parvient plus à supporter de se laisser distraire de tout ce qui aurait pour lui de l’importance, de son œuvre, de son être, de l’Essence à laquelle il s’était promis d’aspirer toujours. D’habitude, on accepte l’engloutissement avec fatalité, mais c’est une fois de trop sans doute, et il ne l’endure plus, il se sent perdre pied, se croit aspiré vers un autre lui-même qu’il est tout près de mépriser ; il perçoit diffusément l’ignoble teneur de cette substance qui empâte les esprits et l’adhère au commun néant. Et il veut fuir, instamment fuir, et il s’espère encore capable d’un dernier effort pour s’en aller sans tout briser en hurlant comme un dément claustrophobe.

Là, des enfants l’attirent, dont il perçoit les jeux au salon d’à côté : un pépiement sain, des échanges moins codifiés, des amusements plus libres : il ne les troublera pas, pourquoi attendre ? Il s’y rend, tirant hors de lui-même de quoi composer un vers, ne redoutant point d’être celui autour duquel les petits gravitent presque au hasard, sans le voir peut-être, sans y faire attention, ce dont il serait tant flatté ; il recherche leur protection comme lois et mœurs d’une cité idéale, meilleure, moins altérée ; il s’enivre déjà à cette innocence-là, loin des vices des précepteurs, des prédateurs, des pédophiles, incapable même, en cet instant, de seulement songer qu’il est un Bien et un Mal, incapable en somme de rien distinguer – éperdu.

Il est content, au milieu des siens, ravi. Comme il y pense tout naturellement, il sort de sa poche un sachet de cocaïne, et il confectionne une ligne, sur le canapé ou sur la table basse autour de quoi les rires virevoltent. Les enfants ne savent rien ou si peu, alors, sans préjugés, ils ne condamnent pas, la morale élémentaire n’est pas allée jusqu’à eux, n’a pas atteint leur intégrité ni leur candeur, et ils voient seulement un monsieur sans malice faisant des reliefs blancs, pareils à des récifs, sur des meubles de luxe, et inspirer du nez par jeu. Ils veulent bien, eux, ils n’y prêtent guère attention. Ils n’ont pas de prévention ; pourquoi s’en soucier ?

C’est alors seulement que les premiers regards des dîneurs se tournent vers l’artiste.

 

***

 

Pourquoi faut-il que cette scène choque ? Car elle choque, je crois : mauvaise influence, esprit dépravé, inconvenance, corruption ; on y figure ses propres préventions, mais c’est, au fond, parce qu’on se redoute soi-même : on expose son mal et on le fait universel, et c’est, je crois, la preuve que les gens sont mauvais plus que prévoyants. Je crois qu’en large part s’ils n’avaient pas autant de tendance aux vices ils ne verraient pas même ce qu’il y a à craindre. C’est en majorité par les turpitudes que nous nous trouvons que nous représentons le mal plausible : il existe, autrement nous n’y croirions pas. Nous ne supposons la réalité que de ce dont nous avons l’expérience ou de ce dont nous avons, en mémoire, des copies ; et la plus fiable mesure du possible inscrite en nous-mêmes, c’est ce que nous savons que nous sommes.

Nous tolérons assez peu la liberté d’autrui qui nous rappelle combien peu nous sommes libres : il nous faudrait des barreaux pour tout décor, et nous serions rassurés que les autres pâtissent autant que nous de ces horizons fermés. Nous ne sommes que des êtres à nous acclimater à des enclos, et non à les franchir. Nos paresses mentales induisent généralement une grande peine à la nouveauté, et nos styles sont ce à quoi nous tenons le plus, la mesure de nos craintes plutôt que la justification ou la concrétisation de nos idées. Le moindre individu qui se prétend ouvert d’esprit ne saurait entendre le goût de la drogue, ou du suicide, ou du meurtre, ou d’une pleine dose de douloureux travail ; il faut des milieux piètres en toutes disciplines, et nous cherchons toujours des atténuations avant que des vérités. Nous voulons des « quantités raisonnables », de quoi ne pas être dérangé dans nos usages et habitudes : notre réflexion est conditionnée à des sucreries, et notre capacité à la digestion s’en trouve substantiellement altérée. Une certaine dose d’un certain aliment connu, rien davantage.

Mais existe-t-il des raisons, de bonnes raisons pratiques et pures, qui nous empêchent de nous baigner nus, de nous enivrer pour notre seul effet, de rire de la mort qu’on provoque, de se moquer de tout, de blesser durement ce qui est faible, d’arborer le visage impérieux du lion, d’exploser nos cœurs en éclats furieux, d’assumer que tout est fini et sans lendemain, ou, au contraire, de se tuer à des tâches insignifiantes, de prendre l’existence avec un implacable sérieux, de se morfondre de ses moindres erreurs et inattentions, de jouir jusque de ses pleurs et de ses désespoirs sans croire encore atteindre à la hauteur de l’humainement digne et des émotions ne serait-ce qu’à demi explorées ? Qui donc nous a fixé les limites innombrables, les frontières sans borne, de nos carcans comportementaux au point que nous naissons avec tout le harnachement du convenu, entraves, mors et œillères, greffé, semble-t-il, jusque dans l’âme ? Ah ! s’il existait matériellement, ce bourreau qui nous esclava, il faudrait sans délai le mettre à mort et recouvrer ainsi notre audace pleine et entière, c’est-à-dire tout notre pouvoir !

Qu’advient-il, hélas ! de mon artiste au dénouement du rêve ? Est-ce une foule qui le dévisage alors, et qui le conspue et lui saute sur le dos, auto-entraînée à surréagir, et criant sans y penser – oh ! y penser, à mes yeux, serait tellement pire ! – et comme si cela, enfin, voulait absolument dire quelque chose, et quelque chose de nécessaire et de bon : « Mais il va trop loin !... et en présence d’enfants ! »

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Commentaires
V
Trouve-moi cet artiste. Fais lui savoir que je l’invite à Noël.<br /> <br /> Ah! On rira bien. <br /> <br /> N’empêche, je me demande parfois dans quel monde tu vis... <br /> <br /> Tu ne connais donc que des gens bienséants ? <br /> <br /> Ça doit être assez ennuyeux...
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