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Henry War
27 novembre 2019

Bon pour la santé !

Le vice qui guette toute société devenue incapable d’abstraction, c’est de tout justifier par des représentations matérielles, sans aucune vue spirituelle : on veut objectiver la pensée, lui donner quelque substance concrète parce qu’on s’agace de sa propre inefficacité à concevoir (et combien d’individus ne peuvent plus réfléchir en dehors de leur connu et s’exaspèrent quand on les oblige à s’aventurer dans le sentier pour eux si malaisé de la représentation mentale). On trouve alors des concrétudes qu’on croit servir – et c’est en cela très pratique – à la fois de preuve et de démonstration.

L’éthique, par exemple, est un domaine difficile à échafauder au seul moyen d’exemples tangibles et de situations réelles : il y faut nécessairement le recours partiel de concepts argumentés sur la base d’extrapolations, et le moindre affrontement avec un vrai penseur se change aussitôt en calvaire pour l’amateur de nos minables débats, parce qu’un penseur n’a pas de préjugé et sait déjouer les proverbes qui, de nos jours, tiennent lieu de fondements et de position.

Or, le moderne a résolu le problème par les moyens notoires et pauvres à sa portée : il semble avoir décidé que ce qui est bon pour nous, c’est simplement ce qui est bon pour la santé.

Je suis atterré par la façon dont on traite si négligemment des sujets d’importance en les expédiant ainsi sur un pseudo plan positiviste. Vraiment, il n’y en a plus que pour la santé, la santé et la vie : ce sont les critères uniques d’une action juste et morale, et nul n’ose plus les contester ; on en viendrait à croire que la société est faite uniquement pour ça : prolonger l’existence à tout prix. Même, la synthèse de ces deux critères, à savoir « l’espérance de vie », supplante toute autre considération dans l’ordre des priorités humaines : qu’on prétende que tel phénomène, tel facteur, telle influence, a pour effet d’augmenter la durée de la vie, c’est à coup sûr quelque chose qu’on est tenu d’approuver de très bon cœur, sauf à être démoniaque ou contradictoire tout exprès.

C’est ainsi par exemple qu’on entend dire depuis des années que disposer d’un animal de compagnie est favorable à la santé en ce que cela déstresse, apparemment, réduit les risques de maladies cardio-vasculaires et limite les pathologies auto-immunes – sous-entendu : vous devriez essayer. Il ne vient à l’esprit de personne qu’un tel motif pour adopter un être vivant est en soi un peu maigre, et qu’une telle possession implique certainement de vouloir autre chose que son propre intérêt médical : de pareils arguments ne sont pas seulement évoqués, et les preuves scientifiques et statistiques suffisent, semble-t-il, à convertir tout le monde.

Bon sang ! comme les gens sont veules !

Il y a deux jours, au journal télévisé d’M6 (parce qu’ils appellent encore cela « journal », ils y tiennent apparemment, ou bien c’est une sorte de tradition, d’expression lexicalisée : l’autre jour, je me demandais comment de telles « informations » pourraient vraiment figurer, si mal dites et expédiées, dans un journal papier, doutant que ce fût possible, et puis j’ai feuilleté des journaux imprimés pour la première fois depuis quinze ans : c’est bien la même chose, en fait, et je me repens d’avoir pensé à tort que le mal exclusif revenait à la rédaction d’M6 : ils sont tous également racoleurs et superficiels, c’est le mot même de « journal » que j’avais mal compris), ce journal expliquait pourquoi le pardon accroît l’espérance de vie, selon une étude américaine. On vous montrait que puisque c’est pour votre bien, vous devez pardonner, que, certainement, vous ne voudriez pas perdre du temps de votre vie par ailleurs si insipide en querelles et en rancunes ? vous ne seriez pas raisonnable ! Puisqu’on vous dit que c’est scientifique : votre santé est en jeu, cela vaut toutes les raisons ! À quoi bon polémiquer après cela sur l’opportunité ou non de pardonner à des fautifs et à des sots ?!

Mais il y a pire, plus prioritaire dans l’ordre moral, plus nécessaire d’un point de vue éthique, plus incontournable que la Santé s’agissant du bien de l’homme et de toutes ses valeurs intrinsèques et précieuses, il y a… il y a…

Il y a la Santé Publique ! Oseriez-vous bien vous opposer à un animal aussi énorme, aussi puissant, aussi prodigieux que celui-ci ? Cette expression tient lieu de tout ce qui existe de plus aimable et chérissable au monde, et on ne saurait respirer et vivre en société aussi bien que dans la solitude sans garder à l’esprit à toute heure que pareille notion est un trésor dont il faut éloigner le sceptique, ce si odieux et nocif mécréant passible de tous les mépris !

