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Henry War
24 novembre 2019

Féminicide

Il n’existe apparemment plus pour le contemporain d'autre façon de se donner l’illusion d’avoir des opinions et donc une identité qu’en adoptant des postures d’évidence qui le confortent dans la pensée qu’il appartient à la médiocre communauté des hommes, c’est-à-dire qu’il est bien conforme à ce qu’il est supposé croire et dire – ses « intimes convictions » et jusqu’à sa conscience sont avant tout rei publicae, et il se mesure surtout en empruntant sur lui-même le regard d’autrui. Il a dû trop longtemps accuser une pénurie d’idées, le confort de son existence l’a tenu trop longtemps éloigné du besoin d’un sens critique, et cependant qu’il lui faut tout de même « prendre position » pour ne pas se mépriser en continuant d’asseoir une relative volonté de puissance ou du moins quelque ersatz à cette brûlante force de vie, il trouve sans effort des thèmes d’« engagement » parmi la litanie douceâtre qu’on lui soumet au grand marché des « attributs du sujet », de façon qu’il devienne notamment : concerné, impliqué, engagé, et qu’il se sente, même à tort puisque de façon toute abstraite, une faculté de modifier son monde.

Les marches du climat par exemple, ces promenades bon enfant sans effet, font partie de ces modes qui consolent de n’être rien en se fondant dans une vision unanime de l’humanité autoproclamée morale. On écrit quelques slogans bêtes sans recul, des slogans d’école primaire, on se presse parmi une foule compacte dans des rues bétonnées, et puis on fait aller ses jambes, et l’on prétend avoir fait sa part utile pour améliorer l’état du globe sans qu’on n’ait en réalité rien fait du tout qu’un peu d’exercice. Ça déculpabilise un temps ; ça vaut une prière. On dira ensuite que les « black blocs », qui sont les seuls à y risquer quelque chose, à se mettre un peu en danger quoique sans doute pas pour la même cause c’est-à-dire, eux, pour une cause réelle – car il n’est de véritable cause qu’à la mesure d’un engagement, et quel plus grand engagement que de mettre en péril rien qu’un peu sa liberté – abîment et dérangent : manifester est a priori depuis toujours un acte de révolte, mais il paraît qu’il faut à présent aussi désapprouver les actes de révolte ; ce devrait être un acte d’ultime menace avant la fin et après que tout autre moyen ait échoué, une forme d’exaspération impitoyable où l’on oppose son corps à la surdité du mépris, mais on y préfère le ton de la camaraderie et de la fête, on veut plutôt communier, c’est plus propre, paraît-il, et ça ne nuit pas à la morale stéréotypée qu’on s’est depuis toujours répétée et qu’on croit servir à nous valoriser : « la violence, c’est l’antéchrist » – preuve que ce qu’on recherche en manifestant est toute autre chose que la mutinerie mue par un esprit de scandale. On voudrait mieux se faire crever que d’avoir l’air d’exiger en levant la main : c’est ce qui arrive tous les jours, voici à quoi l’irréflexion éthique conduit. Il faut à notre société des critères bien identifiés d’action morale, bien sages et sans crainte ni déviance, et se supposer en même temps lutter sans plus d’outils que des dogmes candides et des prétextes de passivité contre des actes immoraux.

Des enfants idiots ont jugé, mais d’un commun accord et c’est ce qui leur importe par-dessus tout, qu’ils allaient se révolter contre des ogres. Et pour cela, ils ont décidé de se déplacer ensemble patiemment au fond d’un enclos, comme des moutons. Et tout enfant qui sortira une arme ou une cagoule sera ignoré et conspué par les autres. Les ogres adorent cela : du début à la fin, ils sont maîtres de la partie. Ils ont créé une société permettant la perpétuation des ogres grâce à l’inoculation universelle d’une morale d’innocents. Si vous n’êtes pas innocent comme ils vous l’imposent, vous n’avez pas le droit pour vous. Et ils ont méthodiquement inculqué aux enfants qu’en-dehors du droit il n’y a que le mal : soyez donc le mal, les enfants cesseront de vous soutenir, et vous mènerez un combat seul à la fois contre les ogres et contre les enfants.

