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Henry War
15 novembre 2019

Une seule vie

Mais d’où tient-on cette idée bizarre, saugrenue, insensée, qu’il y aurait pour chacun plusieurs vies simultanément, et que chacune d’elles devrait être nettement distinguée et séparée des autres ? Vie professionnelle et vie privée, surtout : quoi de plus absurde ? Sait-on une personne au monde qui, retournant à son foyer, cesse, en un éclair ou même à l’issue de quelque transition, tout contact par la pensée avec son travail ? Est-ce seulement souhaitable, une telle discontinuité mentale, une si violente pathologie de la distance, propre à alimenter toutes sortes d’inquiétantes multiplicités de la personnalité ?

Je n’entends pas cette dichotomie merveilleuse qui tient selon moi du proverbe c’est-à-dire de l’impensé le plus éhonté : ma vie privée se prolonge naturellement dans mon travail, les deux ne sont qu’une continuité d’existence, la mienne. Certes, ce qu’on exige de moi professionnellement ne saurait dépasser le cadre spatiotemporel légal alloué à mon métier, pour autant, je suis : j’entends par là qu’il y a en moi une unité, une permanence de ma personnalité en tous lieux et heures. Et je me demande avec suspicion (car cette idée étant à la fois si vague et si férocement entretenue a pour moi tout le caractère du « louche ») pourquoi nombre de gens prétendent segmenter strictement, « compartimenter » comme ils disent, ces deux « vies » : cela procède-t-il chez eux de la revendication d’un droit, d’un « acquis social », par quoi se renouvelle l’occasion et le prétexte, avec la fierté ou le plaisir qu’on devine, d’envoyer paître ses supérieurs ? Ou est-ce une façon de se vanter d’être capables de discernement, eux qui, en général, n’ont pour toute question d’importance aucun jugement sûr ? Ou bien est-ce une manière de tourner en vertu le vice d’être incompétent à faire deux choses à la fois et par conséquent de ne pas pouvoir penser que le soi professionnel est une part d’un même individu qui devrait encore être respectable au travail (cela constituerait alors une commodité de la conscience pour faire oublier notamment, par telle arbitraire distinction, toutes les turpitudes auxquelles nombre de gens se croient obligés dans l’exécution de leur métier) ? Ou bien s’agit-il, comme je le crois surtout, de laisser entendre que le gros de leurs défauts tant visibles sur leur lieu de travail, leur vacuité, leur imbécillité, leur lâcheté et toute cette évidence de compromissions, ne se retrouve pas du tout dans leur foyer, comme si là-bas ils valaient quelque chose dont nous ne pouvons, nous d’ici, rien savoir ni même supposer ?

La question également de ce qu’on nomme « respect de la vie privée » se prolonge dans le scandale que suscite soi-disant son enfreinte : pourquoi un individu qui regarderait par hasard à la fenêtre de ma maison quand j’y suis torse nu serait-il plus à blâmer qu’un autre qui me découvre également torse nu sur une plage publique ? est-ce qu’il ne me suffisait pas d’y mettre des rideaux ? J’entends bien la différence des usages d’un lieu à l’autre, mais guère celle des droits, pour tout dire (et ce disant je m’aventure, j’en ai conscience, en pente délicate et périlleuse : mais qu’on voit comme je suis bon joueur, ayant la bonté de la signaler à mes détracteurs). On s’étonnera peut-être que je sois chez moi habillé à peu près comme au travail, qu’une vieille veste élégante m’y tienne lieu de pull quand j’ai froid, que je cherche à plaire à ma femme et à mes fils aussi bien qu’à mes collègues… Si je m’adapte à mes interlocuteurs comme tout le monde, je ne change pas radicalement « d’aspect », je ne prétends pas opposer un « artifice » ici et une « nature » là, tandis que beaucoup, si j’ai bien compris, passent un temps considérable à jouer un pur rôle social où ils travaillent, comme par exemple, à ce que j’ai constaté, maints professeurs usent de ce ton et de cette voix typiques de condescendance bienveillante en présence de leurs élèves, ou bien de cette affectation de connivence servile avec Mme ou M. le principal, alternativement et tout à fait comme un mode de conformité.

C’est assez abject, je trouve, comme toute incohérence humaine. Je n’y comprends pas grand-chose, ou plutôt le peu que j’y devine me déplaît, me dégoûte. J’y entrevois une inanité décourageante. Je crois, en vérité, que l’identité de ces gens est si mal établie, si élastique et si falote, qu’ils peuvent sans mal être à peu près n’importe qui quand ils veulent à condition que ce n’importe qui soit tout d’apparence et d’illusion de profit, c’est-à-dire le contraire d’une intégrité, d’une personne, d’un individu. S’ils changent constamment, c’est parce qu’ils ne tiennent à rien, n’ayant pas d’idée, rien par quoi on les désigne ou reconnaît, aucune « nature » au fond qui puisse les trahir : malléables, adaptables – ce qu’ils estiment forcément une qualité par consolation –, ils manquent surtout de consistance, d’« adhésion » à eux-mêmes : ils se dissolvent comme des biscuits trempés au gré des liquides, des courants ou des bains. Se rendent-ils seulement compte qu’à force de jouer ici et là tel personnage – au travail en public, ou quand ils sont en privé dans un lieu public, ou bien chez eux lorsqu’en privé ils doivent tenir un discours baigné de valeurs publiques, et cætera car les variantes sont infinies –, se rendent-ils compte qu’à force d’interchanger sans cesse leurs postures, on ignore qui ils sont et qu’eux-mêmes ne peuvent plus le savoir, n’étant perpétuellement que les jouets de circonstances et de poses supposées « appropriées » ?

