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Henry War
21 novembre 2019

Création

Pas sûr que notre modernité puisse encore comprendre quelque chose aux anciennes « affres de la création », douleurs inconcevables associées bizarrement en elle à un concept de « passe-temps » devenu notoirement positif, qui lui évoquent surtout une sorte de mythe anachronique et artificiel. Le concept à coup sûr lui paraît littéraire, métaphorique et éventé ; nos contemporains n’envisagent plus du tout l’écriture comme un labeur ; il est vrai qu’on a largement propagé cette idée du livre comme hobby et comme droit, au même titre que le sudoku, le scrapbooking ou la pratique du journal intime, au sein d’une société où le mot « créatif » est surtout associé aux « loisirs » et au domaine du ludique et du développement personnel. Tout ce qu’on pourra ajouter sur cette représentation innocente et mièvre lui fera l’effet d’une imagerie romantique, d’une allégorie valorisante, voire de quoi feindre banalement une vocation et donner bonne conscience à toute une « catégorie professionnelle » rangée d’un seul proverbe dans la masse des « travailleurs » mais pour la forme – on admet cela, c’est de la simagrée ordinaire, car on sait bien que chacun se plaint de son métier pour obtenir quelque reconnaissance fabriquée. Notre société, à présent si incompétente et brouillonne (mais il est vrai qu’on préfère dire, de nos jours : « fraîche et spontanée »), insoucieuse de se diriger de façon adulte, ne voyant tout effort que sous l’angle des inégalités et de l’injustice (« Rien n’est vraiment une question de volonté et de travail ! tout dépend uniquement des prédispositions de chacun ! »), est incapable désormais de se figurer une « minutie » ou un « parachèvement ». L’excellence est négativement connotée – « élitisme ! », « épuisement ! », « harcèlement ! », « capitalisme ! » –, et si la littérature n’est pas un « don de naissance », on se demande bien comment les écrivains célèbres du passé ont pu en arriver là !

Par ailleurs, comme il est vrai que tout le monde aujourd’hui se prétend « auteur » au même titre par exemple que « cuisinier » ou que « jardinier », on ne découvre dans toute la pacotille éditée aujourd’hui rien de bien compliqué de nature à faire croire à quelque chose comme un travail, encore moins comme un travail difficile et pénible. Je crois qu’il est devenu incontestable qu’à peu près n’importe qui pourrait en faire autant en y consacrant le temps qu’il faut, tout se nivelant dans la plaine au lieu de s’élever dans la montagne – et le public dirait même que c’est tant mieux ! ça rend les livres actuels bien moins difficiles que du Victor Hugo, pas vrai ?! En cela, les lecteurs fainéants sont autant à blâmer que les auteurs laxistes ou que les éditeurs mercantiles.

Non ? Quoi, alors, vous contestez aussi cela ? Vous admirez donc tout autant de l’art quand vous lisez un Zola ou un Nothomb ? Votre goût, votre manie pour l’indifférenciation est allée jusque-là ? Vous achetez n’importe quoi !

Non ?!

Un véritable écrivain se reconnaît à ce qu’il souffre quand il écrit. Et, au même titre, une conscience appliquée se reconnaît à ce qu’elle souffre quand elle travaille ; ça vaut pour tout domaine, et tant pis pour les Droits de l’Homme et le Code du Travail. Quand c’est facile, c’est signe qu’on ne se dépasse pas, qu’on n’apprend rien ou pas grand-chose : la peine est toujours le symptôme d’un perfectionnement de soi. Si vous vous livrez au maximum de vos forces, votre œuvre commence à ressembler à de l’art, et vous à un apprenti en quête perpétuelle de nouvelles compétences.

Bien sûr, la différence avec un travail ordinaire, c’est que l’artiste, lui, s’impose ses propres objectifs à la seule hauteur de son ambition – je veux dire que ses critères d’achèvement ne dépendent que de lui-même, pas de l’adhésion d’autrui. S’il trouve, comme moi, qu’il ne s’est pas encore tué à la tâche après avoir relu 75 fois le même paragraphe, il s’estime insuffisant et recommence. Pourtant, personne ne le commande, et nul sans doute à part lui ne verrait de différence entre sa 74e et sa 75e version : on dirait alors qu’il « pinaille », qu’il « joue à se faire du mal ». S’il est un patron tyrannique attaché uniquement à la perfection de son œuvre, c’est lui seul qu’il accable à la tâche, y compris et même si, d’un point de vue par exemple financier, son entreprise « tourne bien ».

