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Henry War
29 février 2020

Croc-Blanc, Jack London, 1906

Croc-BlancJe considère Mr London un véritable ami, un camarade fidèle, un individu volontaire et juste avec qui je me sens depuis le début une sympathie et des affinités rarement égalées. Mon admiration pour Nietzsche surpasse un peu en intensité, il est vrai, mon éloge envers l’auteur de Croc-Blanc auquel je ne prête certes pas un tel génie ni une fascination aussi forte, mais ce dernier aura toujours cette faveur sur l’autre, si je puis dire, que je ne crains pas de l’appeler « Jack » comme un familier humain où porte ma tendresse, tandis que « Friedrich » demeure pour moi indicible et l’icône même en-dehors de toute considération affectueuse de la sorte.

Mr London fut un homme sain d’esprit, vigoureux à l’étude, d’une curiosité et d’une honnêteté supérieures, et qui resta exorable au-delà de tout ce qu’on peut logiquement attendre d’une personne qui vécut tant de rigueurs et de déceptions. Je ne puis me figurer une telle personne sans me sentir ému tant sa conception de l’existence, si généreuse et altruiste, me fait penser à un sacrifice de toute dureté pourtant apparemment logique et nécessaire. Il n’est pas un seul de ses livres – du moins parmi ceux que j’ai lus jusqu’à présent – qui ne traite pas de la matière même de l’homme, réelle et profonde, à la fois sans illusion obtuse de ses capacités et pourtant sans jugement de sa turpitude manifeste.

Il n’y a jamais de personnage méchant chez London – quelqu’un l’a-t-il déjà remarqué avant moi ? L’opposant est toujours davantage une construction de la société qu’un mal inné, qu’un ennemi héréditaire, qu’un tueur né, et il reçoit dès sa première intervention les excuses littéraires de ses vices. C’est très caractéristique : voici un auteur brave qui n’accuse point mais qui, lorsqu’il critique, préfère s’en prendre à l’état d’un système global au nom du malheur humain et dans l’intention des bienfaits de la personne. Je crois que London aurait été considéré comme le Hugo américain s’il avait reçu l’honneur d’être lu par des gens sagaces et subtils, mais il n’a eu que la chance d’intéresser des lecteurs normaux, c’est-à-dire de ceux qui, partout dans le monde, espèrent toujours qu’on usera de formules emphatiques pour donner dans cette caricature utile à faire reconnaître et valoir du premier coup d’œil les soi-disant bienfaiteurs philanthropiques de toute civilisation. En somme, London fut un peu trop fin pour être admiré pour sa grandeur, tandis qu’Hugo eut le mérite ou l’astuce, avec ses intrigues manichéennes et ses seconds couteaux noirs et populaires, de savoir flatter par de grands effets de manche la compréhension des foules limitées.

Chaque livre de London est un exercice difficile ou une théorie sérieuse. J’en ai lu des plus secondaires et divertissants, mais je n’en ai jamais lu qui soit manqué ou négligé. C’est, au même titre que Steinbeck, un de ces écrivains qui ne livrent jamais une œuvre avec quelque coupable légèreté comme on va à un divertissement agréable et simple. Ce sont – voilà ! – des écrivains qui travaillent – race antique et à peu près perdue.

Croc-Blanc raconte la naissance et l’itinéraire d’un loup. Il faut pourtant dès maintenant lever la confusion répandue : ce livre n’est pas un récit destiné à l’enfance, bien qu’on puisse effectivement l’apprécier pour sa structure narrative à rebondissements et avec la candeur d’un écolier ordinaire. À mon avis, c’est par malentendu et par ignorance bête qu’on en a fait de la « littérature jeunesse » comme on le classifie encore souvent aujourd’hui, il y a fallu beaucoup de simplifications de traductions et d’oblitérations de la considération même de ce que c’est qu’un auteur. Dans sa langue originelle, en effet, le roman est déjà un peu trop ardu pour être lu avant le collège, et dans son intention littéraire il ne fait aucun doute, après un bref regard philologique, que cette œuvre ne peut pas avoir été rédigée avec le projet d’un petit amusement animalier pour enfants curieux et tout prêts à une leçon de choses.