Mais c’est justement la violence qui prouve la révolte ! Qu’est-ce donc que ça pourrait vouloir dire, une « révolte pacifique » ? C’est comme une colère douce. Une fureur tranquille. Soyez donc poliment insoumis, s’il vous plaît ; indignez-vous si vous voulez, mais sans rien déranger ; restez des enfants prévisibles et dociles, quoique en feignant le caractère : c’est là toute la morale des ogres à leur profit exclusif.

Il faut à notre époque toutes sortes de sujets de « bien » pour se croire une grandeur, sujets qu’on peut aisément se faire livrer sur commande chez n’importe quel instituteur de CM1-CM2 qui a la bonté de vous réciter le programme officiel (des ogres). On croit chaque fois assister à un défilé de miss America, avec son questionnaire prétexte à offrir aux prétendantes une once de légitimité intellectuelle. Dans la liste officielle, il faut un monde : sans guerre, sans maladie, sans pollution, sans discrimination, sans homophobie, sans chasse, sans corrida, etc… et, bien entendu, sans violence faite aux femmes.

C’est vraiment fort, aujourd’hui, d’être contre les violences faites aux femmes, c’est très convenable, ça vous donne une dignité et un air de scandale qui feront vraiment très bien dans le dîner, particulièrement si vous êtes un homme et si vous recherchez une compagne de quelque gentil acabit qui aime les gentils discours et l’héroïsme gentiment convenu. Un conseil alors : se rappeler qu’on dit : « Féminicide ». On ne voit pas au juste en quoi un féminicide ne serait pas un homicide comme les autres, et, à bien y regarder une fois pour toutes et en connaissance de cause, on verrait même qu’aucun homicide n’est un homicide comme les autres, mais on veut préciser, parce qu’il en faut pour toutes les minorités qui ont leurs associations et leurs lobbys afin d’entretenir un « engagement » et donc une raison d’exister – les épouses battues y tiennent spécialement. Aujourd’hui, il faut un groupe de soutien pour tout, parce qu’on est devenu incapable de se soutenir soi-même et de se faire une raison, de se résoudre à affronter seul la douleur : c’est un symptôme social de faiblesse et de féminité, cette multiplication des prises de défense. Un jour, un Teddy m’a flanqué au collège une assez dure volée, et je n’ai pas immédiatement souscrit à l’associations de défense des « Frappés-par-Teddy », de sorte que je n’ai pas à présent la satisfaction d’avoir œuvré au service des victimes comme moi. La vérité ? je ne suis pas une victime ; une association vous enferme toujours dans une longue et peut-être définitive posture de soumission. Vous faites le bon samaritain d’abord, et puis vous y êtes tant engagé que ça ne s’arrête plus jamais ; vous devenez intrinsèquement celui qui joue le rôle du justicier, l’incarnation d’une multitude. Alors vous cessez d’être un individu, de ça vous pouvez être sûr. La plus commune façon de perdre son âme, c’est de se regrouper ; la pire peut-être, c’est de représenter des gens.

Bientôt, à force de nommer séparément tous les actes délictueux en fonction de leurs spécificités victimaires et de créer lexicalement des catégories distinctes par exemple de meurtres, on aura autant de textes de lois et de juridictions pour juger toutes les atteintes qu’on peut faire à des vies humaines estimées si dissemblables. On suppose déjà qu’un Noir n’est pas tout à fait un homme comme les autres et mérite davantage de protection, de même qu’un Transexuel, qu’un Musulman, qu’une femme de la Communauté des gens du voyage, etc. J’ai la douloureuse impression, quant à moi, que chaque fois qu’on établit ainsi un régime de faveur, on écarte de l’humanité normale une certaine classe d’êtres qu’on distingue sans motif légitime, et aussi qu’on abîme le principe même d’équité par lequel, initialement, le jugement de Justice devait être rendu, s’adaptant universellement à toutes les situations. Si vous ne m’en croyez pas, si vous pensez que j’exagère, essayez de comprendre, vous, pourquoi « Sale Arabe » est davantage sanctionné que « Sale Indou », et pourquoi n’importe qui peut nier sans poursuite les souffrances passées de toute votre famille mais nullement par exemple l’existence des chambres à gaz. Vous verrez qu’à ce rythme aberrant, il ne faudra pas longtemps pour que le meurtre d’une femme soit davantage puni que le meurtre d’un homme.