J’ai déjà parlé de cette sorte de « boussole intérieure » nécessaire à se rendre compte quand on travaille vraiment – je ne vais pas y revenir, rabâcher, importuner. Par exemple, je ne considère pas que mon métier de professeur exige beaucoup d’efforts, ne serait-ce qu’en comparaison de l’écriture – une certaine vigilance constante suffit –, et je ne présume pas que mes collègues, avec un peu de méthode, auraient bien davantage besoin de se fatiguer, en réalité. Seulement, ils n’ont pas, eux, de mètre-étalon par lequel se règle leur boussole, et ils continuent de se plaindre, en général. Je ne vais pas au collège avec angoisse ni la nécessité d’une grande concentration, a contrario de mes moments d’écriture où je me rends avec le ventre retourné ; au pire, je m’arrange pour être extrêmement efficace à corriger des copies, mais tout se joue sur l’économie de temps et non pas sur l’exactitude de la pensée. En toute chose, c’est bien plus facile d’être rapide : il suffit d’être très actif intellectuellement, point. Il n’est pas nécessaire de confronter ce rendu à quelque image de beauté et de justesse scrupuleuse, ni même à quelque image de vérité ou d’honneur, de conformité avec soi : en somme, toute considération artistique est presque totalement étrangère au métier par lequel je gagne ma vie.

On aurait tort, je crois, de ne pas extrapoler à partir de cette situation pour affirmer qu’il en va de même pour toutes les professions. Chaque petite enquête que j’ai menée pour vérifier le degré d’implication d’un agent ou d’un employé dans son travail s’est toujours soldée par l’impression d’un amateurisme coupable, c’est-à-dire d’un manque de réflexion et de soin plus ou moins délibéré. Cette incompétence généralisée, dont j’ai parlé dans un autre article, n’apparaît toujours à ses fautifs qu’à la lumière d’une représentation très rigoureuse de leur fonction. Par exemple, un professeur s’estime toujours par défaut soigneux et capable, mais si vous remarquez qu’il débute toujours ses cours avec au moins trois minutes de retard ou bien qu’il a cessé depuis longtemps de se documenter sur sa propre matière, il ne saurait le nier, et vous rétorque, non sans contrariété, qu’il ne se figurait pas du tout que vous parliez de cela et qu’il doit s’agir là de détails insignifiants. Mais c’est bien par de tels détails, justement, que se mesure une différence entre le lot commun et l’excellence, entre la routine plutôt irréfléchie et le travail parachevé. En somme, ce que signifie un professeur en parlant de sa compétence, c’est qu’il ne se sent jamais beaucoup meilleur que ses collègues ni beaucoup pire, et voilà tout.

Et je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas strictement au même titre que n’importe quel professionnel de n’importe quel autre domaine d’activité.

Si les gens ont oublié ce que c’est que l’effort, c’est, je crois, parce qu’ils se moquent de tout, ne se « consacrent » à rien, y compris dans leur métier – c’est plus confortable de ne pas se fixer des objectifs trop élevés. Un professionnel consciencieux ne se rencontre plus, au même titre qu’un livre présent est déplorable d’amateurisme. Plus de ponctualité. Plus d’organisation. Plus de compétence flagrante. Sans parler de qualités humaines. On fait son boulot avec de vagues lumières acquises il y a longtemps ; depuis, on suit un protocole, sans plus – l’auteur déroule une histoire. Notre société dans son ensemble, gouvernement compris, est devenue une pauvre « machine à appliquer », sans initiative ni sentiment du devoir individuel, de son « accomplissement » ou de sa « dignité ». Les gens œuvrent sans implication que ce à quoi ils sont tenus, que le « réglementaire » en somme, et ils le savent, du moins seraient-ils bien en peine de chercher par où ils auraient acquis plus de mérite que leurs voisins. On en est venu à ce que le travail ne se considère plus que par le temps qu’on y passe, tout ce temps perdu à rester tard, à assister à des réunions inutiles, à participer à des formations flatteuses, valant à lui seul implication et excellence. Toute notre société du travail est contaminée par ce fléau du temps dépensé en vain et servant uniquement à valoriser – clairement : à demander une augmentation. C’est terriblement intéressant ; j’y vois l’effet pervers d’une pensée égalitariste : puisque tout le monde, soi-disant et faute des mêmes « prédispositions », ne peut pas prétendre aux mêmes résultats, au même rendement, aux mêmes exigences, alors de tels critères (résultats, rendement, exigences) sont injustes ; en revanche, chacun doit logiquement pouvoir consacrer environ le même nombre d’heures au bureau. C’est ainsi qu’un esprit efficace sera moins récompensé qu’un collègue très lent, au prétexte que, même s’il a travaillé dix fois plus vite, il lui manque une heure de présence par mois en moyenne par rapport à son imbécile de confrère.

Par ailleurs, pour compléter mon explication sur l’origine du malentendu, de l’incompris contemporain sur la notion même de « travail » : on nomme « injustice » encore, de réclamer beaucoup d’assiduité mentale à un professionnel qui, après tout, a probablement beaucoup d’autres préoccupations dans le privé. C’est ainsi que toutes nos juridictions en viennent peu à peu à s’accorder sur la primauté de la vie domestique : c’est heureux, pense-t-on, que chacun puisse s’adonner à sa famille, à ses plaisirs, à son épanouissement personnel. Seulement, ce qu’on ne dit pas, c’est que notre quidam moderne, de qui on n’ose plus exiger grand-chose au travail, n’a pour lui-même, chez lui, aucune exigence en particulier. Il ne fait rien, à très peu près, rien de ce qu’on pourrait appeler au propre un développement individuel. Il joue aux jeux vidéo, fait des achats superflus sur Internet, regarde des séries télévisées ; il ne lit même pas (cinq livres en moyenne par an !). Il estime – oh ! perversion de l’idée même du travail ! – qu’il s’est suffisamment « donné » quand il a mis la table, préparé à manger, fait les courses, passé l’aspirateur ou occupé les enfants. Toutes ces tâches domestiques, qui constituent des contingences presque absolument sans profit pour l’esprit humain, se sont transformées dans les mentalités en prétextes d’épuisement pour aller quérir un repos « mérité », c’est-à-dire un autre repos de l’esprit, un repos plus reposant que ce premier repos un peu actif. Beaucoup de parents, par exemple, quand on leur demande à quoi ils ont passé leur vie, se contentent de répondre : « à élever mes enfants » : le moindre lapin en dirait autant s’il pouvait parler, et ça n’en ferait pas davantage un être louable en tant qu’individu – en cela, l’infantilisation de la société (« Mince alors ! j’ai préparé le repas, j’ai donc bien le droit d’aller jouer maintenant ! ») s’accompagne de son animalisation assumée (« J’ai des besoins, tu vois ! Je suis fier d’être doux et tendre ! Je suis heureux parce que je n’ai pas de discipline, que je suis libre !).

Et ainsi, le contemporain ne sait plus au juste ce que c’est que de travailler. De travailler vraiment. Un pauvre ersatz noyé de paresse lui tient lieu de vague lassitude ; il est fatigué, certes, mais c’est uniquement parce qu’il s’est couché tard et mange mal – et toute son échelle pour estimer le mal qu’il se donne repose essentiellement là-dessus, sur ses humeurs, au fond. Il serait intéressant de vérifier la chose suivante : si une personne se sent plus « méritante » avant ou après son café du matin ; l’impression d’épuisement qui précède, j’en suis sûr, lui ferait accroire qu’elle a travaillé alors davantage.

 Globalement inactif au travail, pareillement inactif dans son foyer, l’homme ordinaire tient sa nécessaire estime de soi d’une grande relativisation de la notion de fatigue lui servant de consolation : « Les autres non plus ! chacun exagère, alors j’exagère aussi ! ». Comment de nos jours comprendre les affres du travail autrement que comme une imposture revendicatrice, sitôt que cette réduction est indispensable pour se sentir égal et non inférieur aux autres ? Il serait, par exemple, inutile de demander à quelqu’un si son travail est difficile (au même titre qu’à un Italien combien de fois il baise par semaine) : sa réponse ne révélera rien sur la peine objective du travailleur, tout le monde à présent veut se croire le plus exténué, dénué en tous cas du privilège de muser au bureau.

Un nouveau travail, même, s’est mis à exister – c’est assez récent et ça tend peut-être à se généraliser : le travail de celui qui est incapable d’expliquer en quoi consiste son travail. Au propre, cet employé ne sait pas dire ce qu’il fait quand il travaille. J’ai connu ainsi une situation assez embarrassante, il y a plusieurs années, lors d’un mariage, quand j’osai demander, par simple curiosité et de façon tout à fait naïve je l’assure, à un « Employé territorial en communication » ce qu’il faisait concrètement (je me souviens qu’un témoin qui avait déjà dû questionner là-dessus et sans résultat probant fit alors immédiatement à voix haute la remarque suivante : « Ah ! la bonne question ! ») : je n’obtins rien de clair, en dépit de mes sollicitations explicites. Maintes activités professionnelles sont ainsi telles qu’on ne peut pas les décrire, et ce n’est pas faute de mots pour les représenter à un profane : ces gens, à force de s’agiter en tous sens, ne produisent en réalité que de l’agitation ; c’est cela uniquement qui les épuise. De toute la journée, ils ne sauraient dire sur quoi ils se sont concentrés, ce qu’ils ont perfectionné par leur action personnelle, en quoi leur individu s’est avéré indispensable, et j’ai fini par trouver (non sans l’aide de Philippe Muray) que toutes ces activités se reconnaissent à un point commun : il est impossible de les « saboter », autrement dit on ne peut échouer à les exécuter, il n’existe pas en leur sein de véritables « fautes professionnelles » qu’on y peut spécifiquement commettre, par conséquent le manque d’effort ou de volonté n’y est même pas blâmable, tout est strictement dépersonnalisé et automatisé et à aucun moment on ne s’y pose la question de ce qu’on y exerce.

Le travail comme inaction individuelle : voilà la nouvelle forme de décérébration de notre époque : vous ignorez à quoi vous êtes utile mais vous vous supposez utile parce que vous (ou votre poste) existez ; tous vos discours sur votre nécessité sonnent désespérément creux ; vous ne pouvez démontrer, au juste, que vous n’êtes pas remplaçable par n’importe qui d’autre à très peu près ayant suivi comme vous une initiation minimale…

Comment voudriez-vous savoir ce que c’est qu’un travail, et, à plus forte raison, les « affres de la création », vous que cet aperçu de votre insignifiance déjà humilie ! Non, pour se réconforter de cette oisiveté, on n’admet plus l’art que comme « fulgurance », c’est-à-dire comme « inspiration », comme « magie » à peu près, cette vieille lune platonicienne (« Le poète est une chose ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être habité par un dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison… »). On préfère oublier que les grands artistes – heureusement, il n’en existe plus pour le vérifier et en témoigner – ont mis des années à accoucher de leurs œuvres, et dans quelles terribles souffrances (mais toute souffrance aujourd’hui n’est-elle pas scandaleuse au point de devoir être éradiquée ?) ! De nos jours, la parution annuelle d’un auteur pile au mois de septembre, c’est-à-dire au moment propice pour les inscriptions aux « grands concours », est significative : on peut rendre un livre ponctuellement et avec opportunité, il suffit de commander – d’autant que ces auteurs dont je parle, vous pouvez en être sûrs compte tenu de la longue promotion qu’ils font de leurs textes, n’écrivent à peu près que l’équivalent de trois mois dans l’année, et en estimant déjà bien les 35h ! Mais est-ce qu’on est encore en mesure d’assimiler la chose suivante : c’est qu’un auteur, qu’un véritable artiste, ne produit pas avec plaisir, et qu’en général il est d’autant plus grand et admirable qu’il préférerait, justement, faire tout autre chose ! Eh quoi ! existe-t-il au monde un seul être qui aspirerait plutôt à réaliser une œuvre unique, avec tous les casse-têtes que cela implique sans parler de l’absence totale de reconnaissance garantie, plutôt que d’aller regarder la télé ou de jouer à n’importe quoi ?

Ce qu’on est devenu incapable de comprendre, c’est à quoi l’écrivain passe son temps et pourquoi il se torture ainsi, lui qui vise à l’excellence loin de ces platitudes divertissantes qui l’environnent et qu’il ne saurait baptiser du nom de « livres ». Pourquoi cet acharnement ? pourquoi ce mal volontaire ? par quel masochisme, au juste ? La plupart des gens tolèreraient très bien d’être payés à ne rien faire, alors peuvent-ils entendre que cet individu, lui, ne saurait même pas ne rien faire, en plus d’un travail rémunéré, tout en n’étant pas payé de retour pour son art auquel il s’épuise et se tourmente bien davantage que sa profession ?

