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Henry War
11 février 2020

Comme la foule ignare rend misanthrope et choquant

Friedrich Nietzsche, jeune professeur à Bâle déjà bouillonnant de révolutions formelles et morales, est d’abord déserté d’élèves et largement boudé de ses collègues, ne suscitant guère d’enthousiasme : il acquiert très tôt ce ton d’orgueil inhumain qui est insoutenable aux foules et qu’on prend pour un superbe mépris. Jack London, dont le labeur littéraire fut extrême, et qui mesure peu à peu combien son succès fulgurant est un effet de mode inconsidéré, décide de s’exiler en bateau, prenant en dédain le genre humain tout entier. Howard Lovecraft, que ses camarades de classe rejettent pour son esprit singulier, inhabituellement mature et supérieur, développe un racisme outré que nourrira son échec à New York, ainsi qu’un antisémitisme qui, étrangement, n’empêchera pas son mariage avec Sonia Greene, femme juive. Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, dont le génie stylistique est d’une grande évidence sinon d’une stupéfiante nouveauté, est premièrement conspué par ses confrères qui le blessent de leurs vindicatives morsures : c’est alors qu’il prend les positions absurdes qu’on lui sait pendant la Seconde Guerre mondiale et devient notamment le monstre pamphlétaire et hargneux de Bagatelles pour un massacre.

Même Flaubert, même Baudelaire, même Corbière et Maupassant, et Bloy et Muray et avec eux maints des plus grands génies de la littérature, tôt ou tard expriment des positions de profond détachement sinon d’antagonisme virulent contre l’humanité. Villon, Rimbaud quittent eux aussi le monde non sans quelque espèce d’invective collective. Est-ce leur insuccès qui nourrit en eux de l’aigreur ? pas toujours, mais souvent – c’est certes une tendance qu’on ne rencontre guère chez des Hugo célébrés et chez tous ceux qui, adorés promptement par tous comme la plupart de nos auteurs contemporains ayant réussi, tendent à leur rendre grâce voire à devenir tout à fait leurs inconditionnels porte-paroles – ; pourtant, aigreur ô combien justifiée ! car ces auteurs sont sans conteste excellents, y compris les plus brutalement radicalisés et peut-être même surtout eux.

D’où vient alors cette posture de dureté froide ou d’humeur féroce qu’on les voit soudain soutenir irrationnellement ? ce ne sont pourtant pas des idiots, je m’en porte caution ! C’est bien à dessein que j’écris « posture » et non « position », car on sent combien, chez plusieurs d’entre eux, la méchanceté fut toute gratuite, incohérente et fondée sur rien qu’un désir impérieux de défoulement, comme chez Lovecraft et Céline qui ne surent jamais le moindrement ce dont ils dissertèrent avec tant d’outrageuse véhémence. Par quel revirement singulier ces hommes immensément talentueux que rien ne prédestina à la haine se sont-ils déchaînés en flots si lestes et décomplexés ? On les croirait devenus fous, ces écrivains-maîtres, et furieux presque tout à coup, désinhibés à quelque degré de forcené. Or, nullement le rapport entre un tempérament studieux et l’absence de reconnaissance littéraire ne peut suffire à expliquer la bile provocante qu’ils exsudèrent à un moment de leur histoire personnelle – mais ils furent des artistes supérieurs, de cela je ne puis douter. On les a voulus malades, certains du moins, on a supposé que la syphilis de Nietzsche pouvait tendre à de telles « déraisons », à telle démonstration de hauteur dédaigneuse, et on a cherché un temps à fabriquer une pareille syphilis à Lovecraft. Mais c’est bête et ça ne suffit pas, et puis les dates ne correspondent pas…

Comment naît la haine chez des individus, c’est-à-dire chez les rares qui justement ne sont pas le groupe, pas le lot imbécile, unanime, grégaire et tout vainement fier ? Qu’on lise les philosophes les plus méticuleux, je pense par exemple à Voltaire, je pense à Carlyle, à Emerson, à Thoreau, Spencer, Wilde, Shaw, Mencken… on trouvera toujours dans leurs écrits un certain ton de persiflage et de distance proche de l’autorité et du dédain, ton qui est déjà au fond et pour ainsi dire l’antichambre du blâme ou du mépris. Cette hauteur avec laquelle ils jugent les plus communes erreurs nées de la bêtise ordinaire n’accorde guère de bénéfice du doute aux fauteurs de mensonges : si un sentiment en eux de supériorité existe bel et bien, il n’est que relativement à une espèce de plèbe impensante et confuse à laquelle ils ne s’identifient pas et qui constitue pour eux la lie irréfléchie des siècles et des siècles de proverbes obscurs. C’est que d’emblée nul homme ne s’est senti supérieur avant d’éprouver la faiblesse de ses « semblables » et de s’en distinguer forcément, parce qu’il n’est pas du tout naturel intellectuellement d’imaginer d’abord que les autres ne vous ressemblent guère. Ils ont constaté peu à peu comme la pensée normale est piètre quoique sans l’être du tout innocemment, et à force de recevoir des objections médiocres avec impatience et irritation, ils ont admis leur façon de distinction, le plus souvent sans en tirer de vanité particulière par la raison que ce sont les autres qui déchoient.