Il y aura probablement tôt ou tard un nouveau mot pour parler du meurtre : des enfants (« puéricide » ? Je propose plutôt « civicide » pour « meurtre du citoyen », les deux concepts, enfant et citoyen, étant à présent inextricablement confondus – j’incite même à prononcer « kiwi » pour cette raison que ledit fruit, comme notre contemporain, est généralement petit, vert et sucré), des handicapés, des animaux, des membres d’ONG, des Présidents-Directeurs-Généraux de France Telecom etc., et on se trouvera bien embarrassé, à force de réductions et de terminologies originales, pour nommer précisément le meurtre d’un bébé panda albinos souffrant de dysplasie et victime d’un accident de la route. Il faudra encore des décennies, en revanche, pour qu’on songe à qualifier d’un mot exact le meurtre de la pensée brave, l’assassinat de la réflexion véritable, l’annihilation systématique et en cela génocidaire de l’esprit critique : c’est qu’on ne s’efforce jamais de nommer la fin d’une notion quand celle-ci était devenue embarrassante. Remarquez, on croirait aussi que j’ai tort, on dit déjà : chipoteur, grincheux, négatif, cynique, réactionnaire. J’ai même récemment découvert l’expression : « biais de la réactance » dont il paraît que je suis atteint : en gros, lorsque vous sentez qu’on veut vous faire penser ou agir malgré vous et que vous réagissez contre cet enfermement, vous êtes, paraît-il, une sorte de malade mental. C’est Kim Witte qui l’a dit, et chacun sait que ce que dit une femme médecin ne saurait être remis en cause, sous peine de passer pour un affreux misogynomédicide.

Qu’on s’insurge aujourd’hui sur le fait que des femmes meurent, outre que c’est d’une platitude atterrante, d’une banalité exaspérante et misérabiliste telle que même Zola, qui ne reculait pourtant devant aucune simplification socialiste, ne s’est guère risqué de le dépeindre, c’est encore feindre d’ignorer non seulement qu’elles décèdent aujourd’hui moins que jamais sous les coups de leur mari (en proportion, du moins, du nombre d’habitants sur notre pauvre Terre fort peuplée, mais peuplée par qui ?), mais surtout qu’elles sont, tous crimes confondus, beaucoup moins victimes que des hommes dans les meurtres commis par d’autres hommes. Seulement, c’est la femme, voilà : hélas ! créature délicate ! tendre mère ! sensibilité génitrice ! ô berceau de la naissance ! Ah ! d’ailleurs, la femme est l’avenir de l’homme ! On voudrait fuir les stéréotypes, soi-disant, et ce faisant on y retombe toujours à plein : nous sommes plus scandalisés s’agissant d’elle, ô être innocent et fragile que l’emprise virile et brutale abat d’un coup au milieu de sa candeur vive ! Un double cliché se retrouve à pareille « dénonciation » : la femme comme enfant à protéger et l’homme comme animal salaud. De telles représentations, si simplistes, sont suivies parce qu’elles confortent les gens dans l’appartenance à des valeurs identiques ; c’est la grégarité : je suis humain parce que je pille et m’approprie des opinions majoritaires. Par ailleurs, c’est incidemment une façon de castrer les mâles, je trouve : vous devez, messieurs, de toute urgence « lutter contre vos tendances innées », et il ne serait pas question, dans une telle lutte, que vous ne preniez pas parti d’une façon ou d’une autre contre l’abominable homme féminicide derrière lequel, au fond et c’est l’évidence, « tout homme se cache », même inconsciemment. En vérité, derrière l’idée que la femme est l’avenir de l’homme, se dissimule, mais de moins en moins, un ordre : devenez des femmes, messieurs, et vous seriez avisés de le faire avant d’y être obligés par la loi ! C’est que vous êtes – et entendez-le bien – des tueurs-nés, et vous devriez avoir honte, à très peu près, d’avoir vu le jour avec un pénis. Ce n’est peut-être pas votre faute mais vous devriez tout de même y montrer promptement un sincère repentir ! En quoi on comprend que pour ces hystériques qui vous abominent d’emblée, votre acte de solidarité suprême à leur cause consisterait à vous publiquement couper les couilles.

Sans rire, je suis bien certain que personne ne s’en offusquerait, et que, sans aucun doute, on vous admirerait même pour ça.

On retrouve les termes de cette rhétorique, y compris tenus par des hommes qui, je suppose, suppléent à l’intelligence par une forme complaisante et socialement avantageuse de « galanterie », sur tous les réseaux sociaux, dont Facebook, ce vaste panneau publicitaire des proverbes qui rassurent d’être quelqu’un.

