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Henry War
6 novembre 2019

"Je t'aime" est un acte d'adhésion à l'humanité

Nul n’a l’avantage d’user de son propre langage. Les mots que nous mettons en œuvre appartiennent tous à un code que nous empruntons à divers groupes sociaux, selon notre imprégnation culturelle et les cercles auxquels nous aspirons à appartenir. C’est à peine si nous sélectionnons nos mots en vérité, ils ne nous sont que des outils pour dire efficacement l’ordinaire et le connu ; nous prenons en général les premiers qui viennent à notre répertoire mental, sans y réfléchir davantage. Mais comme nous avons aussi conscience que ces mots n’ont guère de qualité et ne nous engagent à rien, nous pillons dans ce répertoire sans hésiter, n’ayant aucun scrupule à n’être pas plus fin ou personnel. Nous ne cherchons presque jamais à dire quelque chose d’original ou de vraiment profond.

Pour chacun, le langage est une chose galvaudée. Il n’y a guère de poète au quotidien, de quêteur de sens juste. Nous vivons dans une atmosphère de pragmatisme assez primitive et plutôt négligente quant à l’utilisation du langage courant.

C’est même dommage pour l’Utile, dommage pour le Beau, dommage pour le Vrai que nous n’essayons même jamais de frôler. Un locuteur n’est pas un artiste, ça non ! Nous savons qu’il existe un grand écart entre ce que nous sommes et les mots que nous employons : nos locutions se mettent rarement au service de notre identité. Très tôt dans notre vie, notre désir d’appartenance passe avant notre souhait de communiquer en employant la manière de qui nous sommes. Nous n’élisons pas nos mots, ou nous nous condamnerions à l’isolement : nos manières choqueraient, nous serions « pédants », « précieux », « prétentieux », en deux mots : « à part ». Le plus grand adversaire de l’être humain, c’est, pire que celui qui ne fait pas comme lui, celui qui fait tout l’inverse de ses usages.

Nos mots mentent ; nous ne pensons presque jamais au juste ceux que nous disons. Je veux dire que le si peu de sélection que nous en faisons – sans parler de l’esprit qu’il faudrait pour les examiner et peser, esprit dont nos contemporains sont à peu près dépourvus, écrivains compris – nous empêche d’appréhender les dimensions complexes, sémantiques et implicites, des phrases que nous disons. Tout cela s’échappe de nous, sans délibération, le plus souvent avant que nous ayons seulement envisagé un synonyme ici ou là ou une tournure alternative qui conviendrait peut-être mieux. Et je ne dis rien encore de la pauvreté générale de notre vocabulaire qui limite considérablement les possibilités même de représentation des choses et qui explique pourquoi la plupart des non-lecteurs ne disposent que d’une grande pauvreté d’idées.

Nos oralités sont grossières, certes, et notre langage vise l’utile ; du moins ne sommes-nous pas obligés d’adhérer aux grossièretés formelles que nous émettons. Par exemple, quand un réflexe d’associations nous incite à déclarer que la vache « sent mauvais », en nous-mêmes nous pouvons apprécier cette odeur de campagne qui ne nous évoque rien de vraiment négatif – cela ne nous contredit pas, ou plutôt ne nous aliène pas. Nous le disons parce que, sans même parler de posture sociale, les mots proférés n’ont pour nous aucune valeur absolue dans l’instant. S’il fallait y réfléchir, certes, nous dirions autre chose, mais les mots prononcés servent, c’est leur fonction première, et pour le quidam ils ne traduisent pas son fond. Nous musons, bavardons, tenons des rôles. C’est tout.

C’est même à espérer que ces mots, réellement, ne traduisent pas ce qu’est le quidam, ou bien le quidam, valant ce que valent ses mots, ne vaudrait à peu près rien.

