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Henry War
9 janvier 2020

Il n'y a que la morale qui oppose

Ma tournure d’esprit singulière vis-à-vis de la morale et de toute morale en général – mon scepticisme systématique à son endroit, notamment – ne procède sans doute pas seulement de ma découverte raisonnable de Nietzsche dont une passion curieusement me saisit à la lecture de son incroyable Ecce Homo (tandis que Zarathoustra m’avait plutôt importuné). La vivacité foudroyante et jouissive de cet engouement s’explique peut-être par des motifs antérieurs, et, si je m’inspecte, je crois pouvoir en attribuer une cause à la façon dont j’ai été immunisé et, pour être exact, « mithridatisé » de culpabilisation dès l’enfance.

Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet inutilement indécent d’une manière qui semblerait accusatrice voire accablante pour certains acteurs de ma jeunesse, mais il suffit de comprendre qu’il existe deux manières différentes de représenter une demande à un adolescent : ou bien en lui démontrant les bonnes raisons de se prêter à telle action, ou bien en lui figurant tout le mal qui résulterait de ne pas s’y livrer.

C’est plutôt la seconde manière qu’on m’a alors longtemps exposée, et tous ces renforts de pleurnicheries grandiloquentes et de menaces hystériques appliqués à mes refus têtus sur des sujets par ailleurs évidemment dérisoires et insignifiants, ont peu à peu achevé de me persuader que toutes ces représentations n’étaient fondées que de pantalonnades insincères et destinées surtout à émouvoir par la culpabilisation et la honte.

C’est, je crois, l’un des processus, et peut-être le principal, par lequel mon tempérament initialement doux et romantique, d’une bonté canonique et puérile dans tous les sens du terme, s’est progressivement insensibilisé : je ne « croyais plus » à ce théâtre à la longue, c’était peut-être trop « mal dosé », trop « caractérisé », je sentais bien qu’on se payait un jeu d’acteur bon marché à mes dépens pour me faire réaliser quelque corvée, et je crois que je devinais que ce jeu pouvait être sans fin et que j’y deviendrais esclave si je n’y mettais pas un terme tôt ou tard.

C’est ainsi que, par degrés, les cris, les pleurs, les alarmes, les étalages de maux de toutes sortes et toutes les grandes démonstrations féminines de « mauvaise santé pathologique » me firent l’effet d’un simulacre et d’une manipulation. J’eusse préféré une explication toute nette ; j’obtenais, et de plus en plus fort à mesure qu’ils étaient inefficaces et probablement frustrants pour qui les exprimait, des témoignages outrés de mon ingratitude et de ma monstruosité, et plus ces témoignages se répétaient, plus j’y étais fermement froid, finissant par mériter, du moins extérieurement, les accusations d’inhumanité qu’on me portait alors tacitement.

Ce glissement vers la glace ainsi que mon goût pour la compréhension exclusivement rationnelle de tout phénomène aussi bien que de cette mascarade en particulier, pourtant, ne se firent pas du jour au lendemain, et bien des douleurs illustrèrent le sentiment par à-coups de mon indignité : on ne naît pas monstre, il me fallait le devenir contre tous les « bons préceptes » qui me rendaient mauvais au regard d’une certaine perception ; or, un reste de tendresse puérile en moi y résistait, quoique j’avais de plus en plus lieu de me penser légitime et juste dans ma posture de résistance. Pour le dire autrement, je voyais d’abord que je n’avais pas tout à fait tort eu égard à toutes les manifestations d’excès et de persécution que j’avais périodiquement à affronter, puis je devinais à grandir que j’avais raison sur un plan plus réflexif et philosophique, et toute cette performance visant à m’impressionner quant au « mal » que j’étais devenu et qui était apparemment promis à empirer m’inspirait de moins en moins le devoir d’y réfléchir. Même, un scepticisme englobant en vint à circonvenir d’emblée dans ma pensée toute effusion d’affects dont l’essence me paraissait de plus en plus étrangère, et j’en arrivais à tel point qu’à quelque occasion, capable de songer à l’incongruité et au grotesque d’une souffrance exprimée, je me retenais difficilement d’en rire quand j’étais en face même de la personne à qui j’aurais dû cacher tout premièrement mon ironique recul.

