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Henry War
19 décembre 2019

Nous ne comprenons rien

J’ai longtemps différé la rédaction de cet article. Je devine qu’un soin tout particulier m’attend à l’abord d’une sorte d’intuition qui m’est venue par éclairs, et de pareils éclairs me donnent à soupçonner que l’effort que va susciter leur développement méthodique reviendra au mieux à l’accouchement laborieux d’une très petite pépite. Je ne redoute pourtant pas le travail, on le sait, mais je crains d’éterniser l’expression de ce que peut-être des personnes plus compétentes que moi, des spécialistes, linguistes ou neurologues surtout, auraient depuis longtemps démontré.

Je reconnais que mon savoir en ces domaines est à peu près nul, cependant je ne me sens aucune raison de chercher des réponses en-dehors de moi-même si je puis pleinement et sans mentir en assumer la paternité. Mon but n’est jamais de poser pour une intelligence, je me fiche de publier ces réflexions – le croiriez-vous ? il m’est arrivé plus d’une fois de m’apercevoir, des semaines après avoir écrit un article qui m’avait pourtant réclamé des heures et de grandes difficultés, que j’avais oublié de l’éditer. J’écris pour moi ces « Discussions », comme je l’expliquerai bientôt, c’est avec moi seul que je m’y entretiens. Leur unique mérite à mes yeux, quoique précieux à celui qui vit en solitaire, procède d’une dialectique interne et d’un dépassement de soi par sa propre pensée : n’importe, au fond, si ma découverte s’avère un ersatz simpliste d’une étude déjà menée ailleurs et à quelque terme supérieur, c’est ce que je me dis finalement, parce que j’aime être le créateur d’une pensée, fût-ce d’une pensée préexistante. Je ne déplore pas même mon incuriosité à vérifier si ces réflexions existent déjà, car probablement, si j’agissais ainsi, je me découragerais d’user de mon esprit pour ne faire que répéter ce que d’autres ont prouvé avant moi, et j’abandonnerais l’écriture – cela vaut d’ailleurs pour beaucoup d’autres sujets que j’ai abordés ou que j’envisage encore, sans parler de la littérature de fiction. Ces redécouvertes involontaires ne sont pas mauvaises au fond, non seulement parce qu’elles entretiennent mes facultés, mais aussi parce que je ne trouve décidément pas de honte à tout réinventer du néant, c’est-à-dire de moi-même, et même ce que mille ou cent mille personnes savent déjà avec l’impression d’une écrasante évidence : j’aurais infiniment d’admiration, par exemple, pour l’enfant déscolarisé et inculte qui aurait fabriqué et démontré une nouvelle fois le théorème de Pythagore. De surcroît, je considère que l’inaltéré d’une conception, je veux dire l’absence d’influences déterminantes où elle est (re)née, induit des formulations et des détails idiosyncratiques de nature à apporter de la nuance éloquente dans une idée principale, nuance où peut fort bien se trouver un apport d’importance dans l’approfondissement ou le dépassement d’un concept ou d’une réflexion.

Longue préface que ceci, et certainement impatientante, j’en demande pardon. Mais n’ai-je pas dit à l’instant que je n’écris que pour moi et nullement dans l’intention de plaire, ne publiant que, pour ainsi dire, par légèreté, c’est-à-dire en vérité parce que ça ne me demande que cinq ou dix minutes supplémentaires ?

Voici donc ma réflexion, et j’espère avec fébrilité, à l’heure où je commence cet article, qu’elle ne sera pas décevante et piètre, à la façon, comme on dit, de la montagne qui accouche d’une souris (car enfin, cette préface peut bien se comparer à une montagne pour ce qu’il s’agit de sa taille et peut-être de son austérité !).

Mes lecteurs assidus le savent, depuis un long moment déjà je tâche à révéler ce qui limite la pensée, et j’ai consacré nombre d’articles à indiquer combien la morale et tout le substrat des valeurs admises par principe et « prédigérées » constituent une entrave à l’épanouissement de l’esprit. La raison qui se voudrait libre trouve un poids, un frein, des rets de toutes parts, à la conservation de préjugés que la société lui présente comme consubstantiels et nécessaires : en vérité, une intelligence véritablement supérieure aurait plutôt « nécessité » à se débarrasser de ces partis pris, ainsi, par la même occasion, que de toute la société qui les incite et favorise. La morale suppose toujours le tabou, l’interdit et l’inexploré, et partout où la réflexion ne peut pas aller, elle cherche des dérivatifs en l’espèce de « voies de traverses » de la représentation mentale qui sont toujours au mieux des insuffisances, au pire des erreurs ou des mensonges manifestes et passés pourtant inaperçus parce qu’on préfère ne pas les examiner. Point de morale, donc, à celui qui veut penser loin, au-delà de son siècle. Notre époque tant « éthique » (et bien que la forge consciente d’une véritable éthique lui soit un concept largement indésirable et hors de portée), toute gorgée pour son confort de présupposés « civilisés », ne parvient plus à réfléchir qu’en rond ; elle est gonflée de trop de faussetés convenables, obèse d’avoir été gavée de siècles en siècles par le suc épais des conventions ; elle roule agréablement sur la pente de l’infantilisation, en boule uniforme et inarrêtable. Il lui faudrait faire le régime de tout cette matière par trop roborative et enivrante pour expérimenter un peu – la marche sur ses propres pieds.

Mais au surplus de cette entrave morale, entrave à laquelle une force de subversion bien entraînée et bien grave permettrait encore de triompher, ce que je commence à entendre depuis peu, c’est une autre limite, infiniment plus insurmontable et essentielle, à notre aptitude non plus seulement de critiquer des faits liés de quelque façon à nos représentations éthiques, mais, dans son ensemble, d’appréhender le réel et de voir ce qui est. Et ce que je crois deviner, c’est combien les lacunes de notre langage figurent aussi presque exactement les limites de nos facultés de concevoir et de juger. Car nous ne pensons qu’en mots, à vrai dire, ou, tout au mieux, avec l’âge et l’acquisition de la parole, nous « perdons l’habitude » de penser d’autre manière que syllabifiée. Il importe que je m’attarde sur ce phénomène pour ne point le récuser avant de représenter ses corollaires.