Je passe volontairement sur le fait – parce qu’on me le contesterait et qu’il faudrait que j’y passe des heures en vain – que tant de gens aspirant quotidiennement à voir crever leur prochain qu’ils méprisent et poursuivent de toutes les importunités et rumeurs dont ils sont capables, s’indignent aussitôt que ce « prochain » meurt, notamment par le crime : il y a là une hypocrisie qui me dépasse, ou bien un goût des pleurnicheries qui me consterne, moi qui, lorsqu’un homme trépasse – je l’avoue avec une demi-honte, c’est peut-être un reste d’humanité qui résiste en moi –, me demande toujours bientôt quelle profession cet homme exerçait dans la perspective du bonheur qu’aura son remplaçant à recevoir une augmentation : c’est que je ne vois dans le décès nulle perte, en général, mais au contraire une place qui se libère, n’en déplaise à Mr John Donne. C’est que la mort, aussi, incontestablement crée toujours quelque satisfaction, en particulier s’agissant de nos contemporains si balourds et si peu respectables. (Songez bien à ce que vous risquez, avant de me traiter ici publiquement d’autiste, de schizophrène ou de psychopathe : j’entrerais du même coup dans le sanctuaire surprotégé des malades dont il existe tant de lobbys surpuissants, et avec de tels soutiens c’est sans mal que je vous exterminerais !) J’ai ce souvenir, par exemple : un élève, du temps qu’il était au collège, n’y faisait rien et suscitait les sarcasmes et les critiques les plus outrageantes de ses professeurs – on ne se figure pas, vraiment, tout le lot de saloperies que peut exprimer un enseignant du secondaire en salledesp. Quelques années après son départ, cet ancien élève eut la bonne idée de se tuer en moto : j’écris « bonne idée », parce que cela le réhabilita, en quelque sorte, et nous fûmes tous bons pour un repas entier de mines de deuil au réfectoire (repas dont je m’extirpai aussi vite que possible, cela va sans dire).

Je ne conteste pourtant pas à l’homme sa part de bas instincts, seulement pas davantage je ne la conteste aux femmes : les spécimens de toutes espèces cherchent la puissance, et, chez l’humain, mâle et femelle y ont de longue date des stratégies distinctes mais convergentes à ce but. Traditionnellement, le mâle aspire à la puissance par tous les simulacres de supériorité – force physique, statut social, argent, et plus rarement quelque esprit d’aplomb – et la femelle y aspire également par ricochet au moyen de toutes les protections qu’elle tâche à s’attirer du mâle qu’elle estime dominant – d’où ses tendances principalement décoratives. Il n’y a rien à faire, et on peut juger cela triste, mais un homme en moyenne est toujours plus séduisant à une femme s’il est sportif et riche, et une femme intéresse toujours davantage un homme si elle est d’une beauté canonique et lui fait croire qu’elle lui procurera toutes sortes de plaisirs notamment celui de renforcer son prestige c’est-à-dire son sentiment de puissance. Si vous en doutez – mais c’est une feinte, assurément, encore un effet plus ou moins volontaire de votre sempiternelle mauvaise foi, en somme de nouveau vous cherchez la merde – allez voir à quoi ressemblent les acteurs et actrices de cinéma qu’on présente comme modèles et qui sont si attractifs aux multitudes, et voyez quel rôle on aime à leur faire jouer dans les films ! Il n’y a pas de façon plus éloquente d’exposer à l’admiration des foules des spécimens d’accomplissement.

