Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
29 octobre 2019

La méchanceté des modernes

Pas sûr que notre société si policée, si soucieuse en apparence de bonnes manières et de conventions, si hautement attentive surtout à lutter contre toutes les formes de douleur et de guerre, soit en vérité bien meilleure qu’autrefois et que toute autre, et comporte des individus beaucoup moins enclins, au fond, à la méchanceté. Cette méchanceté pourtant ne doit pas du tout s’entendre comme un désir délibéré de nuire : il faudrait pour cela le recours d’une sorte d’« éthique du mal » que nos contemporains sont généralement incapables d’élaborer, n’y ayant ni l’intelligence, ni l’audace, ni la solitude nécessaires, sans parler de la façon dont ils devraient triompher de leur mauvaise conscience à grands renforts d’assomptions titanesques. Non, c’est bien trop leur demander que d’accepter d’être des tyrans et des monstres, eux qui ont déjà renoncé, par pure paresse, à être seulement des individus.

Mais voilà, c’est l’éternelle « énigme du monde des affaires » :

Pourquoi les conflits de bureau sont-ils aussi féroces ?

Réponse : Parce que les enjeux sont insignifiants.

Or, nous vivons dans un monde très bureaucratique.

La mentalité ici est à l’ennui insondable, et, faute de philosophie et par excès de temps, chacun cherche à amplifier des querelles minuscules. Quand on n’a pas de véritables soucis, on s’en fabrique pour se donner une illusion d’importance : rien de plus honteux pour soi que de se savoir exister sans adversité. J’ai souvent constaté que les gens sans occupation s’arrangent toujours pour cultiver des inimitiés exactement l’une après l’autre ; c’est pourquoi je crois que l’art, qui est presque constamment une source de problèmes, éloigne de ce genre de soucis artificiels et dérisoires.

Les médisances, par ailleurs, valorisent : c’est l’ennui encore, doublé d’une sidérale inculture, qui pousse à quêter des sujets de conversations où l’on s’héroïse ou se victimise ; de quoi discuterait-on autrement ? Parmi n’importe quelle compagnie confortable en mal de paroles, raillerie et dénigrement constituent les moyens les plus efficaces de s’attirer l’attention – c’est certes pourtant une attention bon marché. Or, mon malheur, c’est que depuis peu je ne parviens plus à entendre ces médisances sans comprendre aussitôt, et avec ô combien de conscience insistante, que je parle à des gens qui s’ennuient foncièrement et qui n’ont aucune occupation digne dans la vie. De la sorte, mon agrément social, particulièrement au sein de professeurs, s’en trouve considérablement réduit, et presque à néant. Je pense à la disproportion de nos médisances alors, à leur distinction si grande de nature et de conséquence : les miennes ne constituent qu’un divertissement d’apparat, de quoi « briller » avec légèreté dans le goût superflu du « trait » d’esprit, mais elles sont loyales et, n’importe qui peut en témoigner, je m’en repens aussitôt à voix haute. Les leurs sont fondées d’intentions de guerre écrasante et totale, perfides et dissimulées, et dont le but est d’assumer une hégémonie morale de manière à justifier une existence désœuvrée. Notre temps a multiplié la race des « concierges », profession qu’on a soupçonnée sans travail, pipelettes, mégères, esprits de parti-pris qui supposent toujours leur mal, par défaut de recul, le mal le plus grave.

Pire encore : dans ma récente quoique progressive prise de conscience, j’entends même à présent les médisances qui ne sont pas dites, la pensée sous-jacente, consubstantielle, à cette disposition mentale qui tient enfermée tout ce cloaque de misère intellectuelle et morale, et, à la moindre remarque anodine que j’entends, au moindre glissement d’inconscience de mon interlocuteur, à chacune de ces expressions spontanées témoignant de son « naturel », je crois accéder directement à l’esprit si turpide et bête de notre siècle, incarné en un énième adulte-enfant. Et combien de mépris permanent j’en tire, alors et depuis ! Certes, je n’arrive plus à communiquer avec mes contemporains, je ne parviens plus à en trouver même l’envie, le dégoût rejaillit presque aussitôt, comme si j’étais à l’affut d’une erreur qui ne manque jamais, passé même la première minute de conversation, de se réaliser. Je ne parle plus, ces derniers temps, que pour l’indispensable ou pour le plus inconséquent.