Nous ignorons au juste comment pense un être dénué de mots, un animal par exemple, et même un être humain encore dépourvu de mots comme un nourrisson ; quand ce processus serait théorisé (ou l’aurait été), il resterait néanmoins totalement inconcevable à notre esprit « parlant », au point qu’il n’y a pas lieu de douter que si nous pouvions accéder sans truchement au mode de fonctionnement mental du nourrisson, je veux dire à la façon dont il rapporte des sensations à des idées pour en former notamment des inférences ou des actions, nous serions incapables d’y admettre de comparaison avec tout ce qu’on qualifie, chez nous, de réflexion. Je ne signifie pas que le jeune enfant soit bête et indigne d’être admis comme pensant, ce n’est pas du tout ce que j’entends et l’on verra même que je soupçonne tout le contraire, mais l’itinéraire de la pensée hors langage ne saurait en aucun cas, il me semble, être mis en parallèle avec le fonctionnement de notre réflexion verbalisée, et j’infère cela de l’absolue incompétence que nous avons, nous, de concevoir une idée qui ne soit pas formulable et aussitôt formulée ne serait-ce qu’en esprit. Nos associations de l’extérieur vers l’intérieur nécessitent l’intermédiaire d’un codage en mots, et je crois que même la résolution de nos besoins les plus primitifs, comme boire ou manger, ne se représente à nous que d’une façon, pour ainsi dire, articulée, tandis que naturellement, à défaut de ce code, le circuit allant de l’environnement à l’idée se fait forcément de manière plus directe, sans référent aux mots, c’est-à-dire sans réduction ou amalgame par le « connu des faits déjà exprimés (en nous) » – je reviendrai ensuite sur cette idée essentielle. Il est vrai toutefois que la sensation en elle-même peut ne pas impliquer un langage, comme c’est le cas notamment pour la douleur et la jouissance, et à moins forte raison pour certains désirs, mais je ne suppose pas qu’on puisse véritablement admettre comme « pensée », dans un sens ordinaire, la seule réponse physique à un stimulus, car juste après vient toujours la recherche d’une solution à ce stimulus, gêne ou manque, et dès lors naît quelque chose d’un tant soit peu cérébral qu’il convient mieux, il me semble, d’associer à l’exercice d’une pensée même primitive.

Et pour comprendre l’imbrication de l’idée et du mot et n’en pas douter, qu’on fasse, comme je ne cesse de le faire depuis plusieurs jours, l’expérience de fixer une chose ou une personne et, tout en la regardant avec curiosité, qu’on tâche d’en dégager des impressions sans recours à aucune forme de langage, de la façon la plus pure, la plus immédiate, la plus sensitive, sans que s’y trouve nullement, d’une façon ou d’une autre, ce vecteur intellectuel de la parole – et qu’on fasse l’expérience bien sincèrement, je vous prie, sans être volontairement sourd aux mots que nous nous formulons. Quant à moi, je dois me résoudre à déclarer que, pour l’heure, je ne suis pas en mesure d’y réussir, et chaque fois que, partant même d’un rien ou d’un flou si par exemple je ferme les yeux et ne les ouvre que lentement, m’efforçant de garder durant ce déroulement progressif ma pensée vide et pour ainsi dire « blanche » c’est-à-dire ouverte et vierge de toute idée et sans chercher à capter sur-le-champ quelque pensée de ce que j’aperçois à peine – des formes, des couleurs, des textures –, je me rends aussitôt compte que ces embryons d’idées, jusque dans leur forme et, je crois, jusque dans leur structure, se réfèrent aussi bien à des concepts préexistants qu’à des mots même simples pour les dire, mots qui, eux-mêmes intrinsèquement, ne sont pas du tout dénués de concepts et de préjugés. En somme, j’en viens à supposer malhonnête, par extrapolation, l’affirmation d’un individu selon laquelle celui-ci parviendrait à s’extraire de toute espèce de verbalisation pour former une pensée : nous pensons par phrases, et je soupçonne logiquement l’enchaînement même de ces pensées de suivre une syntaxe proche de la langue que nous connaissons le mieux, de notre langue natale. Formes, couleurs, textures : cet ordre même que je crois émaner naturellement du regard est en vérité une méthode préconçue qui suit d’assez près, on dirait, une composition linguistique plus ou moins universelle : est-ce donc ma langue qui guide mes yeux ?

Cette observation tendrait premièrement à confirmer l’existence de grandes « familles » de pensées réparties par langues selon leur fonctionnement systémique et d’inférences, ce que d’aucuns se figuraient déjà, il me semble (j’ai le souvenir vague d’un aphorisme de Nietzsche là-dessus), ces langues exerçant une influence déterminante sur la pensée par les associations qu’elles suggèrent, par leur forme et les stratégies énonciatives qu’elles supposent, ainsi que par leur structure propre dont elles imprègnent l’esprit même du locuteur. Il ne s’agirait pourtant pas d’établir quelque grossière taxonomie des pensées selon l’origine linguistique, comme la phrénologie l’a fait des intelligences et des aptitudes mises en relations avec la forme des boîtes crâniennes, pour servir à des catégorisations simplistes et partiales, notamment racistes ou patriotiques, mais il conviendrait plutôt de remarquer avec des outils objectifs, chez les individus d’une même langue, des récurrences et des similitudes donnant lieu ou non à des sympathies de fonctionnement cognitif, de nature à traduire et à prouver effectivement la façon dont le langage influe sur nos pensées dans l’hypothèse que toute pensée est justement une représentation verbalisée. Pourtant quand je songe à une telle étude et la met en relation avec nos mentalités contemporaines, je devine combien, pourtant éloquente de quelque manière et profitable, comme je l’expliquerai, pour explorer « l’inconçu », elle n’aurait pu se faire que dans le passé, car pour l’heure, plus le temps passe et moins notre époque s’y prête ou y serait favorable ; on la jugerait à présent un scandale et une réduction en un siècle où non seulement personne, et à raison, ne se fonde sur de semblables travaux scientifiques pour inférer quoi que ce soit de réel tant ils (je parle par exemple des sciences dites « sociales ») sont généralement biaisés de vices de forme de toutes sortes et bâtis pour persuader, mais surtout où, pour la mener il faudrait, en plus d’une connaissance hautement aboutie des langues et d’une faculté de neutralité extrême qui ne se rencontre plus dans ces espèces d’analyse, un talent méthodique à discriminer, c’est-à-dire à caractériser, à différencier, talent que notre société refuse dorénavant de reconnaître et dont elle ne veut absolument plus entendre parler, jugeant qu’il y a là les prémices d’un mal profond et contaminant auquel, comme une barre radioactive, on refuse et interdit opiniâtrement de toucher.

Ceci ne change pourtant rien, car même sans cette étude, je crois que l’expérience me donne raison : même nos souvenirs, qui nous apparaissent d’abord en images inexpliquées ou du moins relativement incodées, bientôt, en se cristallisant en nous – façon, à ce que je sens, de « s’établir » dans nos pensées – se convertissent en récits, et nous nous apercevons que nous nous racontons nos souvenirs au lieu de les ressentir « purement et simplement », nous les syllabifions en nous-mêmes, nous pourrions simultanément chuchoter les idées qu’ils agitent en nous au moment même où nous les formons, à peu près comme il arrive, mais à un degré supérieur de « complexité », que nous agitions l’index en l’air pour épeler quelque mot que nous avons dit.

