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Henry War
14 février 2020

La paille de chez Mc Do

Herbert Spencer, dans un article intitulé « Les Péchés des Législateurs » (in L’individu contre l’État), explique pourquoi il considère avec beaucoup de suspicion et d’inquiétude toute intervention de l’État dans le domaine du commerce : ce n’était pas, comme c’est tristement couramment le cas aujourd’hui, qu’il eût des intérêts privés et cachés à défendre contre de telles ingérences, ou que je ne sais quel lobby l’eût incité à prendre ce parti en échange de toutes sortes d’avantages secrets et inavouables, mais il  voyait ce processus en philosophe appliqué des lois, considérait que ce n’était ni la raison d’être ni le rôle d’un gouvernement de se mêler des transactions et des contrats des citoyens, en-dehors, bien sûr, de ce qui relève des protections fondamentales pour lesquelles ceux-ci choisissent de se fédérer en État au moment même de sa fondation ; et il disait mesurer, chaque fois qu’un gouvernement légifère sur l’économie et sur ses détails, combien il en découle de conséquences fâcheuses et imprévues, le législateur, par trop profane en la matière, ignorant toujours le développement corrélatif de pareilles lois. C’est que, dans le commerce, les liens sont inextricables, un peu comme selon la théorie du Chaos on ne peut prédire les effets d’une même cause quand ses répercussions sont par trop multiples et imbriquées : pour Spencer, de telles lois en général altèrent l’intérêt des entrepreneurs comme des consommateurs, et il vaut mieux s’abstenir d’en faire à moins que ce ne soit strictement impossible c’est-à-dire concrètement délétère ou invivable. Et je me souviens qu’il croit trouver un exemple concret de cet inconvénient dans la comparaison des systèmes ferroviaires anglais et français, où, selon lui, les interventions de l’État se sont toujours soldées par une diminution de la qualité du service proposé aux usagers – mais j’admets n’avoir aucune connaissance spécifique pour examiner la vérité de ces allégations dans la réalité de l’époque. Et cette idée peut s’exprimer de la façon suivante, aussi paradoxale que paraisse la formulation : il est aisé de promulguer l’abolition de la peine de mort parce qu’essentiellement une telle loi n’apportera que peu de modifications quant aux conditions de vie du citoyen sinon peut-être, encore que marginalement, une augmentation presque insensible du nombre de détenus dans les prisons ; en revanche, l’augmentation même infime d’une taxe sur quelque produit de consommation, y compris proposée avec les meilleures intentions du monde et par exemple grevée sur le prix du carburant, entraîne logiquement, dans un contexte de concurrence des marchés mondialisés, des conséquences difficilement prévisibles – dont on voit comme elles furent bien anticipées par les élites et technocrates de notre gouvernement actuel !

Ce n’est pas un hasard si Spencer fut fort apprécié des Américains à qui il emprunta quelque chose comme l’esprit pionnier et d’indépendance, et s’il est parfois honni chez nous comme l’un des pères du libéralisme dont le mot seul est souvent devenu un scandale et une abjection. Jack London, qui fut pourtant un socialiste acharné, sut voir en cet homme bien plus que la bête caricature qu’on en fit opportunément, remarquant comme le libéralisme, dans sa définition première, peut constituer une formidable justification de l’autodétermination des peuples, et il en resta admiratif, un peu comme la France d’aujourd’hui l’est de Montesquieu, à la différence près qu’il l’avait lu, lui, et que notre France ne conserve de Montesquieu qu’une image d’Epinal sans avoir jamais ouvert un de ses livres.

Tout ceci me revint en mémoire lorsque, pour préparer Noël, je me rendis en une ville où je déjeunai avec mon épouse dans un restaurant Mc Donald’s. Et je m’aperçus alors que les pailles avaient disparu, et je songeai comme c’était drôle – je ne veux pas dire « importun », drôle comme « inhabituel », voilà tout – de saisir son gobelet à pleine main, de le soulever et de le renverser dans sa gorge, plutôt que d’en aspirer le contenu par courtes gorgées, comme ça se faisait depuis des décennies partout dans le monde.

La paille est à présent interdite en France, à ce qu’il paraît (et je crois que bientôt les cotons-tiges seront aussi bannis s’ils ne le sont pas déjà) : l’État français a légiféré aussi sur le droit des entreprises à acheter et à produire des pailles en plastique. Le prétexte, je veux dire l’argument, c’est qu’il y a des endroits apparemment – des rivières, des fleuves, des océans, je ne sais plus au juste – qui sont pollués par des milliers de ces tubes non biodégradables qui y font comme des revêtements de surface voire des continents entiers de souillures infectes pour les espèces marines, et déshonorantes pour toute l’humanité.

