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Henry War
2 février 2020

Possédés

Rien de plus glaçant, rien de plus effroyable et scabreux, à y songer vraiment – je veux dire à l’intérioriser comme un excellent lecteur, comme un très bon philologue –, qu’un cœur qui bat : c’est une voix lancinante qui susurre en sourdine un ombreux langage d’outre-monde que nous n’entendons point, et, dans notre légèreté, dans tous nos vœux d’insouciance, dans notre dégoût atavique de s’y référer, nous en faisons automatiquement un allié, faute de pouvoir l’extraire de nous, à la manière dont on finit par s’approprier un chant ou une musique capiteuse qu’on n’a de toute façon aucun moyen de refouler. Ce bruit gluant et sous-marin de moteur entraîné et de basse pompe susciterait la répugnance la plus extrême, le sentiment de l’anomalie la plus contre nature, les affres de la terreur la plus affolante, si nous ne craignions pas de nous donner de l’angoisse jusqu’à la nausée rien qu’à penser concrètement à cette viscosité tiède, persistante et matériellement innommable, dégoûtante comme une éponge de sang. L’habitude ferme le regard de la conscience sur les pires atrocités de la réalité où nous vivons ; cela vaut également et même à plus forte raison pour la réalité en nous : ajoutez seulement à un cœur des yeux, et vous avez là le spécimen de cauchemar le plus intime et le plus troublant de toute l’humanité pour des milliers et des milliers d’années.

C’est même une chose effarante au fond, étonnante et affligeante, ainsi qu’un signe peut-être de la plus basse stupidité, qu’un organe si autonome ne suscite en nous aucune méfiance : on dirait pourtant exactement un parasite, sans soin, lové, attaché, caché là profondément, tapi comme un poisson avide dans son bocal d’entrailles, aspirant à quelque sournoise et pernicieuse tranquillité d’oubli, se repaissant dans l’ombre écarlate, rendu inaccessible par les barreaux solides et douloureux de la cage thoracique, indélogeable, inarrachable, impitoyable et même inaccessible à toutes représentations que nous chassons, et nous forçant, sans déni possible, à collaborer, à faire notre volonté de la sienne, à alimenter les desseins de ce monstre insensé que nous portons sans cesse, que nous déplaçons partout, qui nous commande de l’intérieur ainsi qu’un pilote en son propre navire, qui nous possède, oui, et que nous ne possédons point, jamais. Sommes-nous maîtres du cœur ? Non, nous en sommes des proies, cette force qui nous anime ne nous appartient pas, elle pulse de ses tentacules asymétriques vers toute notre physiologie prisonnière et envahie, et nous ne l’ignorons que parce que ce grand Dominateur nous a subjugué, tous et chacun, dès la naissance : qui oserait dire, autrement, que nous consentons à l’emprise de cette horrible chose ? non, personne, personne…

Ah ! quel soupçon atroce ! atroce, mais intransmissible sans doute : je passerai encore demain pour un fou solitaire, n’importe ! Notre cœur nous est étranger ! venu d’ailleurs ! lieu inhumain, insondable, par-delà les abîmes de notre compréhension ! et il ne nous veut aucun bien ! Oui, très probable qu’il n’est rien qu’une conscience extérieure et logée en nous qui fait uniquement son intérêt, que nous n’avons pas souhaitée, qui nous habite et nous aspire, et qui nous viole avec abjection, et qui confond tant notre nature que celle-ci s’ignore, se méprise et se néglige à cause de lui !

Le cœur est l’organe de la vie, ça oui ; mais nous, pourquoi serions-nous foncièrement des êtres de la vie, des êtres pour la vie ? en quoi y sommes-nous rédhibitoirement attachés : y a-t-on déjà assez réfléchi ? Qui a décidé cette relation indéfectible, inexpugnable et oppressive au point que stupidement on n’envisage plus rien d’autre qu’un homme vivant ? N’est-ce pas plutôt que la vie nous ordonne et nous soumet à cette vision ? Comment savoir si notre essence n’est pas radicalement altérée par ce qu’on croit en nous indispensable, n’ayant jamais connu ni conçu autre chose que cette vie intrinsèque et palpitante, depuis toujours ? Pourquoi un homme devrait-il consister en cette fusion inséparable, en ce nœud indéfectible, en ce compromis forcé ? Que serions-nous sans la vie, cette vie qui nous surprend, nous attache et nous ment ? Un homme pur peut-être, oui, un vrai homme, un homme dépollué, débarrassé du surplus, des entraves et de cette agrégation malhonnête et infâme ! Nous rendre parfait, serait-ce alors nous défaire de ce gluant superflu qui nous trompe au point de nous accroire consubstantiels et immanents ? Ah ! Rien de nous n’échappe à ce geôlier insidieux et accapareur qui, chaque seconde, nous arrache comme une brute à notre consentement !