C’est extrêmement ambitieux et difficile, en vérité, ce que London a entrepris en Croc-Blanc. L’aventure d’un loup, j’ose le dire, n’a nullement motivé sa rédaction, et je prétends même qu’il s’agit d’un écueil sur lequel l’auteur a constamment veillé pour tâcher de l’éviter. Lire ce roman comme les péripéties assemblées d’un animal sympathique, c’est sombrer dans la banale grille d’interprétation qu’on applique automatiquement à un ouvrage supposé de ce genre ; ainsi peut-on lire Croc-Blanc avec cette idée en tête, et, sans avoir passé un mauvais moment, avoir lu en vérité toute autre chose que le livre conçu et écrit par London.

Car voilà où se joue la différence : c’est que Croc-Blanc, le protagoniste-loup, n’est pas du tout une créature pitoyable. Il surprend en cela justement que, par rapport à la représentation qu’on s’en fait, il n’est pas un héros : principalement carnassier, solitaire, perfide, profiteur, assassin, longtemps même le pire de la meute et dangereux pour tous, animaux et hommes (et parmi ces derniers femmes et enfants), il n’a rien du toutou au bon fond prêt à être adopté par l’enfant-lecteur émerveillé. Il s’agit d’une œuvre réaliste : voilà, le principal est dit pour défaire le malentendu, il ne reste plus qu’à dérouler ce fil aussi minutieux pour moi qu’évident : il a fallu, seulement, avoir rien qu’une idée de ce qu’est un auteur pour se le figurer. Certes, comme presque aucun lecteur ne s’efforce de se représenter la consistance ou la teneur d’un écrivain, le message est perpétuellement manqué par sa paresseuse faute, et tout le travail est réalisé par un auteur pourtant fort consciencieux mais… en pure perte.

Un loup réaliste, j’ai bien dit. J’ai lu quelque part sur Internet la critique vétilleuse d’un de ces naturopathes – je parle de celui qui souffre d’une pathologie de la nature, quelqu’un dont c’est la spécialité en nos temps de grande compassion pour tout ce qui est vert, et qui, pour cette raison, ne se déprend pas de l’idée que toute conversation peut et doit être ramenée à ce domaine exclusif à des fins de valorisation personnelle. Celui-ci prétendait qu’il y avait maintes carences au roman dans le portrait des attributs et des mœurs lupins. Il est sans doute exact, comme je l’ai lu alors, que, contrairement au récit, une louve n’a pas ses chaleurs en période de famine, mais cette remarque, apparemment de quelque pertinence en des temps où l’on aime à valoriser ses savoirs et à prétendre ridiculiser des penseurs par des remarques elles-mêmes ridicules, fait superbement fi de deux considérations qu’un manque de réflexion littéraire peut seul excuser : la première, c’est qu’en 1906 on ne disposait pas des moyens d’information – encyclopédies illustrées et émissions télévisées – dont les détracteurs de London, forts de leurs connaissances spécialisées, se targuent à présent pour décrier pointilleusement la vraisemblance de ce qu’ils n’ont presque jamais observé par eux-mêmes, à savoir : un loup. La seconde, c’est que ces finassiers se jettent lourdement dans la première confusion venue, tendue pour leur pesanteur comme un piège à ours, ne sachant distinguer entre le vrai et le véridique. Il faut expliquer ceci :

London a vu des loups, voilà qui est incontestable ; il a même probablement vécu avec eux plutôt longtemps au cours de ses voyages dans le Nord : on dispose de photographies de lui avec ses chiens de traineau, et l’on sait déjà que ces races-là présentent souvent des similitudes de comportement avec les loups sauvages. Il est certes probable que l’auteur n’ait pas pu savoir sur cet animal davantage qu’il n’en a observé, et probable aussi que ce soit empiriquement ou bien par renseignements qu’il a rassemblé des informations sur lui. Probable surtout qu’il n’ait jamais fait l’effort de collecter des sources de manière systématique, comme d’autres alignent des références au bas d’un mémoire ou d’une thèse documentée.