Et juste après, par suite logique d’un tel constat, vient ce trouble, cette inquiétude même, cette angoisse terrible à quiconque se soucie de vérité : on ignore combien notre langage relatif à ces souvenirs a modifié notre perception de l’expérience ; un mot simplifié qu’on a posé là sur un fait vécu et qui demeure en attente d’élaboration, faute d’avoir été précisé, s’est ancré dans notre mémoire comme un fait ; le souvenir, à cause d’un langage impropre, s’est altéré sans que nous devinions toujours la déformation, et lors même que nous croyons nous souvenir, nous n’avons plus que les traits grossis du langage faussé que nous y avons fixé, des idées presque uniquement relatives au langage insuffisant que nous nous sommes tant répété que l’expression a oblitéré et remplacé le souvenir. C’est à se demander, dans un frisson cosmique, si tout ce que nous nous rappelons n’est pas une simplification abusive causée par une pauvreté lexicale : nous n’avons retenu, en fin de compte, que ce sur quoi nous avons pu mettre des mots, et nos souvenirs ne sont jamais plus complexes que les mots que nous y avons superposés.

Pour exemple : ma mère, hantée je ne sais comment par ce mot de « Tchernobyl », me certifia un jour que sa propre mère avait succombé aux effets des retombées radioactives de la catastrophe. Elle le soutint sans hésiter, brutalement, tout à fait sûre d’elle, obtuse même, en dépit de tous mes soupçons, affirmant, triomphante et fébrile : « Je sais bien de quoi ma mère est morte, tout de même ! ». La certitude attachée à quelque phobie enracinée de cet événement lui faisait affirmer la chose, et c’est probablement à cause de ce mot : « Tchernobyl » et de ses inférences lourdes, fixé en elle comme un odieux fantasme, souvent répété en elle, insinué par simplification, répandu jusque dans sa mémoire, qu’elle y croyait comme on croit ce qu’on touche, ce qu’on voit, ce qu’on sent, comme on constate, au fond, la réalité évidente. Je vérifiai un jour à quelle date ma grand-mère était morte, date que je savais proche de ma naissance : 1985. Mais l’accident de Tchernobyl n’a eu lieu qu’en 1986, soit un an plus tard ; ce qui me fit découvrir qu’on peut inventer à rebours les causes même de la mort de sa propre mère.

Je ne sais si cet exemple est éloquent, mais la force avec laquelle on se répète un mot qu’on rattache à un souvenir, et créant comme ici un amalgame très serré jusqu’à se souder, se fondre au souvenir et l’occuper même indûment, modifie le souvenir même, y supplante une conception inexacte, et donc remplace la trace du passé, et presque le passé lui-même s’il n’existe déjà plus que comme trace, par exemple pour un seul esprit survivant.

Ce que je soupçonne va même un peu plus loin que ce fait assez aisément admissible et relativement patent. Comme nos souvenirs sont principalement en mots, et que c’est largement la répétition de ces mots qui ancrent en nous le souvenir, tout ce qui dans notre lexique intérieur n’a pas de mots pour l’exprimer est déjà en grande partie perdu : ce que nous « ignorons dire », ce qui n’a pas de formulation intérieure, contrairement à ce qu’une variété du romantisme en nous espèrerait retenir de « l’essentiel irrationnel des choses », disparaît en fait pour beaucoup dans les ténèbres de l’oubli. Il m’arrive d’en faire affreusement l’expérience quand j’ai de ces migraines « avec aura » où disparaissent en moi des pans entiers de langage, où je ne sais plus des mots simples, des mots enfantins : l’inconfort extrême où cela m’oblige à rechercher loin dans une zone de cerveau « paralysée » me fait parfois renoncer à concevoir l’idée même associée à ce mot. Je veux dire que, passé alors la recherche laborieuse de synonymes, quand il m’est manifestement impossible de trouver un vocable approchant pour « rendre l’idée » que je souhaite atteindre, j’en viens, par découragement, par désespoir, par épuisement consternant de mes facultés, à essayer de penser à autre chose, en somme à ne plus penser à la chose qui n’a pas ou n’a plus de mot. J’ai notamment le souvenir atroce d’une fois où, me sentant à la lisière d’oublier le nom de ma fille, je me le répétai en boucle durant une heure environ, et rien d’autre que ce nom, obstinément comme un dément, pour ne pas oublier l’existence même de mon enfant, comme si je craignais alors de la refouler elle aussi, avec le mot perdu et tout le reste innommable, dans les eaux stygiennes du néant.

J’en déduis – c’est horrible d’y penser –, que tout ce qui, dans nos expériences et dans la vie, ne se rapporte pas à un mot déjà connu, dans l’inconfort que nous procure la nécessité de rechercher un terme exact pour se le formuler ou même plus difficile : d’inventer un nouveau terme auquel se rapportera cette chose ou cette expérience, tout cela, nous l’oublions, vite et peut-être aussitôt qu’il existe. Notre esprit, je le crains, s’arrange en trichant pour que tout notre connu se rapporte à des mots que nous connaissons, et tout l’inédit de l’existence est aussi, j’en suis convaincu, de la matière inexistante pour nous, phagocyté par le « su-dire », disparue à la conscience, perpétuellement perdue.

Dans une de mes nouvelles intitulée Cravate rouge, j’imagine un enquêteur spécialisé dans les disparitions et qui exprime l’hypothèse à peine croyable que nous perdons peut-être au quotidien quantité de choses de manière inexpliquée et sans vouloir se le rappeler, parce que, par esprit de cohérence scientifique et pour éviter de souffrir de cette inquiétante vérité qui nous assaille constamment de ces mystères affolants, nous préférons oublier ces pertes et croyons perpétuellement avoir moins que ce que nous avons acquis. Cette même logique, si vertigineuse et angoissante soit-elle, s’applique encore, et bien plus vraisemblablement à ce qu’il me paraît, à la perception de tout ce qui nous environne : comment, si nous ne pouvions fixer des mots sur ces choses, compte tenu de notre fonctionnement intérieur, ces choses existeraient-elles en nous ? Ne nous serait-il pas infiniment terrible et effrayant de ne pas savoir dire ce que nous voyons et sentons, y compris en notre for intérieur ? Il vaudrait mieux que nous ignorions ces choses et ces émotions, c’est bien mon avis, et voici ce que nous faisons peut-être couramment, ce que vous faites en ce moment même, sans que personne ne puisse plus accéder à la part réelle de ce que vous voyez et ressentez.

J’affirme que cette perspective apparemment de récit fantastique ou de science-fiction n’est absolument pas une « vision de l’esprit », un concept inventé pour l’épate mentale, une abstraction réservée aux amateurs de cogitations aussi fantasques qu’inutiles. Une part non négligeable de sa vérité se reconnaît dans ce fait que les langues étrangères ont parfois un mot pour exprimer ce qui chez nous est confondu, faisant naître alors en nous un trouble en l’espèce d’une nouveauté épatante, d’une nouveauté qui surgit effectivement de la réalité même. Que les grecs, comme beaucoup d’autres nations, disposent de deux mots pour distinguer l’homme en tant qu’espèce (anthro) et l’homme en tant que genre masculin (andro), voici ce qui doit déjà induire en eux une distinction entre l’individu et le collectif dans toutes leurs représentations mentales et même courantes bien plus nette que par exemple dans l’esprit d’un Français ; mais que la neige, qui chez nous ne se présente d’une manière indistincte et fade que sous quelques termes plutôt vagues et légèrement connotés, existe pour les peuples du nord sous des dizaines d’appellations différentes selon ses états, sa dangerosité, les espoirs et les craintes qu’elle suscite, c’est ce qui démontre que nous sommes, nous, incapables a priori de voir la même neige qu’eux : apprendre et distinguer ces mots, c’est exactement, sans aucun abus de langage, percevoir les sortes de neige qui nous étaient jusqu’alors insoupçonnées. Et c’est de cette façon que, sans aucun jeu de mot mais par une puissance qui ressortit métaphoriquement de la force d’une « invocation », la neige se met alors à exister, parce qu’elle a reçu des termes qui la font apparaître.

Un mot nouveau crée à notre conscience une vérité nouvelle, de lui jaillit une réalité que nous n’avions pas conçue et dont nous n’aurions, sans lui, jamais pu dire absolument qu’elle nous préexistait ; la complexité de nos perceptions dépend ni plus ni moins de l’étendue de notre vocabulaire, la quantité de mots dont nous disposons égalant à très peu près tout notre esprit foncièrement verbal : je n’en démords pas, ces propositions semblent justes, et même souvent démontrables. Que l’on sente combien le moindre terme inventé, derrière lequel se trouve un concept utilisable, éclairant et peut-être même faux, change notre rapport au monde ou du moins à notre environnement, au point de transformer – ou de corrompre – notre pensée de tout ce qu’il contient. Aussi bien, qu’un moindre imbécile se représente tout ce que recèle comme suggestions le mot « corner » au football, ou qu’un homme plus élevé se figure ce que « inconscient » a fait naître au quotidien dans la perception humaine, et c’est encore sans parler de « relativité générale ou restreinte » qui doit, dans un cerveau véritablement supérieur, si l’expression est véritablement intériorisable, induire une modification radicale du sentiment de la réalité et de cette réalité même au sujet pensant. Or, s’il n’est que depuis cent ans, en gros, que nous parlons de psychiatrie et que nous admettons à l’individu une objective complexité mentale et morale, cent ans qu’il existe des mots pour dire enfin cette ambivalence et qui nous permettent d’y accéder, et qu’on considère (mais c’est une intuition seulement quoique pas du tout infondée) que tous les auteurs ayant écrit sur eux-mêmes avant l’invention et l’usage du champ lexical de la psychologie semblaient tant dépourvus de cette duplicité que raconte la psychanalyse – on me contestera cette assertion, mais qu’on y regarde vraiment : il paraîtra généralement que des écrivains, qui n’avaient pas même soupçon du concept, ne songeaient guère à parler de cette dichotomie, et par exemple de culpabilité et de refoulement au point, et c’est glaçant, qu’elle semblait exactement ne pas exister (mais j’ai peut-être encore trop peu lu) – alors on peut imaginer vraiment tout ce qui nous est ignoré, toute l’ampleur de la finitude désespérante de notre esprit, nous dont le vocabulaire est si limité, nous dont l’esprit même tend perpétuellement à se débarrasser du lexique superflu qui n’est plus entendu par beaucoup et qui, ne nous servant guère à communiquer puisque le monde actuel est à la simplification et à l’imitation, nous semble si inutile et nuisible socialement, comme une marque ostensible de pédanterie, et par lequel, conséquemment, nous ne sommes plus capables de discerner qu’un nombre restreint de phénomènes réels. Voilà peut-être ce qui, au fond, serait le plus à même d’expliquer le régime de consensus universel où nous vivons tous : l’appauvrissement du langage et sa réduction à une poignée d’expressions répétées amènent progressivement à une uniformisation de la pensée, mais ce n’est pas tant parce que nous aurions enfin déniché des vérités générales et indubitables, que parce que nous aurions rencontré notre inaptitude à en formuler de contradictoires et donc à en concevoir. C’est, piteusement, qu’on ne sait plus même les alternatives langagières pour exprimer autre chose, sans parler de ce qu’on prétend connaître et qui ne constitue, faute de vocabulaire subtil, qu’un dégrossi plus que honteux, alors comment pourrait-on seulement envisager des antithèses et des concepts opposés, en particulier lorsque, dans un monde de la facilité et du divertissement où nous sommes réduits, la moindre de cette alternative qu’il faut péniblement rechercher se présente d’emblée comme un effort, comme un pensum, comme une charge si pesante pour l’esprit ? Il y a fort à parier, et c’est logique, que dès l’abord de ces si difficiles paradoxes (je prends ici le terme au sens justement littéral de « ce qui s’oppose à l’opinion commune, à l’esprit banal et majoritaire »), nous éprouvions tant de raisons de sentir de l’incommodité que nous préférions les oublier tout net, supposant alors que ces contradictions ne peuvent être et ne sont pas. Ainsi, nous tombons d’accord, en réalité, de plus en plus souvent et jusqu’à faire de nos débats des luttes unanimes – je les qualifie ainsi parce qu’elles ne s’opposent plus à personne, parce qu’elles ne rencontrent plus vraiment de contradicteurs, n’étant que des postures pour se sentir exister « au combat » : nos antagonismes n’existent plus, nous voulons tous « la paix dans le monde » et « le meilleur pour la planète », nous sommes devenus particulièrement attentifs et férus de trouver quelque « terrain d’entente », toute espèce de compromis, et c’est non parce que nous avons la « sagesse du juste milieu » mais uniquement parce que nos positions, loin d’être inconciliables, se trouvent dès le départ à peu près interchangeables – pour la raison essentielle que nous perdons de notre volonté de nous singulariser par le langage : nos expressions similaires font de nos esprits des mécanismes semblables. Est-ce par désir d’être compris des sots ? Nos mots tournent en un cercle fort limité, et le lecteur véritable et passionné aujourd’hui (j’entends celui qui ne se contente pas justement des œuvres qui cherchent surtout à accompagner et à défendre son manque de vocabulaire) est celui que sa passion isole le plus de la société, parce que personne ne parvient plus à comprendre la complexité de sa réflexion en son langage, et on l’estime prétentieux alors, péremptoire et contrariant par système, pour s’épargner ce tracas d’envisager rien qu’un instant sa propre insuffisance. (Et l’autre normal, qui parle comme vous, reçoit au fond, tout au fond, ce mépris que vous vous adressez à vous-même : « il n’y a plus de sages », et ce constat qu’autrui ne vaut pas davantage que vous par sa réflexion verbalisée vous soulage, on le nomme « égalité » ; or, rencontrer une altérité de mots bien élus, c’est faire la découverte d’une supériorité : notre esprit, qui se satisfait tant de croire que la médiocrité des autres nous rend dignes par égalité, c’est-à-dire « à la hauteur du commun », ne veut pas se sentir rabaissé à tel entretien : il a raison encore, se dira-t-il, et c’est l’autre qui est immoral, donc moins bon, parce que, pas plus sage, il veut seulement « écraser et discriminer ». Mauvais mots ou bons mots, nous sommes obtus : c’est toujours nous que nous nous obstinons à valoriser.)

Et puis, que par-dessus cela, par-dessus cette tendance à l’abrutissement, que je taxe ici de contemporaine mais qui est probablement plus universelle que ça, nous songions au peu de mots, à leurs faibles diversité et profondeur, que notre courte histoire, encore si pauvre de concepts, met en totalité à notre disposition, et nous entendons alors, nous pressentons plutôt, et avec ô combien d’effroi, la si faible portée de nos perceptions, et notre presque absolue incompétence à appréhender l’univers, puisque nous ne concevons que ce qui est connu et dispose déjà de mots pour le dire ! C’est le fossé alors, le gouffre, l’abîme, ô misérables que nous sommes, nous qui n’avons même pas, faute de comprendre et de théoriser comme je m’efforce ici de le faire ce mécanisme et cette désespérance, mis au point, contre l’imminence de notre stagnation, une méthode sûre pour créer et acquérir du langage ! Rien, c’est-à-dire quasiment rien au monde, n’est effectivement considéré par l’homme, et tout ce que nous supposons d’individu n’est en fait qu’une immense machine à répéter des images et des processus induits par le langage : il faudrait des démiurges, il faudrait, comme je crois l’avoir, comme je m’exerce du moins à l’entretenir, la conscience du besoin de l’humanité – et même contre sa volonté actuelle ! – à s’affranchir du déjà-connu, à chercher sans cesse des mots-concepts nouveaux, d’une façon qui appartient en propre aussi bien aux savants qu’aux poètes et aux littérateurs, à dessein de s’élever incessamment au-dessus d’elle-même, de progresser en somme et ainsi de l’empêcher de végéter et de croupir dans un très petit cercle d’idées et de rencontrer sa corruption et sa décadence suivant une pente peut-être irréversible et létale.

Un autre exercice salutaire, par ailleurs, consisterait à s’entraîner à ne pas poser de mots sur les choses, à ne pas tâcher toujours de communiquer nos pensées aux autres et à nous-mêmes, de façon justement à ne pas phagocyter les impressions encore dénuées d’expression pour les dire, et ainsi pour les révéler immaculées. Je pense ici à cette sensation d’enfance, dans la pénombre, où j’avais l’impression que l’air noir et blanc était composé de minuscules points virevoltants formant un camaïeu, comme en certains dessins composés de ronds plus ou moins resserrés à la manière de Chris van Allsburg, et où je percevais, de surcroît, dans le silence comme un sifflement de l’obscurité : mon frère plus âgé que moi de trois années, quand je lui en faisais la description finissait lui aussi par le voir et l’entendre avec émerveillement. Mais cette réalité, autrefois si nette à mes sens d’enfant, a, semble-t-il, presque cessé d’exister dès lors qu’il m’a fallu y apposer un nom dont le phénomène me paraît encore privé. L’esprit non imprégné de nécessité langagière, l’esprit qui ne fonde pas toute la réalité sur sa possibilité de traduction en mots, j’en suis sûr et cette expérience le confirme, perçoit des choses que nous négligeons totalement, et peut-être un bébé a-t-il accès à des couleurs, à des fantômes et à des phénomènes de toutes sortes inconnus pour nous autres parce qu’ils nous perturberaient, nous, d’inexprimable, et parce que le bébé, lui, ne ressent pas le besoin de les transmettre ni de se les coder à lui-même : son cerveau ne connaît pas l’obstacle du langage (comme il est singulier apparemment qu’un écrivain si minutieux que moi parle du langage comme obstacle !), ni celui du convenu, du normal, du partagé scientifique et rassurant qu’il faut considérer en priorité quitte à mépriser tout le reste jusqu’à l’oubli total, jusqu’à la négation sûre et certaine de ce qui n’appartient pas à cette catégorie du dit qui revient à celle du donné-pour-vrai. Apprendre à ne pas nommer, ou plus exactement désapprendre premièrement à nommer, voici peut-être un sixième sens humain de l’abord des choses qui nous fait défaut pour contacter l’inconnu réel qui nous environne, car le langage nous limite et nous conditionne à ce qu’il connaît.

Mais comment sortir du langage omniprésent jusqu’en nos tréfonds ? par quel moyen ? Nul ne sait se débarrasser même provisoirement des mots sans y être obligé par la maladie ou la sénilité. Et même si l’on procède par notions de concepts approchants au lieu de langage, je veux dire que si ce n’est pas le langage à proprement parler qui nous entrave mais notre tendance à tout rapporter à des connaissances préétablies, même alors tout le territoire du su entrave le territoire du mystère : nous ne sommes en mesure d’entrevoir que ce qui se relie à des idées déjà existantes, raison pour laquelle il n’existe point, pour le sujet pensant, de véritable révolution de pensée – nous procédons par ponts, par passerelles uniquement. C’est pourquoi je crois que jamais un homme commun du XVème ne put vraiment comprendre – mais ce qui s’appelle « comprendre », c’est-à-dire intégrer à sa propre « matière » (j’ai mis longtemps avant de mesurer que cette manière d’intérioriser, chez le lecteur, n’existe presque plus : je provoque toujours la stupéfaction de mes interlocuteurs lorsque je dis le plus sincèrement du monde que je vis les histoires que je lis, que je les vis « effectivement », au point que je ne me sens plus le moindre intérêt à visiter tel lieu que j’ai « lu et connu » ; on suppose alors que j’exagère, quand c’est moi qui, au contraire, n’entends pas du tout l’intérêt qu’il y aurait à lire autrement !) – cette assertion qu’en plus de l’Europe au monde, de l’autre côté de l’océan, il s’est mis soudain à exister un territoire grand comme dix ou cent fois l’espace connu, appelé « Amérique » : cette idée ne pouvait rien signifier ou presque à l’habitant ordinaire de la France, au même titre que nos physiciens quantiques s’épuisent en vain à nous expliquer et représenter en quoi consiste leur science qui nous est proprement incompréhensible, comme autant de connaissances du réel pour lesquelles nos esprits faibles manquent de tout moyen d’établir des corrélations avec autre chose de connu. C’est que puisque les vrais inconnus et nouveaux sont conceptuellement insoupçonnables, nos pensées ne peuvent y accéder d’emblée sans le média de quelque comparaison simplifiante et réductrice. Ce que j’écris ici vaut, il me semble, aussi bien pour ce qui ne se conçoit pas que pour ce qui ne se « formule » pas ; d’où notre tendance, s’agissant de tout ce qui nous est original et étranger, au résumé et à la synthèse qui, justement, sont toujours des formes verbalisées.

Pour rendre peut-être plus explicite cette réflexion au moyen d’une allégorie, il faut se figurer un homme qui se déplacerait dans une pièce – mouvement déjà pénible quand généralement on préfèrerait tant de nos jours s’asseoir et se reposer – et qui ambitionnerait, comme moi, d’ouvrir une porte sur un univers entièrement nouveau à dessein de faire évoluer et accroître la somme des savoirs humains… oui mais, il ne peut voir cette porte que s’il réussit à s’abstraire de la vision du mur dont il n’est accoutumé qu’à découvrir au mieux des continuités, car il n’a pas la moindre idée de ce que serait une ouverture, un trou dans ce mur, une solution de continuité ! Il longe des cloisons, il les prolonge perpétuellement, mais il ignore ce que c’est qu’un seuil, il ne surpasse pas l’idée d’une surface à étirer, il ne pourrait voir ce seuil et ouvrir la porte que s’il était capable d’appréhender la pensée de tirer ou de pousser le mur ou d’y supposer une percée, c’est-à-dire de ne plus se servir entièrement du concept-mot de « mur ». En somme, il faut au véritable découvreur, je veux parler d’un découvreur total et inédit, l’abolition temporaire du référent pour espérer aller vers quelque chose qui ne soit pas seulement une prolongation du connu, suivant son histoire et ses lois ressassées et profondément intériorisées.

Or, ce qui est extrêmement dommageable à l’évolution de l’homme si on y regarde bien, et ce qui restreint considérablement les possibilités même de semblables découvertes, c’est qu’à notre époque toute nouveauté lexicale, toute expression supplémentaire qu’on croit nécessaire de répandre, ne sert guère en général à désigner des réalités alternatives et inédites ni même des prolongements ou des fragments de réalités différemment interprétées, mais seulement, presque toujours, à raccourcir des concepts jusqu’à présent plus complexes, à simplifier des constats et des réflexions au moyen de mots-proverbes, à restreindre l’ampleur de la pensée avec des outils pratiques et qui n’ont jamais été aussi réducteurs et aussi faux qu’aujourd’hui : nos nouveautés lexicales effroyablement atténuent la réalité au lieu de l’étendre. Stylé, cool, respect, droits de l’homme, état de droit, zone de non-droit, citoyen (employé comme adjectif), acte de terrorisme, management, communication, conservatisme, discrimination positive, principe de précaution, mondialisation, devoir de réserve, transparence politique, service minimum, laïcité, fake news, complotiste, phobie administrative, minute de silence, Gilets jaunes, anti-spéciste, féminicide : tous ces termes acquis de la modernité (au moins dans l’acception particulière qu’on a voulu dès leur création leur imposer) sont des vides sémantiques peut-être définitifs et infiniment plus grossiers que toutes les « approximations » de vocabulaire des siècles passés, approximations dont on se contentait jusque-là pour exprimer des pensées qui, quoique plus longues à dire car « tournant autour du mot », étaient bien plus élaborées et pertinentes, car on était forcé alors d’échafauder des explications aux choses au lieu de se contenter de livrer et d’expédier leur « contenant ». Ces mots ont perdu toute profondeur à mesure qu’on a voulu répéter uniquement leur effet, au point de désigner autre chose, et presque l’inverse, de ce qu’ils signifient au propre et en réalité. Aujourd’hui, par paresse et par volonté grégaire d’être « tendance », on fabrique des emballages lexicaux sans contenu réfléchi, on ne veut par là que susciter et induire des automatismes d’émoi ; or, avec peut-être une moindre quantité de lexique disponible autrefois, on avait moins le mot-valise, le mot-raccourci, le mot-débarras pour communiquer vite et de façon œcuménique, mais je crois qu’en contrepartie – c’est une hypothèse que vérifie très bien la précision du style d’il y a cent ans – on disposait de pensées plus subtiles parce qu’on référait alors à nombre d’autres mots-concepts pour préciser et circonscrire la notion dont on gardait un meilleur aloi de qualité plutôt que de vitesse. En quoi je dirais qu’un penseur des temps passés nous jugerait ahuris et affligeants de bêtise s’il devait avoir le malheur de constater ce que lui réserve son futur humain et notre temps : des machines à traiter des mots sans profondeur, à communiquer exclusivement c’est-à-dire à produire des généralités extérieures renvoyant intrinsèquement à des superficialités internes, et, tandis que ces anciens avaient certainement, comme leurs livres en témoignent, le désir et le goût fastidieux de s’épancher sur une notion pour en délimiter tous les implicites à la fois qu’il fallait et qu’il ne fallait pas en inférer, nos contemporains, par tous ces proverbes dont il usent et qu’ils usent encore (j’entends de nouveau « proverbe » au sens propre : « ce qui fait office de mot censé signifier », « pro-verbe »), créent quotidiennement nombre de malentendus par l’impossibilité où ils sont de faire comprendre finement leurs idées, croit-on : mais c’est que le peu de mots dont ils disposent ne leur permet justement pas d’avoir des idées fines, et leurs pensées sombrent dans la caricature et le stéréotype sans même s’en apercevoir. Tout ce qu’ils espèrent du langage, tout ce qu’ils lui demandent et tout l’usage qu’ils en font, se résume et consiste en une transmission pragmatique et défoulante, en un déversement efficace de volonté, d’autant plus efficace que cette volonté est sans subtilité ni nuance, et pas du tout en la circonscription exacte d’une pensée ou d’une idée. Si l’on en doute, si l’on veut, moi aussi et contre toute évidence, me taxer d’« odieux réactionnaire » ou de « vieux grincheux » par catégorisation simpliste et par goût du mot-idée facile, qu’on m’explique pourquoi nos « citoyens concernés » ont tant de difficulté à lire un livre antérieur au XXème et pourquoi, hier encore, un de mes amis, pourtant l’un des derniers qui lit encore, s’est découragé après seulement quelques phrases à consulter mon article sur Jacques Chirac, pourtant l’un des plus courts et des plus faciles d’accès parmi ma production, non tant pour les pensées qui y sont exposées (car j’entends bien qu’on puisse m’opposer) mais pour sa forme soi-disant « compliquée » ?