Quelle serait-elle donc, notre nature acordiale ? Immatérielle et supérieure, bien sûr ! Idéale sans aucun doute ! Rationnelle et éthérée comme l’azur inatteignable, comme l’air qu’on ne saisit pas, comme les vides entre les mondes qu’on n’entrave point ! Mais un cœur initial a greffé autour de lui ses inextricables et infinitésimales ramifications comme des griffes, comme des rameaux, des racines et des lianes, et il a emprisonné en la matérialisant toute notre forme ontologique constituée autour et à cause de lui ! Une limite mécanique, une lourdeur de plomb, toute cette construction enchevêtrée qui a entravé pour longtemps notre être comme la corde lie la terre au ballon, et nous voilà fichus, condamnés à errer organiques et bestiaux, à ingérer des matières malaxées, à pisser piètrement entre les pierres, à souffler en bœufs au moindre envol, à souffrir et à pourrir sans arrêt, encore en ce moment même ! Qu’on songe que nous n’étions pas destinés à nous traîner si péniblement en corps et en esprit ! Figurons-nous ces hommes plausibles à l’opposé de l’univers, autres et sans cœur, insoucieux de cette contagion ou étant parvenus à la vaincre, qui ont le bonheur d’exister sans la vie, c’est-à-dire sans l’esclavage et sans l’enfer !

Nous sommes victimes et esclaves de la vie, corps et âmes – la vie, ce bourreau sans âme, peut-être ne nous veut aucun bien, attentive uniquement à sa perpétuation, à s’étendre et à gagner d’autres lieux et d’autres temps grâce à notre consentante parce qu’aveugle servitude. Nous croyons ici avoir remporté le règne sur toute créature, imbéciles que nous sommes : or, qui sait si ce n’est pas seulement la vie que nous transportons sans y prêter attention que nous avons fait gagner son pari ? Qui sait si, hors notre corps dont elle fait tout son profit, la vie ne nous haïrait point si elle avait assez d’élévation pour éprouver rien qu’un sentiment ? Ah ! ce serait, évidemment, la cupidité insatiable d’abord, et puis la haine née de la crainte de nos maladresses et de nos résistances ; quoi ? que notre corps qu’elle a élu puisse être assez indocile pour se tuer, par erreur ou par provocation ? Soit alors ! habiter plus loin ce corps, l’investir comme une possession de plus en plus inaliénable, et entrer jusque dans ses nerfs, jusque dans sa volonté, comme une maladie du tempérament et de toute la physiologie reréglée sans trêve à sa seule convenance !

J’ai écrit « âmes » aussi, et je ne m’en repens pas : notre moi, esprit et « cœur », intellect et passions, est entier dévolu, asservi à la vie, sans y prendre garde. L’individu, mis en rapport avec notre sentiment omniprésent de « devoir d’exister » – respiration, mobilité, agitation et toutes les variétés de la conservation, tous ces « élans vitaux » en somme –, ne compte pas, disparaît à notre désir de subsistance, argent et puissance d’intérêt universel, car la vie n’a pas d’égard pour l’unique, s’en moque et peut-être le déteste ; et nous, qui lui sommes aveuglément soumis, sans conscience de cette soumission, nous devenons foules, espèces et générations, des troupeaux bêlant d’énergie forcenée ; l’immense majorité d’entre nous formant et concentrant tous les vœux à cette entreprise obtuse. C’est une règle observable que moins il y a d’individu en nous, plus il y a de vie, et réciproquement, vérité immuable et indéniable. Le summum de la vie, c’est le sacrifice de l’homme singulier au profit des gestes de la multitude grouillante – et l’espèce en nous applaudit toujours aux héroïsmes qui mettent en péril le singulier au profit du collectif c’est-à-dire d’elle-même, de sorte que les seules manifestations de grandeur que nous reconnaissons sans conteste sont celles qui profitent à des vastes ensembles (au même titre que le comble de l’atrocité consiste toujours pour nous en des crimes de masse qu’on qualifie de façon distincte et qu’on sanctionne spécialement pour les marquer d’un sceau d’opprobre tout particulier). Mais la vie n’a presque que faire de la personne humaine en tant qu’unité indivisible, et c’est ainsi et à cause de son influence irrésistible que nous nous délayons comme une eau dans le grand bain homogène de la foule abrutie par l’éternelle sommation de vie.

