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Henry War
30 janvier 2020

Il ne faut jamais entrer en conversation avec quelque chose à dire

Ce conseil-titre est plus sérieux qu’on ne peut penser : vouloir au préalable dire quelque chose, c’est toujours largement se limiter à ce qu’on sait. Un trop-plein et une purgation tiennent alors lieu de discussion, et il y a fort à parier que votre interlocuteur, qui en sait et veut moins dire sur ce sujet que vous, soit importuné ; j’éprouve toujours un grand dégoût mêlé de honte chaque fois que j’ai succombé à ce travers. Il vaudrait bien mieux ne rien savoir, s’intéresser et s’enrichir de ce qu’on ignore, plutôt que chercher à s’épancher de ce qu’autrui n’est pas curieux d’apprendre (et passé ses études, autrui n’est à peu près plus jamais curieux d’apprendre quoi que ce soit) – et c’est sans compter sur l’inanité résultant de ces sortes de soliloques si peu interactifs : on s’est entraîné à répéter, mais… pour quoi faire ? il suffisait d’écrire ! Quand j’y pense, c’est probablement un grand avantage pour mon entourage que je produise ces Discussions, cela leur épargne des synthèses orales qu’ils n’auraient pas désiré entendre et qui n’eussent servi qu’à me prouver que je sais les formuler et perfectionner mes arguments ; autrui ne devrait jamais servir comme cobayes à recevoir, c’est-à-dire à demeurer passifs. Qu’il n’assimile que ce qu’il souhaite découvrir, c’est l’évidence même, car on ne voit nulle part de gens qui apprennent par hasard de nos jours, cette race n’existe plus. Il semble que, pour la plupart, il faille une posture préalable qui est comme une préparation à activement utiliser son esprit : c’est sans doute l’effet de ce qu’on pourrait appeler la « sclérose du quotidien » où le contemporain s’efforce seulement de se répéter ce qu’il sait, notamment sous la forme de protocoles et de rengaines, sans véritable désir d’introduire dans ce répertoire du connu des données extérieures capables de troubler ce qu’il estime sa compréhension confortable et figée du monde limité où il vit, et particulièrement des causes morales qui lui sont associées.

Ainsi, ce conseil : les autres ne sauraient être de bons réceptacles en toutes choses, ne les utilisez donc pas en croyant qu’ils peuvent éclaircir vos idées, cela n’arrive jamais. C’est dans la solitude que vous parviendrez à démêler vos pensées, en tous cas à décider ce qui vous est le plus propre, ce qui vous causera le moins de regret intrinsèque, ce qui vous correspond le mieux – mais c’est aussi une preuve de supérieure indépendance que de pouvoir s’y résoudre. On aspire beaucoup au soutien des autres et à leur approbation sans se rendre compte que c’est une compromission et une lâcheté que d’attendre ce signal pour être conforté et agir : cette tendance blesse l’individu en vous, ne vous y livrez pas.

Mais vous pouvez écrire, ça oui – ce que je fais ici. De cette façon, vous n’imposez rien, et hormis quelques salauds de mauvaise foi qui vous insulteront pour avoir publié vos pensées sans autre ambition que de servir et fixer les réflexions que vous couvez, on ne pourra pas légitimement dire que vous gênez, vous ne provoquez pas du moins à dessein, c’est tout à fait en-dehors de votre volonté si une poignée d’imbéciles se sentent choqués ou contrariés de messages qui ne leur sont pas destinés et qu’ils sont peu en mesure d’entendre – comme l’écrivait Nietzsche, vous ne jouez pas du tout à proposer des paradoxes, mais les paradoxes sont d’emblée en ceux qui vous lisent et qui se méprennent sur vos intentions. C’est peut-être un tort de ne pas s’adapter à son public, mais aussi, qui a affirmé que vous ambitionniez d’en avoir, de public ? N’ai-je pas répété maintes fois que je ne poste ceci que dans l’espoir vague d’édifier par hasard les rares esprits qui rechercheraient comme moi une saine compagnie ? On a les amis qu’on veut, et je n’oblige personne ni à m’aimer ni à me lire – je pense notamment à cette pathologie aux identités multiples qui passe beaucoup de son temps à vitupérer des inepties sur ces Discussions qu’il ne peut pourtant pas s’empêcher de lire sans jamais les réfuter, qui procède par outrages et malentendus uniquement (je l’ai bien anéanti : retenir que son adresse IP se termine par 153.71, et supprimer systématiquement ses commentaires pour ne pas le conforter dans cette publicité qu’il se croit avantageuse, jusqu’à du moins ce qu’il acquiert un esprit, qu’il s’exprime avec un semblant d’argument – et je demande pourquoi, par quelle patience prodigieuse, par quelle naïveté encore, je lui ai jusqu’aujourd’hui répondu si longtemps, entretenant par là-même sa névrose ? C’est certainement parce que ses invectives étaient parfois pittoresques à défaut d’être justes). Mais est-ce que j’impose quelque chose ? Même, je ne rapporte guère à mes proches que j’écris, pour ne point qu’ils s’imposent par politesse d’y regarder : l’abord d’un texte devrait toujours incomber premièrement à la décision du lecteur, ou c’est l’auteur qui lui sera redevable de quelque chose, tandis que c’est lui qui devrait plutôt faire l’apport, à mon sens, et susciter éventuellement des remerciements.