Il n’y a rien de plus haut que Santé Publique, rien de plus universellement et absolument souhaitable dans l’échelle des valeurs humaines. Santé Publique, sitôt dit, ferme les bouches à tous et ravale les pensées de chacun, du moindre détracteur, du récalcitrant le plus ferme aussi bien que du plus timide hésitant. Ce sésame, mêlé de son acolyte Principe de précaution, admet tous les recours et met tout le monde d’accord, sans que naturellement il soit besoin de réfléchir. Contestez Santé Publique, on vous lynchera d’office, sans concertation, et on croira encore que c’est pour votre bien.

Il n’est qu’un Dieu (de la servitude républicaine), et Santé Publique est son prophète.

On a inventé Tabagisme Passif et Électrosensibilité de toutes pièces pour exacerber Son influence et Sa force. On recherche activement et dans tous les domaines de quoi fabriquer de l’inquiétude à Son endroit, de façon à n’en plus détourner la pensée et à induire par la crainte tous les comportements qu’on veut : sitôt que vous L’avez admise, Santé Publique est là, Santé Publique vous regarde, Santé Publique étend Son pouvoir toujours plus loin. Des études sont perpétuellement en cours pour démontrer combien vous êtes en danger si vous ne faites pas exactement ce qu’on vous recommande, infecté, déjà mourant, incurable presque, par pans entiers de population – or, que peut-il y avoir de meilleur comme projet que la perpétuation de notre espèce ? On aimerait vous faire croire, comme pour les Romains antiques dont certains ont résolu d’attribuer la chute au plomb contenu dans leurs canalisations dernières, que vous êtes potentiellement victime, et même déjà frappé sans le savoir, tous (bien que tous n’en meurent pas !), à tous moments, et que nous risquons fort de nous éteindre faute de Santé Publique. Tremblez donc, pauvre fou ! Mais Elle est là, heureusement : fiez-vous à Elle ! Toute entreprise de Santé Publique doit être urgente et sans grands arguments, pour votre bien. Vous n’avez pas votre mot à dire, d’ailleurs : Publique, cela signifie sans votre adhésion, malgré vous, y compris en toute méconnaissance de cause – eh ! tâchez de renoncer à vos vaccins, pour voir ! Votre corps devient public au nom de Santé Publique, vos maladies blessent le corps social ou par transmission ou par influence ou parce qu’elles lui coûtent. À défaut même de science et de raison, votre influence pernicieuse sera accablée comme risque d’atteinte à Santé Publique. Tabagisme Passif n’a pas bien marché pour vous empêcher de fumer dans les parcs (c’est qu’on n’a pas réussi à démontrer, en dépit de tous les efforts, que la fumée qu’on inhalait un mètre plus haut retombait sur vos enfants et même directement dans leurs cellules pulmonaires déjà à l’agonie), alors on a créé : Influence délétère, couplée avec Intérêt Supérieur de l’Enfant. Et c’est ainsi que, par glissements successifs, Santé Publique est devenue Santé Publique Mentale et même Morale : nous voulons des individus qui ne pensent pas au Mal, qui n’y soient pas tentés, qui ne le voient pas, qui ne puissent pas vouloir imiter ce qui est contre la Santé et que, vous, vous assumez peut-être : François Ruffin prétendait il y a quelques jours qu’il faut interdire la promotion des voitures au nom de la Santé Publique qui, comme chacun sait, vaut mille fois mieux que la liberté et le bonheur, car il est évident qu’il est impossible d’être en même temps malade et heureux, ou bien malade et libre !

Pauvres crétins sans nulle réflexion ! sans même parler de philosophie !

Ne voyez-vous pas que, comme par exemple on veut vous faire arrêter la viande pour des raisons pratiques, on avance d’abord Santé, et puis tôt ou tard on vous l’interdira tout bonnement à cause de Santé Publique, et, un temps aveuglés par Sa douce musique, parce que vous Lui avez déjà tant concédé, vous n’y pourrez plus rien, il sera trop tard !

Méfiez-vous encore que vos pensées divergentes ne soient pas considérées comme des maux contagieux que la prééminence indiscutable de la Santé doit à tout prix empêcher et prévenir ! Quoi ? Impossible ? Il y a des garde-fous légaux, dites-vous ? nous ne sommes pas en dictature et jamais on ne le tolèrerait ? Expliquez donc pourquoi on vous interdit de fumer en plein air, ou de ne pas porter de ceinture de sécurité lorsque vous êtes au volant, ou de porter une kippa quand vous allez à l’école ! Non seulement on a déjà décidé ce qui est bon pour vous, mais au surplus, quand on n’y voit aucun empêchement constitutionnel, aucun début de preuve scientifique que vous causez une nuisance tangible, ce sont des arguments moraux qu’on vous oppose et qui servent de fondement à des lois, au prétexte de votre « mauvaise influence » : vous êtes devenu « ostentatoire » ! Des gens qui vous verraient ainsi – Ciel ! des Enfants ! c’est-à-dire le modèle du citoyen d’aujourd’hui ! – pourraient, sans être autant renseignés que vous, vouloir vous imiter, et même vous imiter sans le vouloir ! C’est donc que vous leur faites du mal, que vous nuisez par votre attitude subversive à leur Santé et sans même que ce soit aujourd’hui mesurable et qu’ils en aient conscience ! Par défaut, misons tout sur le Principe de précaution !