On m’objectera, je le sens, la limite de la « transparence » qui est une question et un problème tout secondaire au sujet qui m’occupe ; on voudra me rétorquer que la nécessité d’une distinction entre ces deux « sphères » vient de la part de secret qu’il nous faut utilement conserver pour ne pas s’exposer à toutes sortes de vilenies auxquelles les foules sont toujours fort disposées, et que le mélange des deux empêcherait l’intimité et la pudeur qui sont autant de protection de notre identité : qui prétend nier cela ? pas moi ! Mais aussi, qu’est-ce donc qui oblige les gens à se révéler au travail aussi bien qu’en leurs foyers ? Ne peut-on pas, en tout endroit, se conserver inexprimé, dissimuler ce qu’on ne veut pas publier, se censurer un peu ? Je veux dire qu’on s’adapte toujours à une situation spécifique pour se déclarer ou pour garder en réserve certaines informations sur soi, le cadre privé ou public n’y change rien, en général nous n’avons guère de devoir d’impudeur, et la meilleure protection contre les atteintes à notre personne consiste toujours à taire ce que nous voulons cacher. Et ainsi, cette vieille distinction entre privé et public tombe net au-delà du cadre strictement juridique défini par contrat professionnel : je puis toujours me préserver par le silence, et ne faire que montrer à ceux que j’élis et à eux seuls qui je suis, sans crainte de manquer de compagnie.

Mais c’est à voir, en réalité, si les gens ont beaucoup à protéger d’eux-mêmes, s’il existe quelque chose comme une part d’individu recelée en eux qui ne consiste pas seulement et sans qu’ils aient le recul pour s’en apercevoir en de fausses douleurs toutes relatives et en de feintes marques de différenciations servant surtout à se consoler d’être si peu distincts : il y a tant de gens qui paraissent et qui ne valent guère mieux que des « machines-copies » ; qu’auraient-ils donc à taire qu’on ne devine déjà en tous, à savoir surtout leur insignifiance qu’ils tâchent à rehausser artificiellement d’inusité « droit au respect et à la différence » ? J’en tiens pour preuve leur peur unanime de la solitude ainsi que l’impossible contention d’eux-mêmes – tant de défauts où l’on reconnaît particulièrement l’enfant – qui imposent aux êtres superficiels de recourir à cette séparation arbitraire du public et du privé, à se la rappeler constamment comme un danger, à y être vigilants comme s’ils risquaient d’oublier à tout moment qu’il y a aussi une limite à leur propre volonté. Ils savent combien ils sont indiscrets et bavards, combien faute de « contenu » ils se répandent au moindre nouveau, ils se répètent incessamment comme ils peuvent se nuire d’un mot parce qu’ils n’ont pas de discipline très intériorisée, parce qu’ils ont perdu l’élémentaire « instinct de défense » qui consiste à rester quelque peu « à l’écart » ou « à part ». Mais aussi, ils n'ont rien à craindre, et voilà leur grand secret, car ils n’ont rien à cacher, n’étant personne puisque ne disposant que de la vie et des opinions de tout le monde. Ces gens sont comme des peintures avec uniquement des couleurs de surface : comme rien ne se mélange en eux en quelque nuance subtile et puisque tout y affleure en permanence, il leur faut, du moins, pour arguer de la richesse de leurs teintes, délimiter martialement les espaces où elles sont mises : rien d’élégamment mêlé et qui ressort en dégradés choisis, mais ici du gros jaune, là du franc bleu, ailleurs du rouge net, derrière ce trait-ci du blanc plaqué, etc, etc. En somme, il faudrait mieux définir « séparation du public et du privé » comme l’illusion basse que ce noir néant-là tant visible se distingue d’une blancheur éclatante profondément recelée et qu’on devrait – et c’est tellement commode ! – se contenter toujours d’imaginer sur parole.

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Commentaires
P
Ton texte, Henry, fait défiler devant moi des tableaux oubliés qui remontent un instant au jour, Je vois Nicolas de Staël et Hans Hartung.<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne suis pas sûr (en fait, je n'en sais rien du tout) que ces artistes*-là trouvent grâce à tes yeux, ton écriture me les a remis en tête.<br /> <br /> <br /> <br /> Oui, une seule vie, je suis d'accord avec ton titre.<br /> <br /> <br /> <br /> Comme toi, mais sans rien comparer au niveau de la réflexion, j'ai souvent senti que celui qui revendiquait haut et fort "sa vie privée" voulait cacher qu'il n'en avait guère, ou qu'elle différait peu de celle de son voisin.<br /> <br /> <br /> <br /> Tu rappelles que tu es enseignant, je me souviens, que jeune instituteur, j'avais senti que (tant pis, je donne un adage" éhontément impensé") on n'enseignait pas ce que l'on savait mais ce qu'on était. Voilà, ce qu'on était, aussi bien ce que le soleil montrait que ce que la lune cachait.<br /> <br /> <br /> <br /> * Oh, une chose, voici quelques jours, je déambule (cela m'arrive trois fois l'an, quatre peut-être) dans les sentes du centre Leclerc culturel du coin et mon œil est attiré par une pile (une pile !) de bouquins aux tons chauds. Je me demande instantanément qui diable a pu avoir choisi les mêmes tableaux de William Turner que ceux qui habillent ta "Fortune des Norsmith". Je m'approche et tu devines la suite…<br /> <br /> <br /> <br /> Bone journée.
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