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Henry War
22 décembre 2019

Dans les bois éternels, Fred Vargas, 2006

Dans les bois éternelsLe lecteur de roman policier est trop indulgent, c’est évident et regrettable, bien trop indulgent jusqu’à la complaisance aveugle. Il n’a même plus besoin de croire en l’intrigue qu’il lit, il suffit qu’il ait d’emblée décidé d’y oublier son discernement et d’abandonner d’un seul coup tout principe de réalité, et on lui fait apprécier n’importe quoi, surtout en été, parce qu’il croit le moment propice à s’évader et que c’est tout ce qu’il espère en cette saison et pour ce genre. Voici un lecteur qui manque singulièrement de distraction et à qui il ne suffit que d’un mauvais manège pour le satisfaire : il aurait pu bâtir lui-même une si piètre attraction, il devrait avoir l’intelligence de s’en apercevoir ! Je n’entends plus ce défaut d’exigence, cette coupable suavité qui incite en les permettant à toutes les indigences. Si au surplus on vérifie que ce genre est à peu près dépourvu de style, on se demande bien où il faut y chercher de l’intérêt.

Vargas, si bien vendue en France, est ici incroyablement mal ficelée. Le moins qu’on puisse réclamer d’un auteur de récits policiers, c’est de la vraisemblance, et je ne parle pas de détails infimes : je veux dire que comme l’intrigue se fonde en général sur la façon subtile dont un enquêteur progresse logiquement vers la découverte de l’auteur d’un méfait, on espère que ce déroulement sera crédible, qu’il ne s’y mêlera pas trop de hasards improbables, qu’on ne sera pas continuellement forcé d’admettre des étrangetés qu’on voudrait toujours examiner plutôt qu’assumer impérativement comme des réalités certaines en dépit de leur impossibilité criante.

Mais rien de tel, en l’occurrence. Si toute la couleur du roman vient du pittoresque des personnages, c’est surtout parce qu’on a ici des créatures vagues, stéréotypées, et qui paraissent plutôt extraites d’un bestiaire de curiosités que d’un univers humain. Si tout l’attrait en vient des découvertes successives qui réveillent l’attention, c’est surtout parce que ces trouvailles sont incongrues et inexpliquées et qu’on cesse rapidement de les inspecter et d’anticiper l’invraisemblance de leur phénomène et de leur succession – on se laisse ainsi guider davantage par lassitude que par réelle confiance en l’auteur ou souci de pénétration : c’est ce qui arrive quand, pour la énième fois, vous lisez en vous disant : « Bon ! admettons encore ! ». Si toute la fascination qu’inspire l’auteur vient des conclusions fortes que formule perpétuellement le commissaire Adamsberg, c’est surtout parce que ces inférences sont saugrenues et absurdes, au point que les certitudes du protagoniste sont manifestement aussi légèrement ou grossièrement bâties que ses fausses pistes – il n’y a aucune différence de solidité entre les deux, et on ignore par quelle raison se fier à l’enquêteur sinon parce que l’écrivain-même a l’air de vouloir vous le faire accepter, un peu comme un proverbe sert toujours à vous faire admettre une apparence d’évidence.

On se dit sans cesse : « Je vais être sympathique avec Vargas. À ce point du récit, je vais lui donner une quinzième chance. » Personnellement, j’ai été constamment tenté de lire avec ce sentiment de bonté condescendante qu’un professeur de français éprouve quand il parcourt une maladroite tentative de roman d’un élève : j’ai continué sans y croire avec la curiosité de voir vers quels développement l’auteur voulait nous amener et quelles originalités artistiques il prétendait nous exposer.

En vain. C’est sans profondeur, mal construit, peu émotionnel. C’est vite raconté, le plus souvent. Ça ne vaut pas un mauvais Connelly. J’y trouve de surcroît que ça pille beaucoup aux étrangers que j’ai lus. Par exemple, quant au noir mysticisme, ça ne vaut pas du tout Preston et Childe. Les nordiques parlent mieux de nature et de forêt. Les enquêteurs et spécialistes divers de Connolly et de Lehane, dans ce style un peu détendu et immature, sont bien mieux dessinés.