Par ailleurs, qu’on songe à cette morale populaire qui sert aujourd’hui de guide exclusif pour s’offrir le bon rôle de juge intransigeant dans toutes sortes d’occasions où il faudrait plutôt réfléchir et comprendre avec discernement pour rendre des avis de pertinence et de sagesse. Notre société a trouvé la méthode pour anéantir définitivement le dilemme antique : fixer de gros critères irréfléchis pour déterminer la validité des actions humains, et, selon cette ligne sans finesse, suivant que la personne passe à gauche ou à droite : mal et condamnation, ou alors bien et salut. Dans les deux cas, il faudra que le verdict soit désentravé de tout scrupule, de tout complexe, puisque le choix semble toujours évident : on est catégorique, il y aura in fine une crapule atroce ou un héros légitime. On n’a pas besoin de plus compliqué ; on n’en a pas besoin, surtout parce qu’on s’en fiche : qui a dit que nos sentences servaient encore à autre chose qu’à nous désennuyer ?

L’absence de conséquence (d’esprit) de notre époque, mêlée d’une tendance insouciante à la censure, forment un mélange où le mal se dit et se fait sans aucun sentiment de culpabilité, simplement parce qu’on ne songerait pas à penser autrement et parce que toute pensée adverse, croit-on, mériterait l’interdiction pure et simple, comme ça devient de coutume. C’est pourquoi la brutalité, la grossièreté et tout ce qu’on rencontre de plus idiot et de plus lourd se retrouve d’ordinaire dans les disputes modernes. La manie qu’on a initiée il y a deux ou trois décennies, inarrêtable à présent par entraînement d’embarras réciproques et par jurisprudences, de tout pénaliser, tout moralement, finit de plus en plus tôt par faire du contradicteur un criminel : plus d’argument, plus de confrontation, on a heureusement raccourci cette formalité d’autrefois pour trancher carrément le nœud gordien ; mais on quitte la bataille quand on se sent glisser, poussé de « l’autre côté » – sa seule tâche alors sera de se tirer avec honneur de ce « mauvais pas ». Tout débat n’est plus qu’un effort ardent pour faire franchir à reculons la « ligne rouge » à son adversaire, frontière qui ne sépare nullement le Vrai du faux, strictement formelle, et qui tient lieu de juge de paix et de réflexion. Voilà : on n’aspire plus à avoir raison, mais on veut jeter au pilori. Et c’est, je crois parce que notre régime d’interdictions a fait son œuvre jusqu’à anéantir la controverse que la moindre permission tacite, au sein de cette contention générale, de ce climat de frustration, provoque des défoulements immenses. C’est le grand inconvénient d’avoir rendu la tolérance obligatoire au même titre que les impôts ou la contribution appelée « solidarité » auxquels on ne consent pas : à la première occasion, on y déroge violemment, au point, j’en suis sûr, que s’il y avait dans notre société un « jour du meurtre », les gens sans hésiter se déchaîneraient comme des brutes sanguinaires.