Dès lors, qu’on mesure et vérifie comme chacune de ces intelligences et de ces sommités a dû, au cours de sa vie, affronter de contradictions veules et de mauvaises fois, et la façon dont il lui a fallu lutter non même contre des égaux en esprit, mais contre des débiteurs de sentences et des conservateurs d’arrière-monde ! On conçoit que le philosophe vraiment habile et généreux s’accommode mal de ce dilettantisme brouillon et en tire une exaspération de plus en plus exclusive ; c’est ce qui induit cette pose d’éclaireur où il se sent légitime, faute de rival pour le contredire ou pour l’inciter à émulation. Le sentiment qu’il n’y a personne pour l’accompagner ou le comprendre l’étreint d’une solitude immense qui s’accompagne d’un goût exacerbé du devoir : s’il est seul ou presque, il est rehaussé tout à coup au rang d’élite de l’humanité ; qu’il l’accepte ou non, cette réalité lui est sensible. C’est ce qui explique une certaine austérité de ses manières et de son style, l’impression le poursuivant, en dépit de tout le dérisoire comique qu’il peut déployer, que tout ce qu’il fait est sérieux parce qu’unique, trop unique et trop rare. Arrivé à ce stade d’évolution, l’auteur a conscience de sa responsabilité qui se situe aux antipodes du mondain et du plaisant : Flaubert veut créer une nouvelle langue mâle, Bloy représenter un christianisme inédit, Céline inventer une musicalité de l’inconscient… des demiurges s’attaquent à leur art bien au-delà d’un simple passe-temps, et ils anticipent combien seuls ils seront en mesure de confirmer s’ils ont excellé.

Le temps passe, et, l’œuvre faite, les foules rendent leur verdict dont les auteurs se moquent : hourras ou huées, ils savent bien, eux, ce que valent leurs efforts, et ils supposent seulement qu’on pourrait du moins, à défaut de les féliciter et porter en triomphe, respecter leur travail et les en dédommager quelque peu.

Ça n’arrive pas toujours. Les gens généralement se fichent du labeur, ils ne voient que le plaisir et la vogue ; on ne lit guère pour être édifié – d’ailleurs, un véritable écrivain ne lit jamais comme le « public », l’écrit lui est trop important. N’importe s’il est déçu des jugements à l’emporte-pièce qu’on lui fait, il sent bien qu’il y a là une frontière, un seuil infranchissable du labeur au mérite qu’une compréhension moindre comme celle qu’il décèle chez les autres ne percevra jamais ; il se condamne, depuis longtemps, à une certaine obscurité ; il aurait juste aimé être un peu surpris pour une fois. Quelquefois, dit-on, l’inattendu arrive. Mais non, décidément non.

On voit où je veux en venir, mais c’est en réalité plus compliqué : on suppose que je vais parler d’une amertume qui se change en haine, qu’un désenchantement se métamorphose en hargne, que l’auteur traduit son injuste insuccès en dégoût du genre humain, dès lors effréné et désentravé de toute pudeur à cause du mal qu’il estime avoir illégitimement reçu et enduré. La souffrance, paraît-il, dédouane de tout ; on n’est pas responsable du mal qu’on rend.

Ce n’est pas cela, non. Les auteurs dont je parle sont bien plus intelligents que cela ; ils n’ignoraient pas par avance à quoi ils se destinaient, à quelle misère et solitude qu’ils ont même longuement expérimentées au cours de la rédaction de leur œuvre, ainsi que les réactions très probables des lecteurs dont il ne faut jamais beaucoup espérer. Tout cela n’advient pas si vite qu’ils n’auraient pu s’y attendre ; ils y étaient préparés et même résolus. L’auparavant de la publication, c’est toujours, pour l’écrivain de génie, le découragement et le mal. D’ailleurs, je l’ai déjà écrit, un auteur véritable n’écrit jamais pour les autres ; il se désintéresse du récepteur à part lui-même, il agit seulement comme il l’estime nécessaire pour se sentir à sa propre hauteur, à son point d’accomplissement le plus élevé.

C’est son devoir qui le guide, et tous les autres appâts sont inespérés ; il l’a toujours su. Ce n’est donc pas d’amertume qu’il s’agit, du moins pas de cette variété d’amertume-là.