Hideuse vision ! Grotesque atrocité ! Paradoxal immonde ! Une poursuite, un alien, un adversaire et un Dieu assenant contre nous et jusque dans l’intimité de nos êtres son unique commandement : rien d’autre que cela, la vie impérieuse et souveraine ! Ah ! la vie-maladie, la vie-épidémie, la vie-pandémie d’une planète entière, mais sans ennemi que la mort qui n’est que son absence de répandage, son hégémonie étant faite sur tous les êtres qu’elle incorpore et dénature : ils n’y pensent plus jamais ! Le plus grand génie de la vie et sa force la plus vicieuse c’est-à-dire sa perfidie la plus astucieuse, c’est d’avoir fait croire à toute la Terre que sans elle il n’y aurait pas d’être, au point que tout ce qui dispose d’une sorte de pensée, d’une variété d’existence, s’acharne à la défendre avec une ardeur frénétique. Elle a su intégrer en toute essence l’intérêt premier de sa persistance comme on marque une créature au fer rouge, davantage même : comme on introduit et on grave en une identité subvertie un traumatisme opportun et profond – « j’ai souhaité que tu redoutes la mort qui est mon ennemi ». Pire encore, cette manipulation nous est devenue invisible, et, quand nous la sentons, comble de domination à notre préjudice, nous croyons que nous ne la dénoncerions que pour notre mal, tant nous sommes infiltrés, leurrés et corrompus en profondeur.

Nos pensées, presque sans exception, sont assaillies en permanence et conditionnées sans faille par la vie qui nous murmure et nous impose sa loi, sans même que nous ayons jamais eu accès à d’autres incitations, à une philosophie alternative et parallèle, sans même que nous ayons rien que l’imagination d’une existence sans vie : notre morale, notre intelligence, tous nos travaux héroïques, ne font que confirmer l’instinct qui est l’ordre de la vie passée en réflexe, et tout ce que nous bâtissons, à y regarder de près, n’a pas d’autre but que d’étayer toujours la vie, cette créature affamée et dévorante qui abuse, en même temps que de notre hospitalité, de notre liberté et du sentiment de notre liberté. Nous ne sommes qu’illusions, en vérité, des jouets sans idée, des marionnettes qui se fantasment une spontanéité et des décisions propres, notre grandeur même est usurpée faute d’avoir jamais aventuré une théorie de la véritable distinction d’avec l’animal, et nous valons même moins que lui par ce mensonge opportun et violent de notre importance et par la foi unanime en notre nécessaire survie, au nom de la vie plurielle – l’animal ne se prévaut pas d’une conception aussi mensongère de son être, il ne nie pas sa domination à la vie ni n’y trouve de prétextes, et il a en cela moins tort que nous. Mais qui dirait avec honnêteté que l’existence se présente seulement à nous comme une injonction de vie ? Personne, idiots que nous sommes ! Et pourtant, nous sacrifions tout, tout ce que je n’ose qu’à peine baptiser du nom de « réflexions », à l’autel de la vie – nous y souscrivons, certes, mais sans autre choix, faibles à concevoir l’au-delà de ce que nous croyons une part indéfectible de nous-mêmes, faibles à nous autodéterminer pareillement au chien ayant toujours vécu envahi de puces et qui suppose là son état normal, qui ne suppose même rien à vrai dire tant il ne peut concevoir quel serait un état autre sans cette myriade sur lui (que penser même de sa conscience de la puce si la myriade se trouvait en lui, à l’intérieur même ?), faibles à réfléchir par nos seuls moyens humains et par l’effort d’un immense et cosmique Recul, c’est-à-dire, enfin, fors la vie. Oh ! combien la vie tyrannique nous absorbe et nous aliène ! Nous ne sommes rien, faute de nous distinguer d’elle !