J’avoue que je me demande bien, en France, comment une telle pollution est possible. Je ne dis pas que ces faits sont faux ou mensongers, mais je m’interroge sur leur possibilité chez nous. Je n’ignore pas que les consommateurs sont généralement des imbéciles, mais c’est tout de même difficilement que je me les figure balancer leurs pailles (ou leurs cotons-tiges) dans l’océan ou dans les rivières près de chez eux, par unités ou par paquets entiers. Après tout, est-ce qu’on mange un Mc Do sur une plage sans poubelle pour y abandonner son menu ? je ne crois pas – c’était bien différent en tous cas pour les mégots qu’une négligence coutumière avait incité à laisser partout. Notez bien que je ne dis pas que c’est impossible, je prétends juste que c’est louche et qu’en France je ne l’ai jamais vu faire. En revanche, j’imagine bien davantage cette pratique en Asie et notamment en Inde où l’habitude est prise depuis des décennies de tout laisser pourrir dans la nature faute d’un système de traitement des déchets efficace et incorruptible pour gérer l’étonnante quantité de détritus que de semblables pays émergents produisent quotidiennement (ou il faut admettre tout uniment que les Français sont si paresseux qu’ils jettent leur cotons-tiges dans le lavabo après utilisation). Bref, je me demande si cette loi n’est pas inutile en France ou pour la France, et je m’interroge si c’est bien aux Français et à leurs entreprises de faire l’effort de corriger les déportements de millions d’étrangers sans égard pour l’environnement. Mais c’est un simple questionnement, et je n’y réponds pas.

La politique, trop souvent, est uniquement pour le législateur une façon de se débarrasser de ses scrupules et de se fonder une image de propreté lisse et sans profondeur. S’il ne tenait qu’à nos députés, à très peu près on interdirait tout bonnement le droit de produire des déchets, et il faudrait peut-être aller jusqu’à manger nos poubelles, contenant compris ! C’est qu’un élu en général se moque bien conséquences de toutes les absurdités consensuelles qu’il vote par pure valorisation de sa personne et pour prétendre à l’exemplarité qu’il croit nécessaire à sa réélection. Autrement dit, quand il mange des homards, il prétend toujours ne pas les « tolérer ».

N’importe : j’étais dans ce restaurant, je songeais à ces pailles absentes, et mon esprit s’aventura un peu au-delà de la considération écologique banale. Ma première réflexion fut à me demander pourquoi Mc Donald’s ne s’était pas véritablement opposé à cette interdiction : en effet, un groupe si puissant et disposant d’abondants moyens de pression pour tout (et on sait combien l’argent généralement suffit à être persuasif), on ne l’a guère entendu là-dessus, ses représentants n’ont rien dit ! or, pour beaucoup, c’est bien lui qui était visé, car on sait qu’en France, à tort ou à raison, on adore importuner ces « géants » pour le seul plaisir de rabattre leurs prétentions et leurs avantages qu’on suppose ou qu’on constate énormes. J’ignore si une telle attitude est justifiée ; en fait, ce genre de chasse aux sorcières ne m’intéresse pas vraiment.

Mc Do s’en fiche : voilà ma conclusion. La vérité, si on examine les choses d’un point de vue strictement commercial, c’est que l’entreprise achète les pailles, que ce sont pour elle des fournitures et que, si elles sont bon marché, leur abandon lui est quand même une dépense de moins, une ligne raturée, effacée sur une liste, surtout si cet abandon permet d’accroître parallèlement une image de vertu. Ce n’est pas grand-chose comme gain, on peut résolument croire que c’est même minuscule, mais il faut raisonnablement miser sur une hausse des bénéfices cette année grâce à cela, certes très légère et presque négligeable, de l’ordre, disons, d’un demi pourcent, peut-être moins, mais on sait qu’il y a des personnels au sein des entreprises qui sont pointilleux sur de tel résultats et sur la hausse millimétrique des profits. C’est même sans parler de la gestion des pailles, livraison, dépôt, stockage et remplissage des présentoirs : si l’on admet que les grandes firmes américaines sont extrêmement attentives à la réduction des actes-métiers, et si l’on s’aperçoit de ce que rien que les cacahuètes, autrefois manuellement versées sur les glaces, sont à présent parcimonieusement distribuées en sachets, on comprendra que les pailles représentent aussi un embarras de forces voire un net gâchis de rentabilité.

D’ailleurs, je réfléchissais en même temps qu’il existe aujourd’hui des pailles en carton pour compenser le préjudice du plastique, et que, si beaucoup d’entreprises se sont lancées dans ce « secteur d’avenir », Mc Do, semble-t-il, n’a pas encore cherché à s’en procurer. Ça ne l’importune pas, voilà tout : cette loi utile chez nous surtout à agacer de tels groupes n’a pas du tout tiré dans le mille. La restauration rapide semble même se défausser de cet objet avec assez de satisfaction, voire d’opportunité, comme si le prétexte, introuvable jusqu’alors, était enfin advenu.