On s’indigne surtout, je crois, que la violence puisse s’exercer quotidiennement au sein de la sphère familiale et privée qu’on voudrait pour tous un « havre de paix », idée banale et mièvre, comme si la famille en réalité n’était pas aussi le lieu de dérangements, d’importunités de toutes sortes : on suppose, selon ce préjugé, que le choix initial d’une famille exclut toute idée d’embarras et de repentir, et on admet automatiquement que si la perception de cet environnement a « mal tourné », c’est qu’il devait y avoir dissimulation au départ. On paraît même s’offusquer que des femmes puissent faire un secret de leurs malaises intimes, comme si tout aujourd’hui devait être divulgué, comme s’il ne devait plus y avoir d’intime, comme si la souffrance ne devait plus jamais être gardée pour soi, au même titre que les cachotteries des maris ayant des maîtresses choquent nos préjugés et l’idée qu’on se fait de la vertu (mais c’est surtout, je crois, parce que nous n’avons pas eu l’honneur d’être mis dans la confidence : il y a donc des gens qui savent cacher des choses, et qui, pire ! ont des choses à cacher, c’est-à-dire… une vraie vie ?!). Ainsi, on n’ose pas indiquer ce qui est à l’origine du secret des femmes battues, on simplifie à outrance, et on prétend que les coups qu’elles reçoivent sont l’unique objet de leur honte, associée par exemple à la dépendance financière dont elles pourraient difficilement sortir si elles réclamaient le divorce. Pourtant, généralement, les gens n’ont pas honte de ce qui leur nuit, je trouve, ou bien il n’y aurait plus de procès, on n’oserait jamais se plaindre d’un délit contre soi : comment donc se fait-il qu’elles se taisent tout en ressentant effectivement de la culpabilité ?

La vérité, dans bien des cas, c’est que le caractère violent ou potentiellement violent d’un homme est rarement dissimulé au départ, au contraire, et que c’est même cet attribut visible dont il use parce qu’il le sait fait pour attirer les femmes parmi celles qui aiment à se placer sous une protection dominante : c’est la posture dite du « mâle-alpha », vision que d’aucuns jugeront réductrice de la tradition des rapports homme-femme… je n’en disconviens pas, mais, hélas ! chacun peut constater qu’elle se perpétue ! Certes, on déplorera encore cet héritage, mais sa négation serait une malhonnêteté, un aveuglement volontaire ou l’aveu absurde qu’on aurait évolué tout à coup dans une dimension fort éloignée des désirs ordinaires des hommes et des femmes de notre civilisation. Je me rappelle par exemple une collègue d’espagnol qui, faisant décrire à ses élèves le compagnon parfait, s’est trouvée amusée par la réponse d’une adolescente sans doute un peu plus sincère que les autres et qui écrivait, en plus des adjectifs ordinaires : « un poquito violente » (un petit peu violent) : elle avait même demandé à la professeure de garder secret cet attribut « honteux » : voilà qui est significatif ! Pour autant, à ce que j’ai constaté, même cette enseignante ne fut pas scandalisée par une remarque si franche : c’est qu’elle devait sentir combien elle la partageait. Pourtant, lorsque c’est contre l’épouse, et évidemment pas pour sa protection, que l’époux retourne la violence plus ou moins contenue qu’il exprimait contre ses adversaires d’autrefois, il devient impossible pour elle de l’approuver, et elle comprend soudain son erreur, car non seulement la femme a eu le temps de se rendre compte que cette puissance était illusoire – c’est qu’un homme a toujours avantage à se prétendre puissant plutôt qu’à l’être effectivement, ou bien, conforme à ses étalages, il passerait la plupart de ses jours en prison (notons à ce sujet, et pour preuve supplémentaire, la facilité avec laquelle les grands prisonniers trouvent compagne parmi des femmes libres : l’attrait se fait évidemment sur la subversion qu’ils représentent et sur leur puissance, sans parler encore du désir d’absolution et du pouvoir de rédemption que la femme alors se croit pouvoir incarner) – ; mais aussi cette puissance lui devient peu à peu moins nécessaire dans la mesure où elle n’éprouve plus autant ce besoin impérieux d’être protégée, ayant enfin trouvé une routine confortable et rassurante où ce besoin s’est fait oublier et où elle ressent à présent plutôt la gêne de cette humeur virile qu’elle subit que ses réels profits (je parle bien sûr non des coups qu’elle reçoit ce qui serait absurde, mais, en général, de la façon dont un foyer installe la femme dans une sécurité à laquelle elle aspire intrinsèquement et qui lui permet de ne plus penser à cette « fragilité initiale » qu’elle ressentait souvent d’une façon ou d’une autre – le même phénomène s’exprime aussi, mais différemment, chez l’homme célibataire) ; au surplus, elle s’aperçoit que cette force qu’elle croyait protectrice au contraire l’affaiblit, et elle en tire un sentiment de contradiction et d’incompréhension : de gâchis issu d’un mauvais choix. Or, je prétends que bien souvent c’est de cette erreur qu’elle a honte, et nullement de la situation de domination où elle se trouve et dans laquelle n’importe quel plaignant trouverait à se déchaîner ou à se plaindre : elle se dit, d’une certaine façon, qu’elle a cherché cette nuisance, et elle songe souvent au début de son calvaire à la retourner contre autre chose, comme par exemple contre quelque collègue ou quelque système général plutôt que contre elle-même, ce qui l’oblige longtemps à des tentatives et à des stratégies dilatoires. Il arrive même plus souvent qu’on ne croit que des femmes battues, une fois débarrassées de leur mari violent, se mettent plus tard de nouveau en couple avec un compagnon qui s’advient encore violent contre elles, comme si elles étaient particulièrement malchanceuses ou comme si, décidément, de pareils hommes « couraient les rues » : mais elles ont désiré en l’homme les mêmes attributs virils, et elles ont obtenu des résultats similaires. C’est certes bien difficilement qu’on parvient à s’extraire de ses propres désirs.