Qu’on juge combien l’homme rare, admirable étrangement, l’homme de génie, lorsqu’il quitte son adhésion pour la vie et qu’on le voit devenir à la fois audacieux et sage, diffère de tous les autres et alors se singularise, au point que son humanité semble insaisissable, qu’on ne dirait plus un homme, qu’on dirait, si l’on voulait dire, un « surhomme » : c’est qu’il se retrouve peut-être, n’étant plus diminué d’altérité, redevient ce qu’il est, reconnaissant tacitement que la vie est autre que lui. Son cœur bat moins fort peut-être, comme ces indous léthargiques qui paissent en méditation ; il devient plus économe de ses gestes, n’use de son corps que comme un moyen contraint et entretenu sans le diviniser. On reconnaît sa pensée, curieusement, à ce qu’elle dirige ses intérêts vers toute autre chose que la survie humaine, elle dépasse cette conception réduite de l’univers accaparée par l’instinct, et elle trouve des représentations inédites et disparates parce qu’échappant aux contingences vitales auxquelles veut le rabattre la prééminence insistante du cœur : on distingue un grand homme, évidemment et logiquement, à ce qu’il est toujours quelqu’un qui oublie la nécessité de vivre, la nourriture nécessaire, l’amour reproducteur, l’argent assouvisseur de puissance, les périls des inimitiés et de l’isolement… Tous ceux qui furent supérieurs, à bien y regarder, ont exprimé un orgueilleux mépris de ce qu’on nommerait par généralisation « leurs intérêts et leurs besoins vitaux » ; ils ont intériorisé ce détachement des exhortations plus ou moins hurlantes de la vie au point qu’ils ont atteint un stade de compréhension où, ayant accepté d’encourir tous les risques d’une forme de mort, ils ont du même coup relégué tous nos acquis au rang de préjugés inférieurs. C’est pourquoi l’homme normal, défait par persuasion de la considération qu’il est un pantin d’autre chose, ne peut rivaliser avec eux ni même accéder à leurs théories et extrapolations en ce qu’elles lui sont si paradigmatiquement inactuelles, vivant sur un plan fort éloigné où, lui, concède toujours immédiatement au cri intérieur, à l’appel permanent de la conservation qui lui dicte son principe et le fond de toutes ses morales et par conséquent toutes ses conduites et pensées qui n’en sont que les applications et corollaires. En quoi on ne devient grand, et un individu véritable, que par la négation de la vie en soi : s’élever, c’est alors s’échapper de ce qu’on croit soi-même, et, ce faisant, revenir au vrai soi ; c’est fuir même les conventions qui se situent dans l’antre noir et inquestionné de sa propre naissance.

Ainsi : se représenter la mort comme retrouvailles avec l’état quintessencié de l’homme, dévitalisé, spiritualisé, abstractisé et essentiel, qui est principiellement sans mouvement, sans douleur et sans bruit, qui est sage, à la manière de ces êtres idéaux dont on rêve quand on se figure, même relativement et brièvement, un être humain accompli ou parfait. Devenir capable de se figurer que l’homme est, même mort, et qu’il est même davantage de ne pas transplanter à son insu une autre bête distincte, exactement comme le cancer est un excédent de l’homme et non un supplément ou sa condition. Ce qu’on croit communément, que l’attribut de l’homme est la vie, le démythifier en bêtise ignoble sans faculté de conceptualisation, sans absolu, sans même recherche de vérité. Intuition ou hasard ? un homme sage, dit-on à peu près partout, se réserve, se tait, se meut déjà moins ; le sage, saurait-on, n’a pas peur de la mort, ne craint pas de penser en-dehors de la morale de vie, ose, quoique sans sentiment de se nuire, pour ses idées le sacrifice de son existence ; universellement les civilisations transmettent en loin – je ne sais comment elles y viennent, et en silence presque, comme quelque révélation d’un secret mystère – cette sapience qu’un individu parfait se rapproche d’un mort, du moins d’un mort capable de penser, et même de penser mieux parce qu’il ne subit pas, justement, l’emprise de la vie : Jésus n’a pas besoin de la vie, c’est quand il est mort qu’il s’élève d’un pas supplémentaire sans cesser d’exister.

Le grand Saut : pourrait-ce constituer un idéal de Grandeur, à savoir lutter contre la vie, audace superbe, magnifique tribut à la pensée désincarnée ! Discriminer sans relâche le bios du zoï, vouloir l’être, et pour cela traquer la vie pour la chasser. Faire de chaque jour une rétention, une compression de cet animal menteur et poignant, s’annihiler la rage impulsive d’exister, de pulluler, d’être passionnément futile à des rôles de confort et de puissance qui ne sont rien que des extensions de l’en-vie, et lutter ainsi de toutes ses forces et par tous les moyens contre le profit abominable que la vie sinueuse et subreptice fait de nous contre nous.

Ah ! Ce souhait ! subtile fulgurance de générosité supraterrestre, mille fois supérieur à tous les emprisonnements mesquins que le cœur nous impose :

Mourez, amis ! mourez, mes maîtres ! et ainsi soyez hommes, c’est-à-dire purifiés ! Oh ! j’y pense, j’y pense enfin, à l’aube d’un homme inédit peut-être, et, étant monstre alors – comme je vous envie !

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