Oui, certainement. Mais, lui, Jack London, a vu le loup, et peut-être comme rarement d’autres l’ont vu avant lu. Une qualité foncière, directrice de l’identité de London, c’est qu’il a toujours été d’une véracité scrupuleuse, il ne « brode » guère, se sert toujours premièrement dans ses livres de ce qu’il a vécu – et il a beaucoup vécu, c’est ce qui explique son abondance littéraire parce qu’en vérité il invente très peu. Je crois qu’il a voulu que Croc-Blanc soit, en dépit d’une relative personnalité, le plus conforme non à une représentation de loup fabriquée et imaginée, mais au loup qu’il a réellement côtoyé et qu’il connaissait assez bien, et que c’est cette figuration stricte de l’animal qui l’a obsédé comme une gageure. Qui voudrait écrire un roman sur ce qu’il ignore ? Je me souviens à ce titre que le contradicteur de London dont j’ai parlé, en marge de la critique que j’en lus, affirmait qu’il est absurde qu’un loup puisse comme Croc-Blanc s’offusquer que l’homme se moque de lui : des assertions pareilles sont sans doute vraies à l’esprit des scientifiques les plus théoriques et abstraits, mais quant à moi qui vis depuis l’enfance en présence de chiens et qui sais donc en pratique leurs réactions, je déclare sans le moindre étonnement tant j’y suis habitué qu’il déplaît souvent à un chien qu’on rie de lui, et, tant que j’y suis, que le chien est fort capable d’une expression de gueule qui équivaut strictement à un rire. À vrai dire, ces faits sont tellement évidents pour moi et confortés par tant d’expériences qu’il ne me paraissait pas jusqu’alors qu’un universitaire parisien ou venu de je ne sais quelle grande ville puisse les mettre en doute.

D’ailleurs, non pas seulement le mode de vie du loup – c’est secondaire, cela, sauf pour le zoologue méthodique et blafard qui n’a qu’à se contenter de noter des comportements et de compiler des récurrences –, mais la pensée du loup. L’intériorité psychologique du loup, avec les causes qui le déterminent à certains types d’actions et à son caractère particulier. Sait-on qu’il n’existait pas, pour ainsi dire, d’éthologie approfondie avant le XXe siècle, à part quelque ébauche de Darwin ? Or, en 1905, London s’attaque sans y penser à une science qu’il invente presque : c’est décidé, il se figurera méthodiquement à la place d’un loup. Il veut obtenir par la pure logique le résultat d’un individu né sauvage de cette espèce. C’est du naturalisme appliqué à l’animal : du jamais vu – à ma connaissance en tous cas.

Comprendre un loup. Se situer aux différents stades de son évolution pour percevoir les inférences mentales qui le distinguent à la fois comme individu et comme espèce. Séparer ce qui relève de l’instinct à la fois inné et exprimé dans ses manifestations continues et ce qui peut résulter de l’expérience, environnement et influences. Pour cela, ne pas choisir un héros de loup, un modèle de loup, une prédisposition de tel loup. Prendre le loup typique, et le faire naître réglementaire, conforme, représentatif. Ses particularités, les justifier par une explication nette et naturaliste. Tacher surtout à ne pas lui associer de péripéties extraordinaires. En revanche, comme il faut vérifier si un loup peut subir suffisamment les conditionnements de l’existence pour être par exemple dressé ou acculé à certains traits, introduire, dans une intrigue plausible c’est-à-dire pas trop composée, des phénomènes extérieurs susceptibles de produire une réponse de l’individu. En somme, ne pas limiter Croc-Blanc à la meute.

En particulier, lui faire rencontrer l’homme. Et même plutôt des hommes, pour analyser si les différentes idiosyncrasies humaines provoquent chez lui des variations d’effets : un loup voit-il seulement des contours d’êtres généraux, ou bien repère-t-il des signifiances dont il serait affecté ? Mais alors, quelles sortes d’hommes ? Eh bien ! en essayer diverses et vraisemblables pour l’expérience, notamment : un homme à-demi sauvage en l’espèce d’un Indien qui aurait le plus de chance d’en rencontrer ; un homme mauvais et prenant plaisir à des soumissions dures ; enfin, un homme digne et patient qui ambitionne d’apporter de l’affection : comment le loup évoluera-t-il ? Pour tout plan, faire cette tentative sans a priori, quoique naturellement il soit impossible pour un écrivain de sortir entièrement de lui-même. Mais c’est justement la confiance en son intégrité, en sa propreté intellectuelle, qui pousse London à tenter cet effort impartial, autrement tout serait manqué ; or, je le répète, je ne connais pas d’auteur plus honnête, plus franc, plus dénué de préjugés que lui – et je crois qu’il se connaissait tel que je le décris.