En revanche, pour tout ce qui engage, pour tout ce qui nécessite d’être dit et pensé en même temps, chacun doit vouloir tendre à la plus grande correspondance, à la cohérence la plus étroite entre le message et sa pensée. Il n’y a certes pas beaucoup d’occasions dans la vie où il importe de se faire exactement comprendre, de se révéler par le langage exactement tel que nous sommes ou du moins strictement tel que nous pensons ou voudrions que les autres pensent à notre endroit, en quelque très subtil usage pour exprimer notre unicité. : pareille « profession de foi » n’est pas souvent rendue nécessaire dans une société de la superficialité où il importe surtout d’avoir l’air et d’adhérer à des valeurs. Comme on n’a guère besoin de réfléchir, on ne saurait trouver non plus intérêt à sublimer nos réflexions piètres et brutes. Pour autant, chaque fois qu’il s’agit par exemple : de nous défendre d’une accusation, de lever un malentendu, de corriger une maladresse, d’apporter un témoignage déterminant dans toute forme de « procès », en somme en toute situation où il est question par les mots de s’épargner un mal ou d’obtenir quelque chose qui compte, nous éprouvons le désir d’être rigoureusement compris ou de mentir avec la plus grande efficacité, jusqu’à tâcher de se mettre, et peut-être d’une façon inédite, à la place de l’autre. Cette nécessité de psychologie n’arrive pas souvent, et c’est pourquoi, quand elle se présente, elle crée un tel embarras, et, en général, une telle révolution de notre mentalité, quel que soit le succès de notre entreprise.

L’amour aussi est l’une de ces circonstances, je crois, où l’on pressent l’impératif de s’explorer et d’être bien entendu, et où nous soignons tout spécialement les mots dont nous usons, in petto ou extérieurement, pour présenter notre état, pour (nous) convaincre ou pour (nous) plaire. Aimer revient toujours à préparer mentalement le bilan de ce que nous sommes devenus depuis l’être aimé, et telle préparation suppose à la fois une introspection fine et un discours préalable, au moins en soi-même, pour en rendre compte. Si la déclaration d’amour ne consiste pas uniquement en une tentative de persuasion de la personne aimée, alors on rencontre dans cette occasion le besoin d’utiliser un vocabulaire exact et qui adhèrera au plus près à notre identité.

Or, à bien y songer, « Je t’aime » est la plus grande pauvreté qu’on puisse dire en pareille occasion. Qu’on se figure au juste ce que signifie « Je t’aime », j’entends : le peu que ça veut dire, le flou, la bêtise que c’est, sans parler encore de la manière dont c’est plaqué et « balancé » là. Selon les coutumes, c’est déjà ou bien un engagement de toute éternité comme chez le mystico-religieux, ou bien la révélation d’une passion immédiate et forte comme chez le passionné-hédoniste ; mais ça peut, et chacun le sait, vouloir dire encore bien des choses, depuis le renouvellement d’un engagement pour quelque cause, l’affection passée en routine et qui tâche à se redorer, la contractualisation qu’on espère renouvelée par un : « Je t’aime » retour, un simple désir d’être aimé et peut-être pour ce qu’on ne mérite pas comme une pitié adressée à soi-même, l’auto-persuasion par laquelle en le disant on se figure aimer ou capable d’aimer, ou encore le désir d’un malheur, le souhait lointain, tout au fond, de ne rien recevoir et de rester seul ensuite en posture de martyr, personnage héroïque que le romantisme nous a bêtement appris à aduler (ou qu’on m’explique pourquoi tant de gens déclarent leur amour avec la certitude d’être mal reçus)… il n’y a presque que de l’imprécisé dans cette expression. Cette tournure n’a pour tout avantage, à la rigueur, qu’un aspect pratique, c’est de faire savoir une affection dans l’espoir que, cette affection étant déjà secrètement partagée, il n’y aura pas besoin de s’expliquer davantage, parce que l’aveu ou le baiser viendra juste après. Mais c’est médiocre d’être ainsi incapable – réticent en vérité – de développer la teneur de son intimité. Ne pas savoir se dire, c’est n’être personne : et qui, sage, voudrait partager rien qu’une portion de sa vie avec un fantôme qui fait dès le commencement le témoignage de son insuffisance ou de son vide ? J’ignore qui on peut persuader avec une telle vacuité, mais je gage que ce sésame superficiel ne peut marcher qu’avec d’autres superficialités.

À la limite, il n’y a qu’une situation qui rendrait valable ce « Je t’aime », c’est celle où l’on aurait au préalable explicité notre sentiment : « Je t’aime » résumerait ainsi et viendrait couronner l’ensemble d’une description, mais de façon assez superfétatoire, pour la formule – et en tant que formule, ça abîme, à mon sens, ça finit une déclaration faite pour être véridique et touchante par du banal et du creux (c’est que chacun sait en dire autant), c’est impersonnel et contre-productif, une synthèse commune et un raccourci sans parure ni sens. C’est, comme après une démonstration longue et minutieuse, revenir à l’idée générale et vague, à la thèse sans plus : ça appauvrit l’effort de véracité, et le discours n’y gagne rien.

