Pacifiés
Nous sommes pacifiés, hélas ! nous n’osons plus combattre ! Nous avons perdu jusqu’au goût de mordre, avec nos franches soifs de réjouissance : toutes nos bravoures s’en sont allées ! Sont devenues incompréhensibles pour nous des expressions comme : désir de la bataille et du sang, appréciation du meilleur coup, tacite puissance d’une arme ! Tout ce qui se rapporte de près ou de loin à l’expression d’une lutte physique nous inquiète ! Ah ! bientôt la fin des corridas et des sports de combat : il ne restera que les divertissements mous, expurgés des moindres douleurs : des insignifiances efféminées !
Que je voudrais que nous eussions, inscrit en nous, le devoir de disposer toujours des moyens de se battre ! On n’imagine pas ce que c’est que de livrer sa vie pour une cause, on n’a plus rien pour se défendre, plus rien pour lutter, que des arguments légaux, inutiles, veules, si veules ! Qui sait si nos absences de causes, caractéristique tant contemporaine, ne tiennent pas foncièrement de notre impossibilité de les défendre ? Qui encore, à part moi, songerait à mener des duels à l’épée ?
Il me semble que tout un état d’esprit accompagne la possession de ce qui peut tuer : d’abord, l’innocence devient une décision et non plus une fatalité, puisqu’on a de quoi mettre ses menaces à exécution. Et puis une grande relativité en naît, couplée d’un accroissement des responsabilités. « Timshel », en hébreux, signifie : « Tu peux » ; la vie ne tient qu’à cela, celle d’autrui et la sienne aussi, puisque l’autre peut également. Il est impossible de détenir une arme vraiment mortelle, j’entends qui soit destinée exclusivement au meurtre, sans réfléchir à la mort, y compris à la sienne : cela rend sage et philosophe quelque peu, du moins cela élève des préoccupations bêtes comme : trouver de l’argent, chercher des querelles dérisoires, organiser des fêtes. Avoir un pistolet, c’est se dire : « Demain, si je veux, je rends visite à n’importe qui. »
La morale la plus digne et intègre est celle qu’on ne se contente pas de subir par incapacité de s’y opposer. La meilleure preuve d’une réflexion contre le meurtre, c’est disposer d’un fusil et ne jamais s’en servir pour tuer quelqu’un. Autrement, on se fait de belles raisons qui, toutes se rapportent à la résignation et qui se résument par la proposition suivante : « Je ne puis, et donc voici pourquoi il faut que je ne puisse. »
On prétend que la liberté de posséder une arme à feu augmente considérablement l’insécurité et les crimes : c’est possible, 300 millions aux États-Unis, presque une par habitant, et il y a là-bas en effet plus de meurtres qu’en France ! Seulement, j’aime autant mourir en homme, c’est-à-dire avec les moyens de me battre, que succomber à un système procédurier qui m’empêche d’assumer la vengeance, me défausse de ma force et me résigne à endurer la décision d’un autre – je veux au moins l’impression de rivaliser avec celui qui sera parvenu à dénicher un fusil (ce qu’on ne peut jamais absolument empêcher) : c’est peut-être un appel en moi de la jungle, et je prétends le satisfaire. Je suis seul, a contrario, à ne pas vouloir fuir la crainte, à me moquer de réduire les risques, à vouloir conserver la part essentielle de ce que je suis, à ne pas souhaiter aliéner l’homme en l’homme.
Par ailleurs, disposer d’un fusil, c’est avant tout se savoir un fusil, et non l’utiliser, ce qu’on n’a pas compris : on sait davantage en Amérique les dangers qu’il y a à s’en servir qu’ici où sa possession tardive et rare entraîne comme un effet d’aubaine chaque fois qu’on en dispose.
Mais certes, telle autorisation accroît considérablement le sentiment de la puissance de l’individu. En cela, toute société permettant la circulation des armes offre à chaque citoyen l’avantage de lui conférer une certaine importance. Un tel gouvernement, en général, s’efforce d’épargner les contraintes excessives à ses contribuables : on redoute toujours un peu, et à juste titre à mon avis, qu’un administré mécontent accepte le sacrifice que des législateurs ont fait de lui en se vengeant sur un homme d’État : la menace tacite est toujours une façon efficace de réfréner les ardeurs et ambitions nuisibles du politique qui, autrement, tend perpétuellement à ne plus représenter (ceux qui l’ont élu). Un fusil entre les mains d’un électeur, c’est un bon memento des motifs de sa fonction. J’aime qu’un individu seul puisse changer la face de son pays d’un coup de feu ; et j’aime encore plus qu’un politicien songe à cela quand il promulgue une loi : cela équilibre un peu les désavantages, je trouve.