 Mais il est chaque fois étonné – ça oui ! – de la façon dont on le méprend, dont on le confond, dont on le malentend. Chaque critique qu’on lui fait accroît son sentiment de bêtise universelle, et les poursuites les plus vives lui sont aussi les plus sinistres, les plus pénibles, les plus lancinantes parce que toujours, paradoxalement, d’une pareille et prévisible sorte. Il tâche à se défendre d’abord, et puis il comprend combien ces défenses lui coûtent de travail et de temps, et il finit par percevoir surtout que ces arguments sont infinissables, qu’on ne l’entendra jamais, au fond qu’on ne veut pas l’entendre – il s’épuise de sottises qu’il en vient par lassitude à mépriser plutôt qu’à combattre. Partant, il reçoit tout aussi peu de gratification intérieure aux éloges qu’aux blâmes, car il ne peut pas distinguer, parmi les commentateurs contradictoires, qu’il y ait beaucoup plus de bon sens ici que là – blâmes et éloges sont interchangeables, parce qu’il découvre que les critiques d’où qu’ils viennent ne sont presque jamais artistes comme lui.

Inévitablement, il se défie du jugement de la foule, de ses modes, de ses mondanités, de ses penchants, de ses facilités, de ses insoucis spirituels et moraux. Par un processus a priori incernable au vulgaire, sa solitude s’augmente de la proximité des gens. Il a déjà prévu tout ce qui se dit de lui et de ses travaux, il y a objecté cent fois en imagination, et parler lui semble une redite de ce qu’il sait et de ce qu’il ne se sent nul intérêt personnel à répéter : toutes ces tentatives justificatrices phagocytent inutilement ses forces créatrices parce qu’il n’a pas même d’adversaire pertinent. Par suite ou non de désillusions, il est forcé d’admettre qu’autrui est veule en général, c’est même une conception qui ne tolère plus l’espoir vraisemblable d’une exception. Il s’ennuie ; il s’exaspère de moins en moins – l’exaspération suppose toujours de la surprise. Une vitalité en lui s’amenuise : c’est que le but est atteint ou bien qu’il ne peut pas l’être, ou les deux conjointement : l’œuvre est parfaite qui n’a pas trouvé son admirateur avisé. Tant pis.

Et c’est là, exactement là que la transition peut avoir lieu. Elle est logique si on y songe, car il importe à tout homme d’entretenir sa puissance individuelle qui ne s’exprime, notamment chez l’artiste, que par l’opposition, que par la négativité de quelque antériorité. Vers la haine, pourquoi pas. Parce que les foules bonasses, et mièvres, et tendres, et moralement impensantes, ont cela en commun de se fédérer autour de quelques valeurs automatiques, et de s’agglutiner là-dessus comme des coucous grossiers, et de suinter ainsi en se rassurant le suc purulent du cadavre de toute pensée en l’espèce d’un parfum douceâtre d’homogénéité et de convenance ; et comme elles l’ont prouvé d’expérience et qu’il est devenu indéniable pour l’auteur que les gens sont bêtes, inéducables, empiriquement vides et que tout ce qu’ils expriment d’ordinaire est plus que certainement faux, l’artiste se sert peu à peu de cette boussole à indiquer le nord du préjugé et du néant pour pointer au sud, toujours au sud, à l’opposé de ce qu’il sait, dans l’immense majorité des cas, une pure fatuité collective à dégonfler sur-le-champ.

Lovecraft en vérité ne sait pas ce qu’est le racisme. À Providence où il a vécu l’essentiel de sa vie, c’est-à-dire dans une cité prospère du nord, et majoritairement blanche, de surcroît au cœur d’un quartier bourgeois, dans un manoir où il s’enferme parmi la bibliothèque classique de son grand-père Phillips où probablement pas un livre ne traite du sujet, il n’a probablement jamais rencontré de Noirs – il ne sait pas ce dont il parle, et je crois qu’il sait qu’il ne le sait pas, pas plus qu’il ne se serait défendu d’ignorer ce qu’est le judaïsme qu’il déteste mais dont l’incarnation en Sonia Greene ne le dérange pas. Il n’a de tout cela qu’une idée vague, théorique, abstraite, inconsistante ; il ne s’est pas documenté, il insulte sans référence, il n’adhère pas à des associations racistes comme le Ku Klux Klan, et il ne lit pas leurs textes. Ce qu’il sait, en revanche, du moins ce qu’il croit savoir, c’est que les gens du nord des États-Unis acceptent de plus en plus l’idée d’une égalité raciale. Et il déteste ces gens, il déteste les gens en général qu’il a appris à connaître par leurs livres et par correspondance. Sa haine n’est pas dirigée contre les Noirs et les Juifs, elle est dirigée contre toute morale populaire et contemporaine qui accepte si mal les efforts en art : précisément, il sait que ce qu’il dit il n’est pas censé le dire, qu’il est choquant ainsi, disparate à son univers. Quand dans une lettre il compare des Noirs sur une plage à un troupeau de singes primitifs, de toute évidence c’est bien intentionnellement qu’il conspue.