Je crois que cette confusion des mots, tous ces amalgames vers une littérature-digest, vers un condensé de ce qu’il faut retenir, aussi infantile que le goût des jeunes adolescents pour l’action, explique une partie des ridicules de notre temps, parmi lesquels, comme on cherche toujours directement l’effet d’émotion et de morale, à force de « dé-discriminer », de réduire la spécificité des termes de notre langue, en somme de tout remettre ensemble en bons amis qui se ressemblent, on en vient par exemple à admettre cette aberration que « l’homme est un animal comme les autres » sans songer que la distinction est nécessaire sur bien des points et pour de nombreuses raisons, comme si le fait de catégoriser l’homme comme un être à part parmi les mammifères était une sophistication et un abus inacceptables du langage, propice à toutes les dérives et ainsi, l’animal étant réciproquement homme, le combat anti-spéciste devient légitime, on réclame la « personnalité juridique » de l’animal, sa mort devenant meurtre auquel il faut répondre par le scandale et la violence consécutifs à pareils actes, et alors viendra tôt ou tard l’idée qu’il faut englober aussi les végétaux dans cet ensemble, au titre notamment des êtres vivants, des êtres qu’on ne devrait pas pouvoir altérer et faire souffrir d’une certaine manière, de sorte que, par généralisations de plus en plus lointaines, évanescentes et abusives, on considérera un crime de couper un plan de maïs ou de déraciner une carotte (qu’on se souvienne de cette lointaine controverse sur « le cri de la carotte »), et ainsi de suite – je parle très sérieusement – par volonté toujours de ressentir l’émoi même absurde et de se placer du bon côté de la morale, on ne sortira plus de ce cycle de vulgarisation du particulier différencié au vaste ensemble grossier et imprécisé où tout se fourre sans distinction et, dira-t-on alors, « fort heureusement » ! Il n’y aura alors, comme aujourd’hui déjà on n’ose plus qu’à peine distinguer l’homme et la femme, ni homme ni femme, ni même « genre humain » puisque l’animal en est exclu, ni même « genre animal » puisque les végétaux souffriraient de cette séparation, mais, à la limite « règne du vivant », et encore, pour autant que nous n’allions pas nous contrarier à sa place que le minéral ne figure pas sous les implicites de cette appellation ! Qui osera, à ce régime et bientôt demain, désigner une chose ou une personne par son nom, c’est-à-dire la différencier !

Explorer de nouveaux continents avec des vaisseaux anciens, désirer l’espace entre les astres et n’avoir pour effectuer ce voyage que des voiles et des rames, partir à cette conquête sans l’équipement qui permettrait seulement de savoir découvrir : comment faire ? Ah ! j’entrevois un vaste espace de possibles, et je ne sais y atteindre ; je n’ai, pour mon malheur, que mon cerveau stylé aux mots, et si j’entends un peu, et suis peut-être un des seuls en la matière, la façon dont on doit porter un esprit « délangagé » et en quelque sorte primitif sur toutes choses pour se départir de tout ce qu’on en connaît, tout ce qu’on croit en connaître, et tout ce qu’on fabrique en connaissances fausses et purement oiseuses et verbales sur ces choses, je n’arrive pas à m’imaginer par quel moyen, en portant cette vision pure à mon entendement, en rétablissant un temps mon « émerveillement d’enfant » (comme on aime à dire mais dans un tout autre sens), elle ne serait pas aussitôt convertie en mots connus, c’est-à-dire catégorisée et simplifiée pour agréer à ce langage-tyran qui veut toujours que tout se plie à ses mesure et capacité : les mêmes logiques étriquées propres aux expressions naîtraient de ces profusions sensationnelles, au même titre que la lumière que notre fonctionnement mental nous oblige à traduire en couleurs (et tant pis pour celles qui, trop nuancées, ne sont pas nommables et que nous cessons du même coup de percevoir !), et tout, après cette transposition, serait aussitôt de nouveau oublié et négligé, anéanti, il n’y aurait pas d’équivalence intellectuelle à cette « vision décérébrée », impossible ensuite de recopier cela en mots ! C’est une frustration inimaginable pour moi, tout en croyant à la si grande proximité de ces milliers de choses à comprendre, de ne pas sentir la méthode par laquelle, justement, je pourrais m’affranchir d’une raison si inhérente et coutumière pour rendre des réalités primales et probablement essentielles que, pour l’heure, nous sommes même inaptes à percevoir – et je m’interroge même si le succès à pareille entreprise, pourtant si grande et utile pour l’avancée des savoirs humains, ne reviendrait pas, tout bonnement, à sombrer dans la plus admirable tant qu’incompréhensible (parce qu’incommunicable) des folies. Qui sait si ce n’est pas le sort logique des « alchimistes » comme je suis devenu, de ces pionniers volontaires d’une altérité à l’humain d’aujourd’hui : j’y consens s’il le faut, n’étant pas de toute manière fort désireux d’autre chose, ni de vous ressembler, ni de passer comme vous tout mon temps à conclure des alliances ou à formuler sans cesse, en mots aussi bien qu’en pensées, de veules compromis.

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Commentaires
P
C'est une histoire, certes d'extraterrestre, surtout une histoire de différence et d'incommunicabilité, de solitude, de l'impossibilité d'être différent parmi les hommes ordinaires.<br /> <br /> <br /> <br /> Je l'ai (en français) dans mon grenier cette histoire ; je la relirai et sans doute n'y trouverai-je pas ce que les années en ont fait. Je suis bien prêt à croire qu'une spore s'est logée dans un repli de mon cerveau et y a grandi en donnant un champignon tout autre que celui que Leinster avait créé.<br /> <br /> Si l'envie de la lire te prenait, il y aurait bien moyen de te prêter le livre (pour une fois tu pourrais lire sur un livre prêté ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> Peur ? Comme si je me repassais sans cesse le destin de Martin Eden.
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P
Non, Henry, je ne t'en veux pas. ta réponse est des plus courtoises.<br /> <br /> <br /> <br /> En fait, en donnant cet extrait, j'ai lâchement botté en touche car je ne voulais pas commenter à propos de ta conclusion (plonger dans l'admirable et incommunicable folie).<br /> <br /> <br /> <br /> En fait, depuis que j'ai lu la première fois tes nouvelles de S.-F., je n'arrive pas à détacher de mon esprit que non seulement cette lecture m'a fait te connaître, mais m'a fait te reconnaitre. Je t'avais déjà rencontré, peut-être dans « The Strange case of John, Kingman » de Murray Leinster. Une modeste "short story" écrite au milieu du XXe siècle.<br /> <br /> <br /> <br /> En fait, en vrai, Henry, j'ai peur et je suis tellement insignifiant. Mais ça, ça ne sert à rien de l'écrire.
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P
Ton émerveillement d'enfant, Henry, me ramène à Marcel Proust (adulte déjà mûr) dans la cour de l'hôtel des Guermantes un soir où il pose le pied sur un sol au pavage inégal.<br /> <br /> Je te copie un extrait.<br /> <br /> Après, tu vas me demander pourquoi je te donne cet extrait. Parce que je vois une parenté entre vous deux. Peut-être parce qu'il a passé le reste de sa vie a tenter de mettre en mots ce que ses sens lui ont (brièvement, à de rares occasions) permis d'éprouver.<br /> <br /> « Mais c’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s’ouvre.<br /> <br /> En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant j’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes, et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance, comme je l’avais fait le jour où j’avais goûté d’une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d’éprouver était bien, en effet, la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé le plus bas. Chaque fois que je refaisais, rien que matériellement, ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ? Tout en me le demandant et en étant résolu aujourd’hui à trouver la réponse, j’entrai dans l’hôtel de Guermantes, parce que nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire le rôle apparent que nous jouons et qui, ce jour-là, était celui d’un invité. Mais arrivé au premier étage, un maître d’hôtel me demanda d’entrer un instant dans un petit salon-bibliothèque attenant au buffet, jusqu’à ce que le morceau qu’on jouait fût achevé, la princesse ayant défendu qu’on ouvrît les portes pendant son exécution. Or, à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que m’avaient donné les pavés inégaux et m’exhorter à persévérer dans ma tâche. Un domestique, en effet, venait, dans ses efforts infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette. Le même genre de félicité que m’avaient donné les dalles inégales m’envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore, mais toutes différentes, mêlées d’une odeur de fumée apaisée par la fraîche odeur d’un cadre forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j’avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d’étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l’assiette m’avait donné, avant que j’eusse eu le temps de me ressaisir, l’illusion du bruit du marteau d’un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois. Alors on eût dit que les signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres avaient à cœur de se multiplier, car un maître d’hôtel depuis longtemps au service du prince de Guermantes m’ayant reconnu, et m’ayant apporté dans la bibliothèque où j’étais, pour m’éviter d’aller au buffet, un choix de petits fours, un verre d’orangeade, je m’essuyai la bouche avec la serviette qu’il m’avait donnée ; mais aussitôt, comme le personnage des Mille et une Nuits qui, sans le savoir, accomplit précisément le rite qui fait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d’azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l’impression fut si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel, plus hébété que le jour où je me demandais si j’allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n’allait pas s’effondrer, je croyais que le domestique venait d’ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m’invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; la serviette que j’avais prise pour m’essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d’empesé de celle avec laquelle j’avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant, devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse. Le morceau qu’on jouait pouvait finir d’un moment à l’autre et je pouvais être obligé d’entrer au salon. Aussi je m’efforçais de tâcher de voir clair le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je venais, par trois fois en quelques minutes, de ressentir, et ensuite de dégager l’enseignement que je devais en tirer. Sur l’extrême différence qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et l’impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m’arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu’eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu’il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide d’une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu’à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur tout autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elle qu’on la juge et qu’on la déprécie. Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu’il y a entre chacune des impressions réelles – différences qui expliquent qu’une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante – tenait probablement à cette cause : que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence, qui n’avait rien à faire d’elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles – ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d’un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe ; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines – le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ; sans compter que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n’avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d’atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que, ces changements, nous les avons accomplis insensiblement ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu’entre deux souvenirs d’années, de lieux, d’heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d’une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet ; il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. Et, au passage, je remarquais qu’il y aurait dans l’œuvre d’art que je me sentais prêt déjà, sans m’y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j’en devrais exécuter les parties successives dans une matière en quelque sorte différente. Elle serait bien différente, celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer, de celle d’après-midi à Venise, une matière distincte, nouvelle, d’une transparence, d’une sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose, et différente encore si je voulais décrire les soirs de Rivebelle où, dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à se déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles au ciel. Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j’étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s’imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.<br /> <br /> Et peut-être, si tout à l’heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c’était parce que j’appelais vie spirituelle, à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment – exactement comme j’avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d’après des souvenirs sans vérité, alors que j’avais un tel appétit de vivre, maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.<br /> <br /> Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux.<br /> <br /> Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation – bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés – à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d’un passé que l’intelligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité, ne conservant d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit déjà entendu, qu’une odeur respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? Mais ce trompe-l’oeil qui mettait près de moi un moment du passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l’oeil ne durait pas. Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire, qui n’engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre d’images. Ainsi jadis, par exemple, le jour où je devais aller pour la première fois chez la princesse de Guermantes, de la cour ensoleillée de notre maison de Paris j’avais paresseusement regardé, à mon choix, tantôt la place de l’Église à Combray, ou la plage de Balbec, comme j’aurais illustré le jour qu’il faisait en feuilletant un cahier d’aquarelles prises dans les divers lieux où j’avais été et où, avec un plaisir égoïste de collectionneur, je m’étais dit, en cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire : « J’ai tout de même vu de belles choses dans ma vie. » Alors ma mémoire affirmait sans doute la différence des sensations, mais elle ne faisait que combiner entre eux des éléments homogènes. Il n’en avait plus été de même dans les trois souvenirs que je venais d’avoir et où, au lieu de me faire une idée plus flatteuse de mon moi, j’avais, au contraire, presque douté de la réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j’avais trempé la madeleine dans l’infusion chaude, au sein de l’endroit où je me trouvais (que cet endroit fût, comme ce jour-là, ma chambre de Paris, ou, comme aujourd’hui en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant la cour de son hôtel), il y avait eu en moi, irradiant d’une petite zone autour de moi, une sensation (goût de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation de pas inégaux) qui était commune à cet endroit (où je me trouvais) et aussi à un autre endroit (chambre de ma tante Léonie, wagon de chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Au moment où je raisonnais ainsi, le bruit strident d’une conduite d’eau, tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l’été les navires de plaisance faisaient entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l’avait déjà fait une fois à Paris, dans un grand restaurant, la vue d’une luxueuse salle à manger à demi vide, estivale et chaude) bien plus qu’une sensation simplement analogue à celle que j’avais à la fin de l’après-midi, à Balbec, quand, toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul « plein » de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à errer les navires, je n’avais, pour rejoindre Albertine et ses amies qui se promenaient sur la digue, qu’à enjamber le cadre de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l’aération de l’hôtel glisser toutes ensemble les vitres qui se continuaient.»<br /> <br /> Marcel Proust – Le temps retrouvé
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