Je ne demande pas qu’on approuve ma généralisation des rapports homme-femme : on peut les juger passéistes et mensongers, du moins exagérés – c’est peut-être vrai après tout qu’ils s’appliquent mal à la majorité des humains de notre époque –, l’important n’est pas pour moi qu’on les reconnaisse publiquement (avec toute la « mauvaise image » que cela peut induire), mais qu’intimement on admette que ce type de rapport a longtemps existé et qu’il perdure dans bien des cas, avec évidemment toutes ses expressions intermédiaires – je n’ai dit ici la chose qu’en gros comme une « théorie appliquée ». Bien des gens aujourd’hui exigent que ce rapport évolue ou se renverse, car il a effectivement quelque chose de grossier a priori, et ces gens se servent du prétexte des crimes conjugaux pour renouveler publiquement leurs revendications « anti-machistes ». Mais c’est ignorer que nombre de femmes, et peut-être même une majorité, justement aiment les « machos », je veux dire la manifestation en l’homme de ce qu’on appelait, autrefois ou encore, la « virilité ». Toutes, en effet, n’admirent pas Homo domesticus, qui tire des sourires béats à ses enfants en leur donnant benoitement la cuillère, qui laisse pousser son « dadbod » (ventre de grossesse, sorte de syndrome permanent de sympathie de « couvade ») d’une façon si douillette et rassurante que ça devrait attendrir, ou qui se montre perpétuellement si tendre et inoffensif que c’en est un plaisir de s’imaginer au lit avec un autre colosse entreprenant quand on est au foyer avec un bonasse si aimable et obéissant. Il existe, je crois, bien des femmes qui éprouvent toujours de l’attrait au modèle viril traditionnel, quand d’autres réclament, pour leur bien, que ces premières luttent contre ce qui leur procure du désir c’est-à-dire du bien justement, et qu’elles réclament au contraire un être servile qui se rencontre aux antipodes de leurs fantasmes. Ces « autres »-là voudraient une généralisation de leur propre vision du couple, non seulement comme si la vision ne dépendait pas surtout de l’individu, mais aussi comme si elles craignaient d’avoir tort et insistaient pour être confirmées par l’adoption unanime de leur mode de vie, d’où leur volonté caractéristique de toujours convertir.  

J’aimerais pour ces femmes, tant accusées et culpabilisées par ces autres, exprimer les raisons de leur « obstination », de leur « entêtement », de leur « vilenie » autrement que par le seul désir de protection qui, après tout, est peut-être révolu et ne correspond pas tout à fait à l’idéal d’abstraction spirituelle qu’on peut souhaiter pour définir les motivations profondes et contemporaines des êtres humains et des femmes en particulier. Et d’abord, qu’on voit comme la sexualité, dans son déroulement purement mécanique, dans sa gestuelle fondamentale, dans son action nécessaire (je vois que vous voyez un peu !), se fonde sur une réalité où l’homme perce et s’active : il est impossible à un homme – je suis contraint de le rappeler – de faire l’amour avec uniquement des sentiments d’intégrité et de platonicisme, ou alors il débande aussitôt. Qu’on songe par-dessus cela combien la recherche du partenaire s’appuie souvent ne serait-ce qu’au début sur l’aspiration à une sexualité épanouie (ou bien il faut des femmes pour qui la sexualité est tout à fait secondaire, et je sais bien qu’elles existent aussi et font souvent le désespoir des hommes qui ne se départissent pas aussi facilement de leur désir de conquête) : on trouvera alors difficile d’imaginer, je pense, qu’un « bon coup » mâle récite des poèmes en baisant ou se rappelle alors subitement à son devoir de passer l’aspirateur. Mais c’est vrai que notre génération n’envisage tout d’abord la sexualité que sous le registre des précautions et du respect au lieu de celui de la possession, comme au collège où on l’éduque par la crainte, et cette sorte de brutalité essentielle et mutuellement désirée dont je parle ne peut plus lui être aisément compréhensible ou risque fort de lui paraître une déviance ou une perversion – conséquemment, la sexualité lui est beaucoup moins attrayante. Je m’interroge d’ailleurs si la sexualité n’a pas tendance à disparaître : j’ai souvent tant de mal à me représenter les ébats des jeunes couples que je fréquente, chose qui ne me pose en général aucun problème y compris s’agissant par exemple de mes parents, que j’en viens à soupçonner que, de fait, ces rapports se sont raréfiés ou n’existent guère – mais c’est un champ d’étude que je laisse à des agences de sondage qui, pour réussir sur un pareil sujet, devraient être enfin capables d’obtenir des résultats vrais sur le fondement de déclarations honnêtes. Pour tout dire, j’ai même davantage de difficulté à m’imaginer les défenseurs fervents de cette sorte d’extrême égalité homme-femme dans leur intimité sexuelle, pas vous ? C’est que ces personnes en général ne me paraissent seulement pas sexuées, mais c’est peut-être une extrapolation de ma part – essayer, de votre côté pour voir et nous en reparlerons, de vous figurer l’action sexuelle de personnalités comme Greta Thunberg.

Mais la meilleure défense de ces rapports traditionnels ne se trouve peut-être pas du côté de l’épanouissement sexuel qu’on pourra juger aujourd’hui un simple « accessoire » au profit de « plus purs » attributs des relations de couple (« entente », « accord », « fusion » en tout et pour tout – et, de fait, les couples sont rarement satisfaits, à ce que j’ai compris, de leur sexualité). Cette défense efficace figurerait plutôt dans la façon dont l’amour se construit plutôt sur de l’altérité que sur la ressemblance, en ce qu’il consiste foncièrement, pour moi, en un sentiment d’admiration où l’on se trouve dépassé par l’autre. Je crois que l’amour que l’on porte à ce qui nous est semblable ressemble davantage à du narcissisme, c’est-à-dire à une erreur d’appréciation en ce que je ne sache pas, en général, que nos contemporains aient beaucoup de raison de se préférer aux autres. Mais aller à la recherche de ce qui nous est supérieur et donc différent me paraît un processus amoureux honnête pour toute société dont on voudrait que les sujets d’eux-mêmes se perfectionnent – et la plupart de nos relations amoureuses, je pense, se sont construites sur ce fondement. Si la femme me plaît, c’est précisément parce que je ne suis pas une femme et que je recherche en elle justement les caractéristiques de cette différence, faute de quoi je ne ferai que m’idolâtrer, que m’émouvoir de ce que je suis. Cette quête – c’est intéressant – s’est longtemps poursuivie y compris chez les homosexuels en qui on a constaté le maintien d’une altérité au sein du couple où, de façon schématique, on pouvait repérer assez nettement les rôles, disons, « mâle » et « femelle ». Mais – chose non moins intéressante – on découvre, et je crois de plus en plus fréquemment, des couples d’homosexuels – aussi bien que d’hétérosexuels, d’ailleurs – où une volonté de symbiose et d’« identicité » explique une nette similitude de comportement dès l’origine, et, si le phénomène est encore plus troublant chez les homosexuels, c’est qu’en voyant certains d’eux par exemple s’exprimer à la télévision comme c’était le cas l’autre jour, on remarque assez vite leur surprenante ressemblance physique, plus évidemment que chez les hétérosexuels.