Mais nous, par ici, sommes des créatures consternantes : pour rien au monde nous ne mettrions notre vie en danger, et nous ne tolérons même plus le risque qu’il y a contre sa santé à exprimer sa colère : à peine si nous concevons de perdre nos avantages, notre argent ! De bons moutons, vraiment, convenables et uniformes. Une pétition tout au plus, des marches, ça oui. Des « rendez-vous » où l’on n’a que du temps à gaspiller, et encore : du temps improductif, du temps de divertissement : une durée sans valeur. Et ainsi : « la violence dans nos manifestations abîme nos convictions » : mais que ne voit-on pas combien les convictions sont faibles partout où l’on ne risque rien à les défendre ! Faites vos slogans, vos grimaces, vos rassemblements-apéritifs avec ou sans conférence rémunérée : moi, je parle d’une race d’hommes que vous ne pouvez reconnaître ; cette race n’existe pas même dans votre imagination. Vous ne faites peur à personne. C’est si facile de se moquer de vous : vous rétorquez en menaces de diffamation, vous réclamez des excuses, vous vous lancez dans des poursuites sur Twitter : pouah ! Des hommes, ça ? non pas : vous n’en êtes plus, si pleutres, si dociles ! Pour être un homme, il faut des causes pour lesquelles on se sent vivre, et donc pour lesquelles on daignerait activement mourir. Mais on ignore la pensée supérieure, la philosophie, la morale, l’éthique ; « ça ne va pas trop mal » pour vous, pas vrai ? On ne meurt pas pour des insignifiances comme celles que vous revendiquez, hein ?
Ah ! comme j’y pense : la vertigineuse bouffée de fièvre que ce doit être quand on saisit une arme pour la première fois ! Mais tout, aujourd’hui, toute pensée plutôt que celle de la mort : plutôt endurer et souffrir que périr ! Vous êtes des êtres non « pour la mort », mais pour le contentement. Vous méritez votre sort ; vous êtes résignés, au fond. Vous transigez, toujours, et comme vous n’avez pas ce pouvoir de tuer dans les négociations, on vous réduit toujours à néant faute d’adversaires, de belligérants, à leur mesure, et ce que vous supposez vos victoires sont perpétuellement des compromissions.
Par-dessus tout, cette réflexion, ce mien idéal : si chacun, vraiment, acceptait de tuer et de mourir pour ses idées, les pensées seraient enfin mieux établies et sur des arguments plus fermes, et le monde, par les morts qu’on ferait de ceux qu’on estime, après avoir pesé sa propre vie en péril, des injustes et des oppresseurs, se corrigerait peu à peu de lui-même. Il y aurait de la grandeur, de l’honneur, de la confiance et du bonheur à vivre dans un tel monde.
Que ne suis-je né dans un siècle où de véritables individus auraient la force de leurs convictions raisonnables, jusqu’au sacrifice d’eux-mêmes ? Ah ! s’imaginer se soulever, sans considération de son existence, au seul profit du droit que l’on s’estime légitime, et en pleine conscience du danger, avec en soi, faute d’obtenir raison, l’ordinaire et superbe ressource de mourir ? Que ne suis-je, par exemple, un de ces quatre-vingt miliciens postés dans un parc de Lexington en 1775 et sachant combien ils peuvent avoir confiance les uns envers les autres même contre sept cents Tuniques rouges, soudés par une cause juste et par la confiance unanime en la propre insignifiance de leur vie comparée au dessein en vertu duquel ils combattent ? Il faudrait communiquer à tous et dès le plus jeune âge cet exemple, au lieu de pérorer infiniment sur le registre des précautions et des négociations couardes. Mais nous vivons dans une époque où personne n’a rien à dire, nulle bataille véritable à livrer, et où l’esprit commun a perdu jusqu’à la connaissance de ses extrémités, la faute à une frénésie de santé et de vie passée en proverbes et jusque dans les mécanismes du cerveau, comme une huile onctueuse. Au lieu de ça, marchandages continuels, buts ridicules et de confort, nulle audace même lexicale, et compromissions jusqu’avec sa conscience. Et l’on voudrait, vraiment, par d’autres moyens au surplus que l’interdiction des armes, qu’on nous dissuadât de tuer ?
C’est trop tard, trop tard ! la moitié de notre nation si lâche et inconséquente mériterait peut-être la mort, et l’autre moitié ne vaudrait d’être en vie que si elle avait le courage de faire table rase de cette première moitié. Rendons à chacun la puissance de régler ses comptes, et, à cette puissance ainsi enfin redevenue responsable, le pouvoir d’y risquer sa vie.