Et puis, tout en y songeant, je constatai alors que je buvais moins souvent : c’est vrai, l’avez-vous constaté vous aussi ? On retourne moins au gobelet sans la paille, parce qu’autrefois – chose apparemment répugnante – on buvait et on mangeait en même temps, grâce à la paille. Or, le fait de devoir abandonner même partiellement son burger est évidemment une gêne – une moindre gêne, certes, mais une gêne quand même, au moment de boire – : on l’a bien en main, des deux mains même, et on sait comme ça dégouline en général dès la première bouchée et pire encore à la fin : il ne suffisait auparavant que d’avancer le menton au-dessus du gobelet, d’aspirer, et tout vous coulait dans le gosier, solide et liquide en même temps, mais à présent il faut quelquefois reposer le sandwich qui se décompose un peu davantage, c’est pourquoi on renonce parfois à boire son coca – puisque c’est de Coca-Cola qu’il s’agit – plutôt que de se résoudre à réassembler steak, salade et tutti quanti.

Ce pensant, j’ignorais et j’ignore toujours, si l’on boit moins en quantité ou seulement si l’on boit moins souvent. Il est fort possible qu’au lieu d’embrasser la paille quinze ou vingt fois pendant le repas pour des rasades minuscules, on préfère s’emparer du gobelet trois ou quatre fois seulement mais largement, à grandes « goulées ». J’ai quand même l’impression, mais c’est seulement une conjecture (quoique une conjecture fondée, à mon avis), qu’en totalité le gobelet reste davantage rempli après le repas, qu’on le vide moins à cause du manque de paille pour « praticité » ; j’admets que c’est une théorie à vérifier. Je ne doute pas qu’à l’heure actuelle, et je parle très sérieusement, nombre d’ingénieurs sont attelés exclusivement à cette mesure. Je me trompe rarement en matière de logique, et cette baisse de consommation me paraît fort bien justifiée, en l’occurrence.

On boit moins souvent, donc on boit moins en quantité, suivant le cas typique.

Toute la question, pour un groupe comme Mc Donald’s, consistera alors à savoir si cette baisse de consommation induit une baisse d’achat de Coca-Cola : c’est que ce produit est de toute évidence d’une grande rentabilité compte tenu de son très faible coût d’achat en gros et du grand bénéfice de sa revente. Autrement dit, est-ce que le consommateur, parce qu’il n’a pas fini son premier gobelet faute de paille, s’empêche d’en acheter un second devenu superflu ? Est-ce qu’il se retient même d’acheter un plus gros menu, un « Maxi », parce qu’il a découvert qu’il gaspillait alors sa boisson ? Là se situerait une perte dérangeante pour l’entreprise.

Personnellement, j’en doute. Un gobelet de Coca de taille normale suffit en général, et il n’est que rarement le prétexte à demander un menu plus gros : c’est la frite et le burger, je pense, qui motivent cet achat. Et donc, selon moi, Mc Donald’s n’y perd rien : je veux dire en effet que, si le gobelet est intégralement consommé ou non, l’entreprise s’en moque, l’important pour elle est que le client l’ait acheté. Pour ce que ça l’intéresse – et c’est valable pour toute autre chose –, vous pourriez tout aussi bien mettre votre Coca – ou votre télévision, ou votre voiture, peu importe – directement à la poubelle, passé l’achat tout ce qui préoccupe le vendeur est d’avoir bien reçu son argent. Ainsi pourrais-je dire moi-même, par provocation : « Je me fiche bien que vous ayez lu mes livres, l’important c’est que vous les ayez achetés ! ».

Alors quoi ? Où est le problème ? Le législateur est content, Mc Do aussi. Tout va bien ! Pourquoi rédiger un article ?

Le problème ?

Le problème, c’est qu’au motif principiel de l’écologie, l’État, qui interdit les pailles, provoque assez certainement, par une suite d’effets imprévus, une débauche sans précédent de Coca-Cola jeté dans les poubelles sans avoir été consommé.

Voilà. C’est tout.

L’écologie a légiféré économiquement : elle croit avoir aboli la pollution par les pailles, et elle crée aussitôt un gaspillage d’eau (dont sont principalement faits les sodas et, je vous prie de le croire, bien avant le sucre qu’on suppose à tort leur ingrédient principal !)

Où Herbert Spencer avait raison : il faut empêcher le plus souvent le législateur, qui ne s’occupe perpétuellement que de sa réélection, de légiférer sur le commerce compliqué dont il ne connaît rien, ne peut rien prévoir, et qui, appartenant presque toujours à la sphère privée, est un domaine qui n’a rien à voir avec la raison pour laquelle des individus décident premièrement de réaliser ensemble un État.

Moralité (et pardonnez par avance, je n’y résiste pas !) : avant de voir la paille qu’il y a dans le gobelet de chez Mc Do, considérez, je vous prie, la poutre qui se trouve dans votre façon de concevoir le besoin de législateur et de lois !

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