Idem chez Céline. Leurs insultes sont des prétextes pour atteindre ce monde moral dont ils ont acquis une défiance en tout. Si on lit les articles de Céline, et même en supposant que la France d’alors était plutôt ouverte voire favorable à la thèse antisémite (ce qui expliquerait le succès de Bagatelles), on trouvera, dans l’expression de l’auteur, quelque chose de si cruel, de si manifestement virulent, de tellement exagéré et indécent dans l’outrage et dans l’horreur, que même pour un antisémite « normal » de l’époque le texte est clairement une provocation, un recueil d’images atroces faites pour heurter la sensibilité de tous ceux que Céline est venu à détester : le monde, les gens, les usages. Les critiques, les auteurs et les lecteurs contemporains.

Il advient quelquefois qu’on choisisse premièrement son camp par antagonisme plutôt que par adhésion de valeur : des foules pensent une chose, et comme ces foules ont maintes fois prouvé qu’elles se trompaient perpétuellement, on élit la thèse adverse, un peu au hasard, sans savoir au juste ce dont il s’agit. C’est que les gens ne reconnaissent pas la vérité et qu’à peu de choses près tout ce qu’ils vantent ne vaut rien, et réciproquement : peu de chances, donc, qu’on s’égare de beaucoup à prendre toujours le parti contraire. C’est un peu bête et hasardeux, bien sûr, mais ça a l’avantage de conforter dans son individualité : depuis si longtemps déjà, tout ce qui émane d’une multitude vous est tellement sujet à caution ! et vous trouvez donc qu’il y a de la grandeur à remettre en cause, seul, ce qu’il est défendu publiquement de considérer ou de dire. Il est souvent juste que de telles contradictions portent leurs fruits, parce qu’en effet toute stagnation en pensée et en art procède toujours d’une certaine forme de tabou, seulement, on ne lutte pas contre des spectres conformés avec des fantômes d’idées même contradictoires, ce soupçon doit être confirmé rationnellement, c’est-à-dire établi, démontré – voilà le hic.

Des postures abîment certes la vérité tout autant que des raisons spécieuses et fausses, encore faut-il en cerner les origines et les causes !

Douter de tout n’est pas blâmable en soi, et on doit comprendre que des intelligences, et particulièrement des intelligences supérieures, systématiquement déçues par la pleutre opinion commune, aient érigé ce procédé du doute en principe de soupçon généralisé à l’égard de tout ce qui émane de quelque entité collective. Le mal ne procède que de nier la voix populaire sans justification, condition propice à admettre toutes sortes de partis pris contraires mais également infondés. C’est pourquoi tout homme de grandeur en effet se départit d’emblée des idées les plus répandues, mais il est d’une plus haute altitude encore s’il sait expliquer, après ce premier mouvement, pourquoi il a raison contre des multitudes.

Voici précisément où j’en suis, que je me reconnaisse ou non le droit d’être qualifié de « supérieur » : je ne suis pas antisémite ou raciste comme de mauvais lecteurs ont voulu m’en attribuer le vice, mais je me défie, il est vrai, de vos morales et de vos mots qui me sont d’emblée méprisables et louches, et plus encore je me défie aussi en loin… de ma propre défiance – c’est pourquoi je connais par exemple mieux la Torah et Malcolm X que la plupart de ceux qui prétendent superficiellement me blâmer. Réfuter avec une exacte méthode ce que chacun suppose benoîtement bon, juste et utile, et ne pas m’appesantir sur des commentateurs obstinés qui ont, consciemment ou non, fermé tout accès à leur esprit, voici ce qui, comme individu, me préoccupe plus que tout le reste. J’y pense faire bonne œuvre et encore beaucoup de découvertes étonnantes, sans positionnement principiel d’aucune sorte. Mais il faut bien admettre ceci, de nos jours, comme axiome à tout raisonnement : partout où le quidam croit tenir une certitude, ce n’est généralement rien d’autre qu’un préjugé valorisant dont il s’est prestement emparé.

Le quidam n’a pas réfléchi !

Et comment ce quidam contemporain serait-il resté, autrement, ce qu’il est si tristement devenu ? Ah ! quand c’est la philanthropie qui paraît avoir permis et perpétué cette médiocre espèce d’homme, la misanthropie, elle, me semble déjà une moindre misère et peut-être le début d’une solution !

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