Par ailleurs, comme j’ai quelques dispositions à déjouer de véritables affaires policières, je m’aperçois que Vargas en a probablement peu, qu’elle ne connait pas grand-chose au milieu qu’elle prétend dépeindre. J’aurais, sur cet ouvrage, tant d’objections à formuler, presque page après page, que je me sens même un grand découragement à les expliciter toutes – je puis pourtant en dresser de mémoire une énumération brève de façon qu’on n’aille pas dire que cette ellipse est de mauvaise foi pour dissimuler une absence d’arguments et d’exemples :

Comment ne voit-on pas que le commissaire Adamsberg a connaissance par un hasard des plus merveilleux d’affaires qui ont entre elles un lien de coïncidence presque inimaginable ? La façon dont ces affaires n’ayant aucun rapport a priori se relient, fusionnent et se confondent est tout bonnement incroyable ! Si le policier, comme la conclusion du livre nous le propose, est guidé par une intelligence perfide vers ces informations, comment ne trouve-t-on pas que cette menée serait en réalité presque impossible à faire, sans parler de l’absurdité d’un pareil procédé selon lequel l’assassin cherche à pousser l’enquêteur vers des faits qu’il n’aurait sans lui jamais connus de façon à pouvoir mieux suivre ses résultats et l’empêcher d’enquêter ?!

Comment ne s’aperçoit-on pas qu’absolument tous les indices de l’énigme sont inférés de manière miraculeuse, spécieuse et scandaleuse ? Aussi bien : la présomption de la taille du tueur, l’évasion d’une infirmière psychopathe, la découverte de trois minuscules grains de cailloux, le rapport du patron du bar qui sait au mot près les propos pourtant anodins tenus peu avant leur mort par les deux premières victimes, l’analyse mystique de la terre retournée examinée par un archéologue follement passionné et comme sorti d’un chapeau, la liste vraiment providentielle de toutes les femmes vierges de la région, sans parler du chat pisteur à la fin et de la façon dont Adamsberg semble croire, au moment où un policier vient d’être abattu à une vitesse et avec une agilité folles, que l’assassin est son collègue dont il a oublié entretemps qu’il a reçu il y a seulement quelques jours une balle qui lui a traversé la cuisse, ou encore le fait qu’un homme, après avoir laissé tomber son couteau dans l’herbe contre un arbre et échoué le lendemain à le retrouver, parvient à le déterrer plus d’une décennie plus tard, en moins d’une heure !… on croit lire de la Fantasy plutôt que du Polar, je veux dire qu’on préférerait que ces vérités sortissent carrément de la divination d’un magicien plutôt qu’elles arrivassent là sans explication et par des prodiges intraduisibles d’enchaînements et de déductions uniquement parce qu’elles sont nécessaires pour faire avancer l’histoire !

Comment ne comprend-on pas qu’à peu près tous les motifs psychologiques du livre sont incohérents, à commencer par cette « dissociation mentale » du tueur dont j’ai, pour mon malheur, déjà quelque bonne connaissance depuis ma lecture du Psychose de Robert Bloch et du médiocre quoique fort bien documenté Assassin aux deux visages de Colin Wilson : il s’agit là d’un prétexte certes pratique à créer de l’inattendu en la trouvaille inopinée d’un coupable hors de tout soupçon et qui s’ignore lui-même, et d’autant commode qu’il épargne à l’auteure la corvée d’avoir à conduire l’exercice délicat du passage aux aveux, mais prétexte qui, dans la réalité, ne se manifeste pas du tout de cette façon et implique une complexité bien plus grande d’origine et de réalisation (notamment l’émergence d’une identité à « personnalités multiples » ou TDI, pathologie rarissime rendue populaire dès les années 80 avec le cas Sybil et plus récemment par le film Split de M. Night Shyamalan) ? Veyrenc, qui constitue étrangement un acolyte aussi mentalement vengeur qu’effectivement passif, parle en vers raciniens parce qu’il en est spécialiste : malheureusement, presque aucun de ceux qu’il prononce n’est digne du tragédien, et peu sont même des alexandrins ! Adamsberg n’est qu’un patchwork de pulsions adolescentes et sans profondeur où chacun peut identifier son moi étudiant, un peu viril mais jaloux mais pas trop quand même, paternel mais névrosé mais sans excès, dur quelquefois mais on découvre à la fin que ça va quand même, et dont les répliques prouvent qu’il ne sait pas grand-chose de son métier et de la façon plausible de mener une enquête – j’ai un souvenir à la fois ahuri et amusé de cette injonction qu’il fait à son équipe, après avoir retrouvé les trois petits cailloux, de fouiller tous les lieux publics de la ville pour en trouver de semblables en moins d’un jour ! et je m’interroge également sur ce que répondrait réellement un capitaine de police si on lui demandait de convoquer un hélicoptère et toute une brigade motorisée pour suivre un chat obèse et nullement dressé censé trouver du premier coup un agent ayant été enlevé – cela tourne au comique, à l’idiot, au ridicule, au grotesque ! Le capitaine Danglard est à peu près le seul alcoolique extrêmement cultivé et patient qu’on sache, et tous les autres, comme ces quatre vilains du souvenir de Veyrenc qui l’ont battu presque à mort mais qui ont estimé que, plutôt que d’en frapper un second, il valait mieux l’attacher à un arbre pour lui donner à voir ce qu’on ferait de lui s’il s’opposait à eux, sont à l’avenant des pantins superficiels auxquels une auteure paresseuse a insufflé une caractéristique ostentatoire pour en faire des caractères, ce qu’aucun n’est évidemment en définitive, une qualité ou un défaut unique ne suffisant pas à réaliser des imitations même simplistes d’individus.

À nul moment on ne croit ce qu’on lit, tout est balourd, artificiel, incrédible et bête, jusqu’au mobile du tueur qui, quoique d’une supérieure intelligence, cherche à reconstituer une stupide recette médiévale dans l’espoir naïf d’obtenir la vie éternelle. Le lecteur se raccroche alors, je suppose, à tout ce qui fait la particularité du récit comparé à d’autres du genre : c’est le réflexe de tous ceux qui ne regardent pas au principal et qui refusent de voir, tel le passionné des séries actuelles, que le procédé est toujours identique, bardé d’invraisemblances qu’on croit capable de se résoudre à la fin, et mâtiné d’imprévus microscopiques sur quoi on porte alors toute son attention comme un trésor d’ingéniosité et une révolution narrative, mais on doit continûment feindre de ne pas comprendre qu’il s’agit plutôt de la part du créateur de vices de conception que d’intentions et d’art. Les quelques dialogues qu’on trouve ici originaux le sont surtout parce qu’ils détonnent de bizarreries au milieu de tant de conversations banales et pauvres, et le peu qu’on croit apprendre de cette intrigue policière n’est pas exact, tout ce que j’y savais au préalable est à peu près faussement utilisé : on ne mesure pas la taille d’un assassin à l’angle d’un coup de couteau porté sur sa victime tant qu’on ignore comment le coup à été porté et notamment la position de la victime au moment du coup – je le sais d’une semblable inférence et fatale erreur de jugement commise dans l’affaire Jack l’éventreur où Scotland Yard supposa longtemps que le tueur était gaucher parce que c’était la partie droite du cou qui avait été tranchée, preuve seulement qu’on ne supposait pas qu’il est pratique d’égorger par derrière – ; Veyrenc n’a pas davantage lu et aimé Jean Racine que Fred Vargas parce que ses vers sont souvent fautifs, comptent mal douze syllabes et usent presque toujours de la césure épique, le « e » au sixième vers, que Racine ainsi que la plupart des Classiques évitent autant qu’ils le peuvent ; le Trouble Dissociatif de l’Identité est toujours la conséquence d’un traumatisme de l’enfance exceptionnellement éprouvant et répété, et jamais le résultat d’une simple frustration professionnelle comme Vargas nous incite à le penser… En somme, comment croire que tout ce qu’on apprend d’original et de nouveau dans ce récit, comme l’anatomie des cerfs et certaines considérations sur l’histoire médiévale, n’est pas encore une approximation opportunément utilisée quand tout ce qu’on savait déjà est tant transformé et déformé, tendant à démontrer que sur les spécificités même de son scénario Vargas s’est mal renseignée ou bien ne se soucie pas de réalisme ou de réalité ?

Non, Vargas ne vaut rien, voilà qui est à peu près certain, et si un jour elle valut quelque chose comme on peut le supposer compte tenu de son heureux lançage, il est à présent trop tard : l’excès de promotion qu’elle fait certainement de ses œuvres et qui lui rapporte davantage que l’écriture a tué son talent, faute de temps pour l’entretenir. N’importe : le lecteur, qui ne marche qu’à l’habitude, continue d’acheter, et hier encore quelqu’un me rapportait qu’il avait trouvé lamentable le dernier Nothomb, mais que ça ne l’empêchera pas, comme tous les ans, d’acheter le prochain. Ce roman qui par un jeu de pure forme atteint 480 pages (36 lignes par pages, c’est peu ! je ne réussis pas à me réhabituer à cette façon pour l’éditeur de faire croire à son lecteur qu’il lit beaucoup !), je crois que j’aurais pu l’écrire en moins de deux mois, idée comprise et sans vantardise, avec seulement cinq ou six heures de travail par jour. J’imagine que le reste de son temps sert à l’auteure à lancer son livre aux quatre coins du monde, ne pouvant me figurer – et c’est mon obligeance – que dix ou douze mois sont nécessaires pour réaliser un livre aussi indigent.

 

À suivre : Le Désespéré, Bloy.

 

P.-S. : Je n’ai signalé que deux ou trois extraits intéressants dans tout le roman au cours de ma lecture : c’est trop peu pour en proposer comme exemple, n’ayant quasi pas le choix du morceau ; je m’abstiendrai donc de citer.

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Commentaires
V
Je me demande (te demande) comment tu sélectionnes tes lectures.<br /> <br /> Parce qu’enfin... ce temps perdu!<br /> <br /> <br /> <br /> Comment choisis-tu tes livres? Sur des conseils? Au hasard?
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