Je ne crois pourtant pas a fortiori que cette leçon que je reçus alors doive être considérée comme une faute dans mon éducation, je ne le crois pas du tout ; il n’y a pas lieu d’en accabler les auteurs : je l’ai assimilée en pratique au lieu d’une théorie vague du « dépassionnement » que j’aurais peut-être mis des années à juger vraisemblable et à intégrer, et je la porte à présent comme une force par laquelle je m’individualise nettement au cœur d’un monde de partis pris. Dans toute polémique, je distingue par habitude et rejette mieux que personne tout ce qui relève de l’affect, du pathos et de l’étalage de bonnes intentions – nul n’est plus attentif que moi à chasser les proverbes et les émois fabriqués, et je dois cette pratique saine et souvent éprouvée à cette partie justement de ma jeunesse. Par le dégoût que m’ont longtemps inspiré toutes les vilenies plus ou moins turpides des apparences manipulatrices, et à force de voir les gens répondre favorablement et comme par usage à toutes ces simagrées, à toutes ces pantomimes patentes, j’en suis venu à faire largement abstraction de la manière de présenter des pensées, de les rendre humainement acceptables, et c’est sans doute ce qui me plut et fascina dans cet opus de Nietzsche où toute pudeur disparaît au profit d’un ton uniquement véridique et supérieurement décomplexé – au point qu’à présent c’est toujours exclusivement le sens qui me guide dans une réflexion, le « dit » et non la parure-du-dit que je n’analyse secondairement que pour distinguer l’homme, le personam de l’hominem, quelle que soit la façon dont on veut susciter ou forcer une compassion – ce que je dois en partie à ces pénibles impressions initiales qui ont aiguisé sur ce point ma faculté de discernement. Cette « violence de la conscience » dont je suis sorti par l’objectivation m’a permis de ne pas succomber à la déplorable mièvrerie ambiante, à cet humanisme pleutre où chacun verse toujours bientôt dans l’affliction ou le scandale, et je dois lui en être plutôt reconnaissant qu’en tirer rancune – c’est le prix à payer pour avoir l’honneur d’être un individu. J’ai su traverser ce sirop collant justement parce que mes bras s’étaient habitués à l’écarter ; cela m’a, pour le dire en quelques mot sà peu près nietzschéens, donné bien de l’exercice, du muscle et de la santé, et j’en suis revenu avec le souffle long, fort et entraîné.

Depuis, je n’ai cessé de reconnaître et de dénoncer combien toute réflexion moderne est parasitée, contaminée de morale banale et de fausses évidences, visant exclusivement, quand elle se défend et par un effet de retournement assez abject et contraire à toute saine recherche de la vérité, à rendre de la honte à son opposant, à la façon instinctive des chiens qui, sans savoir construire de défense progressive et sensée, mordent plutôt quand ils sont acculés. On ne sait plus prouver qu’on a raison, mais on se croit fondés à représenter des torts suivant toutes les normes de conventions étriquées et rendant une « image de sagesse », en somme : victimiser pour rendre coupable, intolérant ou persécuteur son détracteur. Un faible nombre de références sert d’étalon en l’espèce d’une sorte d’« éthique universelle » en quoi se définit le sentiment que chacun naturellement devrait se trouver coupable d’une pensée intempestive et non-alignée, comme si la vérité était éclatante dans la concertation historique et l’expression du consensus, comme si le juste naissait principalement et par progrès irrésistibles du multiple. Alors, tôt ou tard, ou on vous représente comme le contempteur d’une minorité fragile, ou on vous reproche votre inhumanité intransigeante, ou alors on exagère vos dires pour condamner une pensée que vous n’avez pas eue, ou encore on s’indigne que vous n’estimiez pas comme tout le monde automatiquement avantageuse la direction de notre évolution morale et sociale (comme s’il n’existait pas aussi une évolution négative qu’on appelle « décadence ») – d’où la récurrence du point Godwin où l’on veut enfermer tout opposant par allusion à des valeurs « reconnues » c’est-à-dire jamais reconsidérées et qu’un passé plus ou moins assimilé a fait juger unanimes et donc indéniables. Et ainsi, vous passez tout votre temps de parole à corriger des malentendus grossiers et à interroger, mais seul, des préceptes inculqués et transmis ; il vous est impossible, dès lors, de progresser dialectiquement vers la vérité, c’est-à-dire conjointement avec votre interlocuteur : tout est bloqué à des accusations hors de propos où l’ironie et la mauvaise foi tiennent lieu de manière de persuader des foules ou de se persuader soi-même, je veux surtout dire, en somme : de garder la face ; et vous devinez alors qu’il ne s’agit plus, qu’il ne s’est jamais agi de faire comprendre une vérité, mais seulement d’influencer au moyen d’une rhétorique suffisamment armée et y compris spécieuse (ce dont j’eus l’occasion de « débattre » un moment sur Facebook avant d’être évincé-bloqué au prétexte, et c’est significatif, que « j’insultais les abonnés » de mon contradicteur : tandis que je me bornais à indiquer à un écologue que sa cause ne suscitait aucun sacrifice, et par conséquent aucune adhésion effective de ceux qui le « suivaient », il s’étonna que je cherchasse encore à les mobiliser sincèrement : il suffisait que, d’une façon ou d’une autre, la communication fût efficace, si j’ai bien compris, quitte à n’avoir avec soi que des adeptes idiots au lieu d’individus responsables et conscients. La nécessité première était évidente, pour lui, et c’était de convertir.)