Non, je crois que notre société n’est pas moins méchante qu’autrefois, que ceux qui la composent, ayant moins d’occasion de malheur et n’usant pas du temps dont ils disposent pour s’instruire et se forger une solide philosophie, se contentent de se divertir en (se) tourmentant chaque fois qu’ils peuvent, sans manquer de se présenter sous le jour avantageux de ceux qui ont eu à subir bravement un affront ou une avanie  ; seulement la méchanceté est réfrénée sans cesse, tenue en respect comme sous la menace du canon : ce que la loi empêche aujourd’hui n’accède plus à la conscience des gens qui ne sentent point le besoin d’y réfléchir ; il faut bien y souscrire en tant que citoyen, quelle alternative ? – c’est pourquoi il n’y a à la fois plus d’individu et plus d’éthique. À la place, des comités d’experts ont pour mission de juger le Bien et le Mal, c’est dire qu’on a délégué aussi au collectif le souci de se figurer soi-même des repères moraux, œuvre qui constituait, au fond, la partie la plus singulière de nos personnes intègres. Mais nous sommes devenus factices, programmés de conventions et de lois ; nos consciences importées et artificielles sont aussi pleines de vacuité, et nous voici mus seulement par toutes les rancunes licites, tendant à déborder continuellement des cadres autorisés, vivant en négatif par tout le défoulement de mal que quelque vide juridique ne nous interdit pas strictement encore – pour le moment. Drôle de conduite : on dirait les robots imaginés par Asimov, répondant absolument à trois lois, mais les nôtres sont rigides et vétilleuses au lieu d’êtres saines et générales comme celles inventées par le célèbre écrivain de science-fiction. À ceci près – et quelle nuance ! – que tandis que les robots obéissaient volontiers, n’ayant pas d’autre choix, nous n’aspirons toujours, nous, qu’à n’être plus jugulés, pareils à de vilains garnements d’école désœuvrés qui ne se divertissent plus que de bêtises et de cruauté aussitôt qu’ils ne sont plus surveillés. L’homme moderne ne se restreint plus que sous l’autorité des règlements et sous la menace des contrôles, notre exclusif plaisir est à nous échapper, à nous défouler et à nous répandre ; cette superficialité résume tout notre mode moral, toute notre quête perpétuelle, et s’il nous est devenu impossible de lutter contre l’accusation de n’être plus des individus, c’est principalement parce que, faute même d’intérioriser spirituellement des règles au lieu de les appliquer sans délibérer, plus personne parmi nous ne se conduit par lui-même : c’est la fin de l’autodiscipline, et donc de tout ce qui faisait le lit et la substance du plus grand respect qu’on pouvait accorder à l’humain en tant qu’être. Le contemporain ne peut même plus s’en rendre compte tant il est hypnotisé de veulerie, car il croit agir et penser, mais il n’y a plus de volonté, c’est-à-dire d’effort, donc plus d’humanité ; ou alors qu’on m’explique quelle volonté il faut attribuer à l’eau qui ne fait continument que s’infiltrer par les brèches et des fissures qui ne l’endiguent plus.

 

Post-Scriptum : On déplorait la « vie par procuration » selon Goldman, cette posture passive de « fan » par laquelle on se contente de regarder la vie d’un autre en ne recevant qu’indirectement des sentiments par impression et sans jamais rien éprouver de grand par soi-même ; or, qu’est-ce donc que vivre avec la morale des autres, et de tous les autres, sinon quelque forme suprême de vie par procuration ?

Publicité
Publicité
Commentaires
I
Pour répondre par aphorisme : "l'oisiveté est mère de tous les vices".<br /> <br /> <br /> <br /> En n'occupant pas son esprit sur des sujets sérieux, il se dirige seul vers les banalités et à ce que nos Anciens appellent "passions" (voire "appétits", pour les Anciens des Anciens). Après tout, cela est naturel, alors qu'une activité que nous créons (qu'elle soit sérieuse ou non) est par définition artificielle. La nature physique n'a pas toujours horreur du vide, mais la nature humaine si. Sans réflexion, il reste toujours quelque jalousie, quelque colère, quelque désir simple voire simpliste. C'est ainsi.<br /> <br /> <br /> <br /> On parle de la concierge comme modèle de cette commère passionnée, mais n'est-ce pas mérité ? Après tout, cette dernière a-t-elle bien plus à faire que surveiller une cage d'escalier ? C'est peu probable, et dans le désœuvrement, on se laisse aller à autre chose, peu importe qu'on le veuille ou non.<br /> <br /> <br /> <br /> Et je vous avouerai que parfois, la mesquinerie n'en est que trop naturelle, et que chacun a toujours quelque chose à dire sur l'autre, comme vous le démontrez.<br /> <br /> <br /> <br /> Mais, de toute façon, les vrais fautifs sont les élèves en école de commerce. Payer un diplôme pour apprendre à mettre une cravate, si ça n'est pas triste...<br /> <br /> <br /> <br /> PS : "coucou !"
Répondre
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité