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Henry War
12 janvier 2020

Les douleurs immorales

Je ne suis pas capable d’abandon, voilà mon grand malheur. Je perçois toujours la feinte et le jeu au travers des transports, tous les simulacres nécessaires au bien-être autant qu’aux tristesses, comme dans les rires de fête je reçois l’odeur de l’alcool et dans les funérailles je distingue l’affectation empesée d’usage. Il y a en particulier, dans le fait de danser, un second degré qui me fut longtemps inaccessible, un sens de la dérision et du ridicule qu’il faut assumer pleinement avant d’accepter d’accorder ses mouvements à un rythme musical : je trouve qu’on danse d’abord davantage pour amuser que pour s’amuser soi-même, c’est peu à peu que l’oubli s’apprend. Quand ça m’arrive, je danse surtout pour les autres, et je le fais grotesquement, à fond – je prétends même que c’est ce grotesque qui fait la qualité des danseurs amateurs comme moi, car à force de gesticulations éhontées et savantes, on atteint une forme d’art qui confine à quelque folie admirable. C’est que le danseur professionnel, justement, n’a jamais honte de ce qu’il fait.

L’état de solitude et d’introversion où j’ai grandi ne m’a jamais donné l’occasion et le désir de relâchements qui seraient passés en habitude ou en mode d’existence. Ma vie, pour le dire autrement, a singulièrement manqué de légèreté ; une gravité qu’on ne croit d’ordinaire pas compatible avec l’enfance m’a assailli très tôt, sans raison particulière, sans malheur distinct. J’ai sans doute, en vérité, senti très tôt l’écart de mon unicité, un peu semblable à Lovecraft qui, très jeune, raconte qu’il ne faisait qu’imiter ses camarades sans beaucoup de satisfaction, avec seulement le dessein de paraître normal. Par exemple, on peut juger des plus étranges qu’un enfant puisse se reprocher sans cesse comme je l’ai fait de n’avoir aucune expérience, et s’en accabler comme une faute qui l’empêche de tenir un rôle parmi le monde microscopique où il vit. J’estimais toujours que mes amours étaient nulles, par ce que loin de me reconnaître le plus petit mérite j’aurais été incapable d’apporter quoi que ce fût d’original et de valeureux à celle que j’aimais autrement qu’en imagination ; c’est pourquoi je rêvais continuellement à ce que j’aurais fait dans telle situation où j’eusse pu me montrer vaillant et héroïque, et jamais je ne me déclarais, faute de dignité. Même, mes premières déclarations, vers dix-sept ans, ressemblèrent plutôt à des débarras de passion sans aucun espoir qu’à des confessions avantageuses. J’avais, en matière d’amour, le goût d’échouer comme cohérence, vu le peu que je me sentais et savais.

L’illusion, on le voit, n’était pas mon fort – et il faut bien de l’illusion à un enfant pour se sentir de l’intérêt ! Je n’étais pas malheureux d’être rien mais je ne l’ignorais pas, et je pleurais presque tous les soirs, peut-être autant par honnêteté que par représentation intime. Aussi paradoxal que cela paraisse, on peut trouver quelque satisfaction romanesque à s’accuser justement d’être négligeable, c’est le principe de la mortification et de la pénitence, le propre d’un certain courant littéraire et d’une certaine conception pieuse de l’existence qui se résume à cette idée : « Comme j’éprouve de la grandeur à l’idée de n’avoir aucune importance ! » On appelle cela romantisme ou christianisme, qui sont tous deux formes artistiques et composées de la contrition. Bien des adultes ont succombé à cette tendance facile, à cette pente sacrificielle où l’on se trouve malgré tout un reliquat de valeur à s’admettre insignifiant.

La tristesse d’apparat – « d’apparat » dans la mesure où l’on porte alors à soi-même une attention à la flagellation que l’on se met en scène en pensées – m’a quitté, mais je n’ai pas pu abandonner pour autant ma contenance, ma réserve, mon recul indéfectibles et omniprésents, qui, soutenus en quelque variété au moins interne de froideur et d’austérité, se sont accrus avec l’expérience, c’est-à-dire avec la considération que les gens sont effectivement inconsistants et perdurent des enfants. Cependant, ne plus être triste ne suffit pas encore à être heureux, et la résolution forcée de la solitude ne signifie point qu’on n’espère plus du tout quelque plaisir un peu passager à fréquenter des gens.

Mais la connaissance que ces gens font de mon immoralité publiée, et l’incapacité qu’ils ont à se représenter qu’un être sans morale n’est point du tout identique à un individu méchant, ont réalisé bien des malentendus, des injures, des défiances inutiles et virulentes. Régulièrement j’expose une simple théorie que je suppose même naïve, on me traite alors de forcené et de fou, et tous les positionnements convenus servent contre moi d’appui et de justification aux plus terribles outrages. Je soulève aujourd’hui même une question sur mon grand-père dont le doute est évidemment ce qui se perçoit le plus, un mien cousin à qui je n’ai pas parlé depuis presque dix ans se croit alors en droit de traiter ma littérature de « dégueulis », sans plus d’explication et parce qu’il est sûr de sa raison automatique soutenue par sa famille et des foules. Le mal pleut dru sur moi parce qu’on est partout incompétent à mesurer qu’une vérité objective ne naît pas d’une intention malfaisante ou malsaine, et le premier réflexe est toujours de mordre celui qui, sans souci de fortune, ne fait que rapporter les réflexions qu’il a nourries dans son coin. Ainsi me frappe-t-on sans scrupule ni retenue, mais c’est en ignorant combien je suis le plus courtois des hommes, acceptant même toutes les idioties puisque par principe je méprise tout le monde, c’est-à-dire que je m’attends universellement aux insuffisances et aux vices de chacun sans y trouver de surprise et sans me sentir incité le moindrement à y prononcer de blâme particulier ou de correction : c’est la règle générale pour moi, il faut comprendre cela, et pas davantage le mathématicien ne trouverait à redire contre le théorème de Pythagore même s’il en réprouvait la logique bêtement systématique et fade.

On se croit froidement provoqué à distance par un alchimiste réduit dans son laboratoire et qui manipule des produits par seul intérêt personnel, et vertement on s’estime fondé à l’insulte et à la calomnie, et sans ménagement on le dénonce et on hurle, sans anticiper que ce sont rien qu’un regard ahuri et un front plissé qui accueilleront cette aussi brutale qu’atroce débauche de haine inanticipée.

Et après cela, on voudrait encore que ce savant censuré, qu’on suppose absurdement préparé à toutes les calamités qu’il aurait délibérément provoquées, vécût moins reclus et plus épanoui, plus humain en général après avoir été copieusement piétiné et déchiré par le moindre quidam qui se sent la démangeaison d’une injure au coin des lèvres ; il n’est pas normal, croit-on alors, que cet être prétendument sage soit si hautain et réservé. « Mais ris ! que diable ! ris ! » lui fait-on comme preuve de ses vertige et outrecuidance. Mais je ne puis plus que rire du monde et des gens, sans haine, sans hargne, sans violence ; je présente un visage silencieux pour ne pas offusquer, pour ne pas contrarier et susciter de nouveau vos véhémences incontrôlées, l’écrit étant le domaine où, comme on vient ici volontairement me trouver, je crois n’en imposer à personne et ne blesser quiconque – est-ce que je n’incite même pas, par mon style et mes idées, à passer son chemin au sot et au susceptible, n’est-ce pas ce que je fais toujours ? Ne peux-tu pas en témoigner, toi le rare qui me suis ?

Mais il est vrai qu’en déplaçant des certitudes et en publiant de telles relativisations, j’ai introduit en certains le germe méthodique et irréfragable de la désespérance ; j’ai amoindri des candeurs belles, j’ai annihilé le goût du pardon, démoli des éclats, réfréné des actions, troublé des esprits – et c’est, je l’avoue, ce dont je me pardonne le moins : qu’une sensibilité amie, pour m’avoir trop écouté et entendu, se soit sentie coupée, entravée, obscurcie, gênée par la vie qui se révèle tout à coup pour ce qu’elle est et qu’elle comprend. Je ne voulais pas, moi, faire de mal, ne croyant qu’au vrai ; mais le vrai trouve en son chemin des biens illusoires qu’il lui faut écraser, la foi et l’amour notamment comme l’attrait pour l’homme qui fait longtemps croire en la similitude des êtres et en la solidarité. J’ai contaminé quelquefois de solitude, de blasement, de mépris ; j’ai oblitéré le soleil lointain au regard éblouissant comme un nuage d’orage plus proche et qui discerne mieux ; j’ai répandu le juste venin du Bien et de l’examen que le bien et le bonheur ont surtout besoin de ne pas connaître ; j’ai remis le contemporain à sa place véritable et due de non-individu, et, en le décrivant pour ce qu’il est, en le décriant, nécessairement je l’ai dégradé, avili en lui rendant sa valeur c’est-à-dire sa vanité ; monstrueux proprement, j’ai brisé le rêve, dévoré des chagrins absurdes, iconoclaste du moindre Épinal, cannibale des pères et des fils, et même des alliés : chantre indestiné de la véridicité du désenchantement et de la désolation humaine, démythificateur de tout langage qui n’est que proverbe mécaniquement, inexorablement, imparablement, intransigeance lourde où la sempiternelle volonté pourtant est au désir de fraternité dont la possibilité est sans cesse démentie : être un exemple de ça ! Le rire plus jamais n’est le même, il en ressort une jaunerie mâle et sans voix, pas même ironique, sans réjouissance immédiate car oublieuse de l’oubli qui est l’ombre de tout sérieux. Ne plus rien craindre n’ayant plus rien à perdre, être comme le scientifique désabusé sur une planète exilé, sans possibilité de retour, sans le plus petit soupçon de retrouver les siens, sans même le moindre indice de se redécouvrir jeune et insouciant ! Ah ! je me repens d’avoir transmis cette vision atroce, insoutenable, perfide presque, à ceux qui, rares, m’ont admiré ; je me repens de mes raisonnements captieux, captieux en ce que l’Incontestable enferme inéluctablement le penseur en des prisons de griseurs plus sensées et réelles que les innocences indénombrables ; je me repens pour ceux-ci d’avoir aimé en dépit de ma joie et de la leur le Vrai beaucoup plus que le Bien et de ne leur avoir pas offert, en mentant, le suc délicieux du népenthès où tendait déjà toute l’imprégnation du Léthé où ils naquirent et furent éduqués. J’ai eu, trop longtemps, la marque d’un idéal d’homme qui pouvait entendre la saveur des mots plutôt que leur écho et leur coque, et je n’ai pas su m’arrêter à temps, avec la complaisance de parents qui dissimulent le sordide et l’horreur au moyen d’agréables fables apaisantes et qui contentent. Je n’ai pas su faire, c’est vrai : j’ai corrompu, pour autant que tout bonheur passé et relégué résulte d’une sorte de corruption.

De cela, je souffre bien davantage que de tous les affronts stupides qu’on m’a infligés par inconnaissance ou par imbécillité. Mais c’est trop tard, je l’ai dit ; je ne puis me renier. Je suis le monstre du dégoût sur la lande effroyable. Je suis aujourd’hui devenu ce que j’ai toujours été, cette transformation est irrévocable, de celles dont le processus est immuable et ne s’inverse pas sans détruire et anéantir la créature même. Cet élixir de la métamorphose qui m’a investi, qu’il soit poison ou remède, est l’essence de ma vie, comme le sang de mes veines : on ne me l’enlèvera pas.

Je vois la lande, et l’effroi ne m’atteint plus. Vos paysages trompeurs ne me reviendront jamais : j’ai égaré pour toujours votre bienheureux sens du mirage.

Entretemps, à cause de cela, combien d’affres, d’afflictions, d’angoisses pour moi de n’être utile qu’à moi-même ; et dans ces douleurs, n’ayant plus eu l’attrait des représentations sitôt que je les ai identifiées, ne plus pouvoir pleurer, me prémunir contre ces souffrances explicites par le sentiment constant que le pire est toujours normal et prévisible, me défendre des larmes par la conscience de la superfluité ridicule de leur épanchement, me garder de ces défigurations vaines par la certitude que toute peine, que toute épreuve, que toute adversité, est au fond une puissance supplémentaire octroyée par la vie impitoyable ; et se savoir grandir du tragique de l’existence, le gris mur de l’indifférence implacablement plaqué entre l’œil et l’univers, et se dire perpétuellement, comme une litanie salvatrice de désespéré plantée dans un cerveau noir, que, comme l’écrit Shakespeare, à défaut de tout remède j’aurais toujours la ressource de mourir.

 – Et pire peut-être ! se dire cela, chaque fois, sans la plus petite émotion ! Ah ! Comme les contrées de l’Immoral sont minérales et froides ainsi qu’une cellule !

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Commentaires
H
Je voulais dire qu'il ne devrait pas y avoir de distinction entre l'être et et le faier du point de vue des valeurs, chez un individu cohérent.<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne veux pas semer le trouble, mais à force de constater comme je diffère, je suis bien forcé de reconnaître que je suis, pour le moins, un homme plutôt singulier.
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P
Henry, je vais réfléchir s'il y a contradiction ou pas. Enfin, si moi j'y vois quelque chose de semblable. Je vais revoir la définition du verbe " se repentir". Est-ce qu'être est une faute ? Mais je vais y réfléchir.<br /> <br /> Quant à ton humanité, n'es-tu pas le premier à l'interroger dans tes discussions et a semer le trouble ? Je n'oublie cependant pas, moi, que la main que j'ai, une fois, serrée était bien celle d'un semblable.
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P
Tu y écris « Je me repens » et j'y vois comme le repentir d'être quand ordinairement on se repent d'avoir fait.<br /> <br /> C'est un texte terriblement humain que tu as écrit là, Henry. Plein d'humanité et de souffrance, c'est ce que je trouve de si attachant.
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P
Henry, je ne me détache pas de la lecture de cette page.
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