En réalité, ce que très peu peuvent encore entendre tant il y a homogénéité de ce procédé de persuasion, c’est que je me moque en toute polémique de convaincre une seule personne, je n’ai nul souci de plaire ou de déplaire, m’adressant toujours à mon interlocuteur exactement comme si nous étions seuls (cette manière, d’ailleurs surprend parfois en ce que je ne manifeste alors aucune pose, en ce que c’est à peine si je regarde non seulement mon auditoire mais même mon interlocuteur, seules les idées reçoivent mon attention) : je n’aspire – je parle sincèrement –, qu’à découvrir si quelqu’un peut trouver une répartie intéressante à l’une de mes objections à laquelle je ne parviens pas, moi, à trouver de contre-argument – imaginez donc combien je sors déçu de tout ce cirque où l’on aspire perpétuellement à me changer en lion dompté.

J’ai pourtant tâché, à maintes occasions et par véritables expérimentations, à remonter par le dialogue à l’origine des convictions et des croyances – en quoi devrait toujours consister l’essence même d’une véritable argumentation –, mais ce travail de généalogiste appliqué s’est toujours jusqu’à présent soldé par un échec en ce que les gens refusent d’expliquer leurs fonds jusqu’à ignorer toute question qui y réfère : ce qui est embarrassant ou délicat pour un esprit actuel est aussitôt oublié, et je ne suis même pas sûr qu’en général ce mépris de la contradiction soit volontaire et conscient ; seulement, chacun se précipite en premier lieu sur ce qu’il sait, sur les routines de réflexions faciles qu’on n’a qu’à débiter et dérouler, et toute la profondeur du débat à laquelle il faudrait accéder par des chemins difficiles et souvent dissimulés, comme des « extractions », de véritables « ablations » de soi temporaires (« l’accouchement » de Socrate), fait long feu et se volatilise parce qu’on veut surtout parler vite et se contenter d’« exposer » (rarement les faits : surtout des parallèles et des expressions de vertus). Même, dans quelque mesure souvent pour moi lourde et tangible, tout l’effort consiste à demeurer le plus extérieur au problème, c’est-à-dire le plus généralement accessible aux superficialités des témoins qu’on veut atteindre (n’oublions pas qu’alors chacun est son propre témoin et s’écoute parler). J’en suis arrivé à pouvoir assez aisément percevoir, en la plupart des débats, toute l’obstination avec laquelle un locuteur tâche à rabattre ses idées successivement et avec insistance vers le connu, se sentant perdre pied dans l’eau trouble et mouvante de l’inusité, de l’immaîtrisé et du doute. Et aussitôt se retrouvent, par l’effet d’une sorte de retournement sur soi, d’invagination, toutes les apparences piètres mais profitables de la « sage raison populaire » soutenue par la multitude, en quoi d’odieux sophismes voudraient persuader qu’on rencontre quelque « essentielle nature du bien ». Et, dès lors, tout se réduit en fin de compte à trois ou quatre préceptes de morale irréfléchis qu’on répète depuis longtemps, qu’on ne suppose pas utile de réinterroger et qui suscitent l’adhésion des foules, servant de tabous infrangibles et d’armes factices que vous ne renverserez que pour paraître l’éternel, malhonnête et maudit contradicteur du genre humain, comme si vous ne pouviez pas (on vous dit cela avec une indignation qui est précisément une variété de la culpabilisation où l’on revient toujours) « décemment penser ce que vous dites ». On ne croit jamais qu’il puisse exister une pensée en-dehors des préjugés ordinaires, on vous rétorque que vous vous tenez si loin du commun qu’il doit se trouver de la « provocation » dans votre « posture », et de nouveau vos « intentions » sont mises en cause ; en somme, à côté de l’homme, on se figure qu’il n’y a que la mauvaise foi, la bête ou le monstre.

