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Henry War
18 septembre 2019

La Servante écarlate, Margaret Atwood, 1985

La servante écarlateDans la république de Gilead, sise quelque part aux États-Unis, un état d’esprit de plus en plus puritain et rétrograde a conduit à l’instauration d’un système politique où les femmes fécondes, devenues rares, servent obligatoirement de mères porteuses au sein de maisons régentées par une Épouse légitime et où les fonctions sont réparties à peu près en castes. Defred, l’une de ces servantes « à enfanter », vêtue de rouge et ayant perdu jusqu’à son nom, décrit et raconte le milieu liberticide où elle vit, par contraste à celui où elle vécut autrefois, du temps de l’émancipation des femmes et des libertés individuelles. Elle tient à présent sa triste place dans une société où tout, actions comme mentalité, est strictement encadré par un régime autoritaire sans pardon et en guerre perpétuelle, traquant notamment toute démonstration de joie et la moindre pensée contraire à l’orthodoxie héritée des préceptes (surinterprétés ?) de la Bible. De sorte qu’une morne langueur inonde le quotidien de tous, sans le plus petit espoir licite d’échappatoire ou de divertissement…

J’ignore quelle impression vous fait ce synopsis, mais je n’appellerais pas précisément le roman qui en découle une œuvre d’anticipation, dans la mesure où tout ce qu’on sait, et savait déjà en 1985, du développement mental et scientifique aux États-Unis ne pouvait s’accorder avec une pareille vision de leur avenir. C’est à mon sens l’un des grands défauts de ce livre, et je dois certainement m’expliquer davantage, au risque, autrement, d’avoir l’air d’affirmer ce qui est justement en question.

La société (civilisation ?) états-unienne est sans conteste fondée de puritanisme – ce lui est une caractéristique essentielle et indéniable, depuis sa fondation par les premiers colons fuyant les persécutions religieuses. Mais au même titre, elle est consubstantiellement formée de liberté, partie intégrante de ce qu’on nomme encore « esprit pionnier », « esprit d’entreprise » ou « rêve américain », et même, je crois, bien davantage qu’en Europe où le droit de l’individu s’arrête traditionnellement là où commence l’intérêt collectif : c’est ce qui justifia plus que toute autre cause son indépendance, et donc sa naissance, au XVIIIème siècle. Jamais cette nation n’a vraiment prétendu restreindre les libertés individuelles, et pour quiconque connaît bien son histoire, ni la guerre de Sécession, ni la Prohibition, ni même le maccarthysme ou les guerres qu’elle a pu mener n’ont fondamentalement à voir avec une telle volonté : les États-Unis ont poussé sur ce profond terreau de l’initiative sans entrave – établissement sur des terres pures de toute contrainte, commerce sans taxes, législation la plus légère possible, tous les cultes permis et opinions dénuées de censure, le tout dans une atmosphère d’union par le maintien univoque de l’indépendance intrinsèque du citoyen américain. Ce credo n’est pas du tout une idéalisation de ma part : c’est un thème explicite au cœur de sa Constitution, et probablement ce qu’on reproche le plus à ce pays justement si dénué de limites. Or, comment un État d’une telle fédération aurait-il pu s’affranchir de sa propre mentalité ? C’est ce que, dès le départ, le lecteur voudrait savoir dans ce roman, et il ne le lit pas sans espérer que vienne tôt ou tard une réponse élaborée à cette question. Une question subsidiaire mais d’importance réside dans les circonstances médicales qui entourent la baisse de fécondité dont on fait la principale justification du système de hiérarchie de Gilead, et on aspire à savoir pourquoi le processus des mères porteuses a été retenu, tandis qu’il existait déjà tant de procédés thérapeutiques pour pallier ce problème – le premier « enfant-éprouvette » de la Fécondation In Vitro étant né, j’ai bien vérifié, en 1978.

Mais la solution ne vient pas, n’arrive jamais, pour la raison que Margaret Atwwod, qui n’a de considération que pour les moyens d’une dictature, n’en envisage jamais les causes, ni morales, ni techniques : son roman n’est pas d’anticipation parce qu’il situe son action dans un monde qui ne répond pas aux codes du nôtre, qui n’en est pas la suite logique, qui n’a guère à voir avec les États-Unis qu’on connaît… Dystopie donc, si l’on préfère ? Je jure que je me fiche bien de ranger l’art derrière des catégories, mais s’il s’agit d’un univers parallèle, il n’aurait pas fallu rappeler sans cesse l’origine états-unienne de cette décadence, et y opérer sans cesse des comparaisons passé-présent : où l’on comprend qu’il se trouve là davantage un problème de cohérence que de classement générique. D’ailleurs, l’auteur, à ce que j’ai évalué d’un point de vue philologique, n’a jamais su son point d’arrivée, et l’écriture, très probablement, s’est faite sans horizon ni planification : par exemple, on devine, à un moment, que Defred, qui réclame de comprendre enfin les rouages du monde où elle vit et parvient à en obtenir la promesse, doit obliger bientôt Atwood à rendre un compte circonstancié des étapes qui ont rendu possible la république de Gilead, tâche que l’auteur semblait vouloir vraiment s’imposer à cette étape de l’écriture, mais elle renonce, achoppant à une telle difficulté qui l’obligerait certainement à reprendre tout l’ouvrage à zéro sur un fond beaucoup plus méthodique et vraisemblable.

Cette improvisation du récit se mesure sans cesse dans la consistance de l’intrigue, dont les péripéties ne commencent véritablement qu’à la moitié de l’ouvrage, retard des plus impatientants qu’on parvient peut-être à oublier avec indulgence au cours de la seconde partie. Tout ce qui précède est une description assez monotone d’une société théocratique, avec ses éléments de novlangue importé et plutôt inutiles, ce que tout auteur intelligent de science-fiction s’efforce plutôt d’introduire subtilement au sein de narration et de dialogues, c’est-à-dire au cœur même d’une intrigue faisant le premier plan et où se mêlent progressivement des rapports explicatifs. Or, là, la narratrice perd un temps considérable à se souvenir d’autrefois, et ces souvenirs pourraient certes receler quelque intérêt s’ils ne se contentaient pas, presque toujours, de raconter la vie quotidienne telle que nous la connaissons tous – travail, shopping, cinéma, etc, prenant des allures d’épanchement peu interactif et assez stérile. Cette absence de fait, du moins, pourrait être relevée par un style, mais de style : point, ou plutôt une sorte de sécheresse durassienne que je réprouve, phrases courtes, figures rares, répétitions sans crainte, et c’est tout un parti pris que de placer, sauf exceptions détonantes, des mots ordinaires avec des tournures plates dans la bouche d’une femme contrainte à une vie terne – procédé de contraste, sans nul doute, propice à faire éclater les couleurs de notre univers actuel de personnalités loisibles. Cependant, sans action et sans beauté, c’est-à-dire sans imagination et sans art, il est difficile de s’attacher à quelque chose dans ce livre, et c’est au point que, pour ma part, j’en suis venu à haïr cordialement cette narratrice un peu sotte et très passive qui vous fait perdre un temps prodigieux en considérations sans aucun avantage.

Du reste, cette lacune de composition se mesure à bien d’autres choses : le roman – près de 500 pages tout de même – n’a pas de fin, tout bonnement ; et on découvre que le personnage, dont on s’étonne continuellement qu’elle ait pu produire un témoignage aussi long dans un monde aussi censuré, aurait enregistré ce journal vocalement, ce qui est parfaitement impossible même au sein du cadre de référence imposé par le texte, eu égard aux contraintes millimétrées dont sa vie est organisée (elle craint par exemple de se trouver dépossédée d’une allumette qu’elle hésite à cacher dans son lit, et il n’est pas même question pour elle de dissimuler dans sa chambre un pot de crème pour le visage… alors, tout un appareillage d’enregistrement ?!).

Et c’est même plus narratologiquement, je crois, que le problème se trouve et se creuse : mais pourquoi, au juste, ce récit à la première personne ? Je veux dire que le principe général de la focalisation interne consiste, à dessein de créer quelque façon d’empathie du lecteur pour le narrateur ou du moins quelque compréhension même pour des êtres douteux (comme c’est par exemple le cas dans La Mort est mon métier de Robert merle), à relater des états d’âme, à montrer du moins comment se construit une identité et sur quelles raisons se motivent des actes : or, Defred n’a pour ainsi dire pas d’émotion, elle s’efforce tant de contenir sa propension à l’individualité qu’elle n’en devient qu’un être mécanique, remplaçable, et relativement creux ; pourquoi pas, alors, une focalisation externe, c’est-à-dire la peinture objective d’un personnage-sujet ? On s’indignera peut-être de ce que j’accuse ce personnage d’insensibilité, au prétexte que sa vie de claustration physique et mentale, qui l’empêche certes d’extérioriser ses passions, peut émouvoir : ce n’est pas de cela que je parle, on m’aurait mal compris ! Mais je demande, en revanche, que n’importe quel lecteur s’efforce de réécrire une scène du roman, n’importe laquelle, et il verra que toutes gagneraient à de notables améliorations du point de vue de la psychologie et de la sentimentalité. Defred n’est pas qu’un pantin en apparence : elle s’abstient même – et c’est caractéristique, pathologique presque ! – de relater les événements les plus sensibles de sa vie qu’on ne lit que par grands résumés vagues et impersonnels : je crois que c’est Atwood, en vérité, qui craint et qui répugne de n’être pas à la hauteur de telles scène, sinon pourquoi sa narratrice se proposerait-elle de réaliser un journal ?

Or, justement, la seule chose convaincante et crédible du récit, à mon sens, consiste en la première postface, intitulée « Notes historiques », où un conférencier fictif tâche à expliquer comment un tel document a été découvert, formulant explications et hypothèses sur cette Defred, la famille où elle vécut et la république de Gilead : c’est que l’auteure elle-même semble beaucoup plus à l’aise dans cette posture d’universitaire que dans l’immersion et l’introspection féminine. On la devine volontiers pédante, rompue à la rhétorique plaisante de classe, fort amatrice d’archéologie objective plutôt que subjective, et je ne crois pas ici faire à l’excès un amalgame entre son nouveau narrateur et elle-même. C’est dans le fond – je le soupçonne – le problème d’Atwood d’avoir voulu se lancer dans le roman sentimental plutôt que dans quelque littérature « spirituelle » et par exemple drôle et instruite, au contraire d’un David Lodge qui sait multiplier les références instruites sans prétendre à dépeindre beaucoup plus que des mœurs imaginaires : c’est qu’elle me paraît assez dénuée d’intériorité profonde, accusation dont elle pourrait être peinée si elle l’apprenait (et si elle se souciait moindrement de l’avis d’un pauvre mécréant comme moi), mais surtout, je dirais : parce qu’elle ne s’ignore pas cette lacune et tâche surtout à vaincre ses difficultés à la compassion au moyen d’une apparence d’art – mais ni plus ni moins que comme beaucoup d’auteurs universitaires.

Alors, à quoi donc est dû le succès du roman, dont je m’étonne même qu’on ait trouvé matière à faire une série télé (c’est que vraiment, dans le livre, il ne se passe presque rien !) ? À la période où il fut écrit, je prétends : après trois autres récits culte de la sorte (j’évoque évidemment 1984, Le meilleur des Mondes et Fahrenheit 451), la littérature, très certainement, espérait un nouveau chef d’œuvre imminent du genre, et pareil à la société où naquit Jésus et qui attendait un sauveur avec tant de fébrilité qu’elle s’en inventa beaucoup d’autres, le contexte de ce roman, arrivé là justement, dut semblée propice à concurrencer les trois autres, paraissant d’emblée bien situé chronologiquement et thématiquement. Par ailleurs et surtout, la conjoncture féministe, où la libération des femmes devenait une préoccupation hautement revendiquée, a conduit à porter en triomphe un récit qui avait l’air de s’attacher à ce problème de la condition des femmes (ce qu’il ne fait guère, à bien y regarder), porté de surcroît par une voix féminine dont on manquait encore : c’était le représentant qu’il fallait, et il n’est pas nécessaire, bien souvent, d’aller beaucoup plus loin pour fabriquer des triomphes.

 

P.-S. : Ce n’est pas La Servante écarlate, en vérité, c’est The Handmaid’s Tale : le Conte de la Servante. Et ne pensez-vous pas comme moi que si Atwood avait souhaité embellir ainsi son titre, elle eût choisi quelque chose comme : The scarlet Handmaid ? La peste soit de ces traducteurs et éditeurs qui déforment tout au prétexte, on suppose, qu’ils auraient mieux écrit le titre – et peut-être tout le livre entier – que l’auteur lui-même.

(L’illustrateur de chez Robert Laffont, aussi, a fait un travail, vraiment, très inspiré : il a plaqué sur la couverture le visage de l’actrice principale de la série, et il l’a peint en rouge, ce qui fait une interprétation pour le moins fort littérale du titre français, à savoir : la bonniche qui a la gueule écarlate.)

 

À suivre : L’Œuvre, Zola.

 

***

 

« À côté de la porte principale, il y a six corps de plus, pendus par le cou, les mains liées devant eux, la tête fourrée dans un sac blanc et inclinée de côté sur l’épaule. Il a dû y avoir une Rédemption d’hommes tôt ce matin. Je n’ai pas entendu les cloches. Peut-être en ai-je pris l’habitude.

Nous nous immobilisons, ensemble comme à un signal, et restons à regarder les corps. Cela ne fait rien que nous regardions. Nous sommes censées les voir : c’est pour cela qu’ils sont là à pendre sur le Mur. Parfois ils y restent plusieurs jours, jusqu’à ce qu’arrive une nouvelle fournée, pour qu’autant de gens que possible aient l’occasion de les voir.

Ils sont suspendus à des crochets. Ces crochets ont été fixés dans les briques du Mur, à cette fin. Tous ne sont pas occupés. Ils ressemblent à des prothèses pour manchots. Ou à des points d’interrogations d’acier, retournés et inclinés de côté.

Le pire, ce sont les sacs qui recouvrent les têtes, pires que ne le seraient les visages eux-mêmes. Cela fait ressembler ces hommes à des poupées dont on n’aurait pas encore peint le visage ; à des épouvantails, ce que dans un sens ils sont puisqu’ils sont là pour épouvanter. Ou encore comme si leurs têtes étaient des sacs, bourrés d’un quelconque matériau indifférencié, de la farine ou de la pâte. C’est la lourdeur manifeste des têtes, leur vide, la manière dont la pesanteur les tire vers le bas, et il n’y a plus de vie pour les redresser. Ces têtes sont des zéros.

Pourtant si on les regarde avec insistance, comme nous le faisons, on peut distinguer le dessin des traits sous le tissu, comme des ombres grises. Ces têtes sont des têtes de bonhomme de neige, d’où les yeux en charbon, le nez en carotte seraient tombés. Les têtes fondent.

Mais sur l’un des sacs il y a du sang, qui a suinté à travers le tissu blanc, là où devait se trouver la bouche. Cela forme une autre bouche, petite et rouge, comme les bouches peintes au gros pinceau par les enfants de la maternelle. Une vision enfantine d’un sourire. En fin de compte, ce qui retient l’attention, c’est le sourire de sang. Car, après tout, il ne s’agit pas de bonshommes de neige. » (pages 61-63)

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Commentaires
A
"... et il n’y a plus de vie pour les redresser." <br /> <br /> Ce n'est pourtant pas ce que l'on évoque des pendus! .!
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V
À ne pas retenir, encore une fois.<br /> <br /> J’attends la critique de l’Oeuvre, déjà sur ma liste. <br /> <br /> Je comptais aussi acheter le journal intégral de Julien Green. Très cher... j’espère que ça en vaut la peine. En as-tu entendu parler?
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