À moins qu’il s’agisse d’impressionner, ou de s’impressionner soi-même. Le locuteur pense peut-être : « Oh ! j’aime ! et le dire me soulage et me rend bon ! » On associe en général assez stupidement l’amour et ses expressions à quelque chose de positif et d’heureux, une sorte de purge hygiénique, et on se plait à supposer que la majorité des amours dites sont des prémices de réciprocité ; on voudrait que ce soit une qualité, une vertu, d’aimer : alors on se le répète et on le fait savoir plus ou moins gaiement ; on suppose depuis longtemps que ce genre de faiblesse nous grandit. D’ailleurs, un refus d’amour apparaît toujours chez nous comme une sorte d’injustice, on culpabilise sans savoir pourquoi : celui qui résiste à l’amour, se dit-on, est méchant, sans cœur, insensible. Comme on sait que ce n’est « pas bien » de rendre ainsi un mal pour une telle intention de bien, il faut, avant de se déclarer amoureux, se mettre soi-même dans la position de révéler la chose avec le plus d’ingénuité, notamment de façon à laisser à son interlocuteur le moins d’occasions d’élever une objection sur la base d’un argument qu’on aurait (mal) formulé : « Je t’aime » et c’est tout, rien de plus, sous-entendu : « Oseras-tu bien te refuser à moi, moi qui suis si avantageusement bon, sans raison, si peu subtil et de façon si touchante, si franchement attaché à des sentiments purs puisque dits sans ambages ? ».

À bien y réfléchir, avouons-le, on n’a même pas vraiment la moindre idée de ce qu’on dit quand on dit : « Je t’aime » hormis le désir d’un épanchement assez répugnant, ni de ce qu’on transmet et véhicule, si ce n’est quelque chose d’assez bonassement convenu, une façon de répandre son sentiment d’affection, un souhait de réciprocité qu’a priori pourtant rien ne justifie sur la base de cette seule déclaration, un sentiment ni singulier ni grand par lui-même. Celui qui l’exprime ainsi se résout à la platitude ordinaire et à la morale commune, il accepte cette réduction socialisée de lui-même, se contente de cette lapalissade, de ce proverbe, de cette expression largement vide, à peu près aussi sémantiquement pleine que : « Bonjour » ou « Bon appétit ». À l’heure où il lui serait le plus nécessaire de prouver comme il est individu, il s’en remet – et j’ose écrire : en toute connaissance de cause – au résumé que des gens ont fait pour lui, et il emprunte à d’autres ce qu’il sent. Il ne sait pas ce qu’il dit quand il dit : « J’aime », mais il le dit quand même, parce qu’on lui a inculqué qu’il faut le dire. Il investit ainsi, mais jusqu’au plus profond de son individualité, la sphère des conventions. Un homme qui dit « Je t’aime » est l’incarnation du consentement d’un être qui se fait foule.

Atroce renoncement : « Je veux dire en profondeur qui je suis, je devine le besoin que j’ai de recourir à des mots inédits, et j’use… des moyens d’une convention ! » On ne peut pas davantage adhérer à l’humanité qu’en substituant des proverbes répandus à des sentiments qu’on voudrait si intimement personnels.

Voici en quoi dire : « Je t’aime », c’est renoncer à son unicité, à sa chair, et assumer en son cœur la facilité et le consensus des ordinaires et bêtes multitudes qu’on endosse comme une peau et qu’on greffe en ses tréfonds.

Soit ! ainsi, ne plus jamais dire : « Je t’aime ».

Juré ?

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Commentaires
N
Je vous plains. On peut arriver à vivre d’heureux moments si l’on ne décortique pas ainsi ce qui, pour moi, sauve l’humanité. Cesser de croire que l’on est supérieur aux autres intellectuellement. Le bonheur n’est qu’un fantasme mais chacun de nous le sait. Ce n’est pas votre nihilisme qui embellira le monde. Mais n’est-ce pas le but de vos propos ?
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