Là achoppe toute discussion, à cet inébranlable et impensé-là, mais sans jamais pourtant, et à mon grand regret, que le fil de la discussion en soit arrivé à rendre ce point explicite. Vous vous accordez avec chacun aussi longtemps que vous n’évoquez pas, que vous ne frôlez pas, la moindre pensée relevant « du cœur » remonté à la surface, c’est-à-dire, comme on pourrait dire aujourd’hui en manière de paradoxe et d’adage (pour montrer ici comme tous les adages sont absurdes), d’à la fois « viscéral » et « épidermique » : là, seulement et toujours, éclatent les conflits. En somme, ce n’est en toutes choses, et contrairement à ce qu’on prétend, que la morale qui divise : quiconque serait perpétuellement en mesure de remettre posément à plat et en question ses frontières éthiques, à les explorer de bonne foi voire à les redéfinir – en somme quiconque serait bien au clair avec ses « principes » –, ne rencontrerait jamais un opposant capable de produire en lui le moindre agacement : tous ses désaccords se trouveraient expliqués par un fond émergé d’incompatibilité très net, bien identifié et sans faux-semblants – ce sur quoi, dans toutes mes conversations, j’ai toujours voulu premièrement « mettre le doigt », c’est-à-dire expliciter et en quelque sorte neutraliser par là même la tension d’une opposition, le plus souvent en vain ; car à quoi serait-il par exemple mutuellement profitable que je discute de morale avec un chrétien qui, pour justifier ses axiomes, partirait de l’incontestabilité des Écritures ? Sans morale, c’est-à-dire sans jugements a priori de valeurs, on serait bien forcés de se rabattre sur des arguments présentables, dépassionnés et rationnels jusqu’à atteindre la base de ces foyers où commence à apparaître, du moins, une impression d’incompressible – mais foyers que dans une seconde mesure il serait passionnant de questionner puisqu’ils ne paraissent avoir rien de plus naturel ou de plus inné que de simples idées. Cette origine, cette foi, ces intouchés, ces sentiments chargés d’émotions qu’on considère encore souvent comme « la part commune de l’humanité » par crainte d’une véritable (re)considération des valeurs, constituent peut-être, à bien y regarder, également sa plus grande part d’immobilisme et d’obscurité, une entrave à toute pureté intellectuelle, un prétexte creux pour ne jamais sortir de soi-même et ne point se résoudre à accéder à de l’inconnu véritable et à du vrai nouveau. « Il faut que », « chacun sent bien que », « il est évident pour tous que », etc. : autant de formules vides d’intelligence pour s’abstenir de poser une question, d’aller chercher sous la terre, sous notre propre terreau, ce qui a contribué à notre « pousse » qui, depuis, parce que nous l’avons toujours vue ainsi, nous paraît dans sa forme actuelle évidente et universelle – mais il n’est pas du tout avéré que notre ferment originel ne soit pas infecté et pollué à quelque vaste et affolante échelle : cette contamination expliquerait non seulement que nous n’avons pas universellement raison, mais pourquoi nul ne voit que nous avons tort. Il y a, en tous cas, toujours de la lâcheté à ne pas remettre en cause ce qu’il suffirait peut-être de démontrer une bonne fois pour ne plus jamais y revenir.

En quoi je réclame : démontrez que votre morale, à vous, est la bonne, au lieu de perdre votre temps – et votre sang-froid ! – à répéter seulement sans aucune raison que je devrais avoir honte et me sentir coupable de la mienne. Tout se discute et tout se prouve : faites donc votre œuvre par l’affirmative si vous voulez objecter, plutôt que de nier toujours ; c’est qu’on peut justifier même des principes, mais c’est à condition, bien sûr, qu’ils soient solidement fondés.

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