Cette recherche de l’identique n’est évidemment pas un vice, et l’idée d’égoïsme que j’y attribue n’est pas du tout à entendre comme une condamnation, ce mot n’ayant chez moi aucune connotation péjorative (non pas même : « il est bon de vivre pour soi », mais : « il est inconcevable de vivre autrement que pour soi », y compris pour tout ce que nous appelons nos « actes de générosité ») ; pourtant, il faut le remarquer, c’est quelque chose d’assez nouveau. D’aucuns me diraient que ce n’est qu’une question de conditionnement, et que toutes les idées associées à l’un ou à l’autre des sexes sont des préjugés fondés par notre éducation, et qu’on peut, ou qu’on doit, les rebâtir par l’instruction pour une société plus égale ou plus rationnelle : c’est peut-être vrai, mais je n’entends pas deux choses, et la première, c’est en quoi notre société serait plus égale dès lors que chacun des sexes perdrait le seul avantage qui le distingue et l’élève au-dessus de l’autre. La seconde, c’est quelle sorte d’avantage on espère ainsi à toute force établir : je veux dire par là que bien des humains, hommes et femmes, trouvent beaucoup de satisfaction à ce modèle, que c’est peut-être en effet le fruit d’un conditionnement millénaire mais qu’en échange le modèle alternatif qu’on nous propose est aussi possiblement le fruit d’un conditionnement de quelques décennies, qu’en somme tout est habitude dans les rapports humain, tout est coutume et usage, et ainsi que les nouveaux dogmes qu’on veut soumettre ne sont sans doute pas davantage justifiés que les précédents. Mais enfin, dans le doute ou non de leur bien-fondé, qu’on impose ces modèles inédits, qu’on redresse et rééduque des hommes et des femmes qui ne se sentent aucun malheur, aucune importunité, sauf marginalement comme dans le cas du féminicide, dans les rapports « traditionnels », et qui les acceptent même de très bon gré, rencontrant dans ces codes de la facilité relationnelle, un certain plaisir et quelque épanouissement, et qu’on veuille les obliger à un sacrifice au profit d’un modèle dont on ignore encore assez les bienfaits et les avantages réels, je veux dire empiriques, voilà qui me scandalise plutôt, moi qui, ni ici ni ailleurs, ne cherche à persuader personne que l’opposition homme-femme est nécessaire – mais enfin, c’est ce que je préfère, point, et ceci, selon ma conception, n’est une nuisance pour personne, je n’oblige personne. J’accepte qu’on revendique telle position sur le sujet, mais je ne tolère pas qu’on aspire à y contraindre tout le monde et ainsi qu’on contribue, par la destruction des identités, à l’uniformisation des mœurs au bénéfice de quelque vision dont on ne voit pas immédiatement les bienfaits en matière de bonheur. Car il faut dire enfin que si des épouses sont tuées par leur mari, cela n’incombe pas principalement au rapport entre les hommes et les femmes dans notre société qui serait spécifiquement stylée à de mauvais usages, mais au fait que, dans toute société, celui qui dispose de la puissance tend généralement à en abuser : cela se constate pareillement lorsque des femmes sont dépositaires d’une autorité par exemple au sein des entreprises : elles savent nuire à leurs rivales par des moyens qui, quoique différents en ce qu’on y trouve moins la coercition de la force physique, demeurent comparables en ce qu’ils cherchent à briser toute velléité d’opposition.

Ainsi une différence, fût-elle jugée rétrograde, traditionnaliste, réactionnaire, misogyne, comme on s’empressera ici de taxer la mienne – ces qualificatifs sont à la mode et permettent d’éviter un débat sur le fond au nom du sacro-saint principe du « progrès » –, dès lors qu’elle ne nuit à personne, dès lors qu’elle profite même au bonheur d’une courte multitude, ne devrait pas être combattue : il faudrait que chacun ait, pour le moins, le droit de choisir ! Et qui osera prétendre que je suis nuisible, moi qui ne prescris rien, au prétexte que j’aurais une influence pernicieuse sur quelque « société du patriarcat » ; qui a parlé de cela ? Pas moi ! Ce fantôme d’influences, qui tend à faire de toute parole non homologuée un délit pénal, est le pire prétexte pour interdire, dans une société qui se réclame du droit. Arguer la corruption des mœurs, c’est refuser d’entendre que la liberté d’expression s’exerce toujours en exacte proportion avec le crédit qu’on accorde aux facultés intellectuelles du citoyen « moyen » ; autrement dit, il n’y a que dans les États où le gouvernement considère ses administrés des crétins influençables que l’on défend de dire et d’écrire certaines choses. De la sorte, soyez assuré que ceux qui veulent interdire votre parole vous considèrent, vous ni plus ni moins que tous les autres, un être inférieur qu’il faut à tout prix empêcher, y compris contre sa volonté, de continuer à sombrer.

La liberté, en somme et contrairement au dicton, ne s’arrête pas premièrement où débute la nuisance pour autrui, mais elle cesse tout d’abord où s’abolit la confiance en l’individu.

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