Il y a là pour le citoyen occidental, un paradoxe, une névrose insoluble, une folie furieuse qu’il vaudrait mieux rejeter d’un revers de : « Si ça l’amuse ! » – sauf que ça ne l’amuse pas justement ! On dirait une sorte de croyance ou de foi, comme de ces martyrs qui s’infligent la pénitence ; notre écrivain, pourtant, et c’est là une différence majeure, ne souhaite rien montrer de ce qu’il souffre ; il ne prétend pas servir d’exemple, on n’entend pas ses douleurs ; c’est à peine s’il fait de son cas un souhait pour l’humanité !

Alors quoi ? Pourquoi fait-il ça ?

Eh bien ! il veut pousser sa personne au maximum de ses capacités, voilà tout, et il a choisi un domaine où il croit pouvoir synthétiser tous les autres. C’est tout le sens qu’il a trouvé à son existence. Et si on le lui enlève, à force de redevenir commun, il lui restera… eh bien ! sans mentir : le pistolet ou la corde.

Ô atrocité inconcevable, contraire à la charité et à l’absolue fraternité des êtres au sein de notre incommensurable mièvrerie « démocratique » : au fond, si l’artiste persévère avec tant de souffrances, c’est parce qu’il préfèrerait – se suicider plutôt que de vous ressembler !

Pas étonnant alors que notre société dissuade du style et plébiscite la facilité en art et en tout, ces installations éphémères, ces modes urbaines, ces œuvres de pur concept, reproduisibles facilement et en série même par des enfants : elle sent combien la singularité lui est un mépris, elle perçoit l’insulte recelée derrière tout ce qu’il y a d’authentique et d’unique, elle devine la force avec laquelle l’artiste a tout premièrement souhaité s’abstraire de ce qu’elle est et représente ; la société abîme et abhorre le style, et donc la littérature, au profit de sa récupération d’artifice : la culture. Et c’est pourquoi elle fabrique et vante surtout des artistes modestes et reconnaissants, dociles et qui la valorisent en retour, tâche à les montrer comme des êtres ordinaires qui vont tranquillement à leur petite besogne de fonctionnaire, s’efforce à présenter négativement tous les monstres austères précédents et qui l’ont impressionnée et subjuguée comme des personnes asociales et vicieuses – à l’exception de tous ceux qui ont porté et portent encore ses combats. Je dis la « société », c’est-à-dire pas autre chose que chacun de vous qui sentez, jusque dans mes articles (vous me le reprochez assez régulièrement), le dédain puissant de tout ce à quoi vous tendez – confort, autosatisfaction et irresponsabilité, en un mot : enfance. J’ai bien vu, par exemple, comme dans maints concours d’écriture l’expression d’un véritable style paraît toujours écrasante au jury qui se teinte alors d’inquiétude et de scepticisme : il l’admire premièrement, et puis, à la longue, il lui reproche son efficacité effroyable et décourageante, ce talent patent qui n’est pas du tout démocratique, et il en tient rancune à son auteur. En règle générale, à ce que j’ai constaté, il s’agit surtout, pour emporter un de ces concours, de ne pas rédiger quelque chose de littéraire c’est-à-dire d’évidemment travaillé, mais de fluide, d’accessible, de léger, de simple, dans l’air du temps, sans génie – et je ne parle pas seulement par vantardise et pour moi-même mais j’ai presque toujours constaté, à la nomination des lauréats de tous les défis auxquels je n’ai pas participé, que le texte évidemment le meilleur n’était pas celui qui était premièrement élu. Une grande œuvre d’art appliquée et millimétrée sera toujours une injure jetée à la face du monde pour lui crier sans égard, à cette sinistre bête collective : « Regardez ce qu’avec de la volonté et du courage vous seriez, vous, individuellement capable de faire ! ». Or, notre soif intarissable d’égalité des chances ne permet plus de telle prétentions.

En quoi se résument, pour vous aider enfin à définir cette « étrangeté-là », les affres de la création : le goût insistant autant que démesuré, et porté en acte, de s’élever bien au-delà des œuvres ordinaires et jugées vulgaires, en comparaison. Puisqu’en tout art véritable donc, et vous le découvrez probablement, il y a – du mépris.

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