C’est pourquoi, avant de s’adresser à quelqu’un, d’un point de vue tout rationnel et pratique, mieux vaut, je crois, ne pas avoir d’intention, ne pas prêcher, ne pas s’apprêter à convertir d’une façon ou d’une autre : c’est peine perdue, sauf à vous donner l’air pédant – car même si vous êtes effectivement éloquent, comme on ne vous demande rien on vous détestera de vous imposer, il est inutile, par conséquent, de vous efforcer d’instruire. Préférez vous présenter l’esprit ouvert, mais non pas « ouvert » comme on l’entend d’ordinaire par désir de présenter un visage avenant ou dans l’espoir d’apprendre vraiment quelque chose, car image et amitiés sont une perte de temps pour l’individu, et quant à être instruit d’un contemporain, voici qui me paraît à peine pensable (sauf, bien sûr, s’agissant d’enquêter à son contact sur ce qu’est un contemporain). « Ouvert », il faut le concevoir comme « à l’affût des hasards », comme la forme détachée, distanciée, désintéressée presque de l’intelligence : se dire que l’ennui se garde pour soi tout autant que la sagesse, et vivre ainsi, dans l’ignorance superbe des mondanités, sans désir d’éclat social, ou bien, par amusement et par joute, n’en conserver que pour soi le souvenir d’une fierté ou d’une réflexion neuve.

Ne jamais oublier, ne fût-ce qu’un instant – car cet instant inévitablement est celui où l’on s’engouffre dans quelque piège régressif où l’on croit de nouveau pouvoir convaincre des hommes – que l’essence même du contemporain induit l’impossibilité de partager avec lui plus que des usages et des platitudes – il n’est pas intellectuellement outillé pour autre chose, son cerveau est stylé uniquement à des conventions et des rengaines. Qu’importe le dédain qu’on vous attribuera, j’ai résolu pour moi ou d’être tout à fait franc ou bien de me taire, et je m’aperçois qu’il vaut encore mieux ne rien dire à moins d’être directement sollicité : je ne cause ainsi nul tracas ni nulle aigreur (du moins tant que mon entourage n’a pas compris que mes silences sont des dénégations, mais les gens sont longs à comprendre ce qui les humilie), ayant d’emblée résolu que je ne puis accéder à personne, sans rien dire encore de les atteindre, avec des moyens dialectiques et raisonnables. Certes, c’est admettre la solitude comme condition intrinsèque de l’existence et de la pensée, et l’on peut juger cela sinistre, mais n’importe comment mes conversations y menaient toujours ; l’illusion même d’une transmission était, à la fin, ce dont je me désespérais le plus – avec tout cet effort rendu pour rien.

On dira, après avoir lu cela, que je suis hautain, plein de mépris et de morgue, et je jure, moi, que j’ai pour le bétail humain plus de compassion qu’on ne veut bien croire et dont il est difficile de se rendre compte ici, et la preuve en est que je renonce le plus souvent, en dépit de mes moyens faciles et de mes peu d’attachements, à écraser et à humilier ; mais enfin, une bête est une bête, le troupeau a ses règles qui se vérifient toujours, et il serait vain de prétendre que de telles créatures puissent être mieux que dressées – or, j’admets que j’ai fort peu le goût des dompteurs. Le langage même dont nous usons, eux et moi, diffère tant que je doute de parvenir à en être moindrement compris, et, sans parler encore de hauteur, nos dissemblances patentes, qui les agacent mille fois plus que moi, nous tiennent éloignés comme deux espèces d’homme qui ne se reconnaissent plus à peu près que par des similitudes physiques.

Pire, terriblement pire : à présent, quand je crois pouvoir éduquer un contemporain, quand j’entre en conversation sur un sujet comme il m’arrivait si régulièrement de le faire autrefois, je me méprise presque l’instant d’après, je devine non seulement combien j’ai été enthousiaste et emporté par erreur, mais comme il faut nécessairement, pour que je me fasse entendre, que je me sois abêti : une seule préoccupation commune avec lui m’est devenue l’indice d’une déchéance, et je ne reviens pas d’un débat sans me figurer automatiquement que ma pensée, pour s’être aventurée sur un terrain vulgaire, s’en est trouvée certainement faussée et que j’ai dû me tromper, du moins manquer de recul, de hauteur et parler de toute autre chose en vérité que du fond : c’est alors que j’ai bêlé si je me suis fait comprendre, ou bien que j’ai voulu bêler si la tentative a encore échoué.

En quoi, à présent, le fait même de tenir conversation avec quelqu’un m’est une inquiétude, une rétrogradation et un regret anticipé : le pôle nord de la discussion, sur quoi inévitablement pointe la boussole de sa réalité, ne sert plus qu’à m’indiquer où se situe le pôle sud objectif de la profondeur et de la pertinence où je voudrais aller.

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