Pensez-y ! de tous temps, on a interdit et pénalisé le penseur critique pour des raisons identiques, sans que les motifs diffèrent le moindrement, en dépit de la variété des procédures juridiques et des chefs d’accusation appliqués à des époques et en des lieux si dissemblables : vous êtes « corrupteur », il en advient « un mal », qui se traduit concrètement ou métaphoriquement par l’idée de « mauvaise Santé », surtout quand on qualifie de moral, de mental ou de social ce préjudice que vous suscitez par votre exemple : c’est foncièrement toujours la même rhétorique. Aujourd’hui, on ne dirait certes pas que Flaubert, en exposant dans Mme Bovary une femme et son amant dans une voiture, porte une « atteinte aux bonnes mœurs », mais on arguerait qu’une telle conduite est « attentatoire à l’image de » (la femme, le couple marié, etc) et constitue par là-même un mal mental convertible en termes de Santé (car la femme, ou le couple, en ressent l’impression d’une injure), et que, prise en exemple, une telle scène incite aux maladies sexuellement transmissibles qui constituent un fléau scientifiquement reconnu pour l’homme et que, par Principe de Précaution et pour l’Intérêt Supérieur de l’Enfant, il importe de ne pas laisser propager de telles images et de tels risques. Socrate eut à subir, au fond, exactement le même procès, avec seulement une terminologie différente : « corrupteur », c’est-à-dire mauvais pour la Santé morale, et à plus forte raison, à l’époque, « corrupteur de la jeunesse athénienne » ; on y a adjoint les réflexes épidermiques de défense de l’enfance et de sauvegarde de la patrie.

Mais combien de fois faudra-t-il donc vous répéter que la qualité d’une vie, y compris collective, vaut infiniment mieux que sa durée ? Ni la prolongation ni la cessation de la vie ne devrait jamais servir dans un sens ou dans l’autre pour étayer quelque position philosophique ou politique que ce soit : ça ne vaut rien, et chacun devrait aimer encore mieux précipiter un trépas qu’atermoyer une vie de nuisance ou de malheur. On ne fait pas de la pensée sans courage et sur des mièvreries aussi anodines que la « santé ». D’ailleurs, sur ce chapitre, savez-vous ce qu’un petit malin pourrait vous affirmer avec certitude ? C’est que vivre nuit à la santé, c’est prouvé : chaque minute de votre existence réduit d’autant votre « espérance de vie » ; aussi faudrait-il tâcher, pour son propre bien… de cesser d’exister ?! Eh quoi ! quand un comité d’experts vous démontrerait que le meurtre soulage et que les tueurs en série connaissent par là même une vie plus longue, cela suffirait-il pour vous pousser au crime ? On espère que non, mais je gage que notre société étant si enferrée dans cette idée que la santé est un bien légitime et supérieur, votre cas sera alors plaidable, et qu’un juge puisse considérer votre action comme admissible, au nom du droit individuel et inaliénable à la Santé, sorte d’alinéa aux tables divines des sacro-saints Droits de l’homme.

C’est admettre furieusement que ce qui fait du bien est bon, vous ne trouvez pas ?

Méfiez-vous par ailleurs que cet argument ne revienne pas, justement, pour vous faire adopter des attitudes qu’on estime au préalable bénéfiques ; je veux dire que, chaque fois qu’un homme se croit commettre une bonne action, il s’en sent bien, évidemment, en sort soulagé et ainsi moins stressé : son rythme cardiaque certainement diminue, ses artères s’en débouchent, sa respiration s’apaise, il consomme moins d’énergie inutile et par conséquent il a moins faim, etc. Mais qui sait si, dans une société imaginaire où le bien serait perçu de façon tout contraire, cette application inverse ne procurerait pas un soulagement identique susceptible d’augmenter l’espérance de vie ? En vérité, c’est le sentiment du bien dont on mesure les effets subjectifs, et il ne s’agit nullement d’en inférer les conséquences objectivement positives du bien : et peut-être le bien se reconnaît-il au contraire à la part de solitude et d’angoisse qu’il procure, comme c’est généralement le cas chaque fois qu’un individu exprime en son propre la part la plus personnelle de son identité et se confronte à l’opprobre et au rejet ?

Oubliez votre santé, je vous en prie, oubliez même le profit de la vie, par pitié ! Devenez pensée chaque fois qu’on vous demande d’exprimer vos opinions, et, si vous êtes alors sincère et cohérent, tâchez de ressembler exactement à cette pensée ! Et retenez que vous n’êtes jamais autant vous-même que lorsque vous vous opposez à des foules : vous vous risquez alors, c’est vrai, vous vous mettez en danger, votre santé risque d’en pâtir (je veux dire s’il ne s’agit pas uniquement d’illusions pour vous persuader de votre bravoure). Retenez alors qu’il n’y a rien de plus mauvais que cela… mais seulement pour votre santé !

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