Il est toujours périlleux d’amorcer un livre sans scénario arrêté ni idée préconçue : c’est terriblement insécure. À tout moment le livre peut échouer, s’arrêter en cours, ne pas aboutir, et par exemple London peut découvrir assez vite que Croc-Blanc ne parvient pas à changer, que sa nature profonde et primale l’empêche de prendre en considération la plupart des données élaborées de son environnement. Je plains infiniment, tout autant que je les admire, les auteurs qui se lancent par nécessité d’expérimentation dans des entreprises dont ils ignorent l’achèvement : souvent, cela fait des textes qui n’ont pas de fin, du moins qu’en écrivant on hésite perpétuellement à abandonner. Or, un auteur redoute toujours le temps perdu, et particulièrement un auteur comme London au commencement de sa carrière : une œuvre impubliée n’apporte rien de matériel pour financer le travail d’un nouveau livre ; l’exercice n’est certes pas sans intérêt ni valeur pour soi, mais ça ne nourrit toujours pas son homme, du moins tant qu’on ne rencontrera pas des éditeurs qui acceptent de publier des textes inachevés !

On se doute de ce qu’un tel essai suppose de concentration et d’effort pour être juste et pertinent : c’est qu’il s’agit de neutraliser son esprit, de partir d’une image blanche et la moins fictive possible, réunir ce qu’on sait à l’exclusion de tout affect de façon à pouvoir au préalable camper un personnage exact et sans particularisme ni idéologie. C’est que, pour effectuer et expliciter l’observation des interactions de l’animal, il faut entrer dans son point de vue : défi effroyable de difficulté s’agissant du loup sauvage ! Ni surestimer ses capacités cognitives, ni la réduire à des réflexes stupides : un être n’est jamais ni simpliste ni infiniment complexe. Opérer une juste appréciation de ce qu’un tel mammifère doit percevoir et comprendre, et en limiter l’expression verbalisée à de sensations plutôt qu’à des concepts.

Je soupçonne London d’avoir atermoyé, procrastiné, pour commencer son ouvrage. Il se savait déjà compétent à raconter des aventures, mais il craignait fort d’échouer suivant une perspective plus neuve, alors il fit ce qu’en pareil cas on ferait tous en matière d’introduction : narrer une péripétie d’hommes poursuivis par une meute, et introduire ainsi les effets désirés d’un bon récit, décor compris – façon certes moins inconfortable et plus attractive de débuter un roman que de développer par le menu la naissance et la croissance d’un louveteau : c’est, en somme, quelque prétexte trompeur mais nécessaire à attraper un lecteur qui n’a jamais désiré lire autre chose qu’un récit palpitant et à émotions. Seulement, ce début, quoique efficace et fin, est aussi une facilité pour London et une fausse piste pour son public, et l’on ne peut beaucoup en vouloir à ce dernier, après cette première partie tout en suspense, d’en être resté longtemps à cette tonalité excitante et d’être passé à côté du message foncier, de l’argument véritable de l’ouvrage : la peinture réaliste d’un caractère animal.

Qui croirait que le loup est un hasard, dans ce livre ? Le loup est universellement l’incarnation de la férocité et de la sauvagerie, ce qui rend son « explication » encore plus critique : à la différence du L’Appel sauvage publié en 1903 dont le protagoniste était un chien domestiqué qui retrouvait peu à peu ses réflexes de bête et ses élans de liberté, London propose, trois ans plus tard, le processus inverse selon lequel un loup naturel entre par degrés dans l’apprivoisement et la domestication… et pourtant c’est fort schématiquement que je l’expose ainsi, car on pourrait croire alors que cet ouvrage n’est qu’un renversement systématique du précédent, ce qui n’est pas exact, à ce que je crois. Après le succès du premier, on supposerait que le second n’a été écrit que pour assurer de nouveau une réussite ; mais l’œuvre, à mon sens, est ici plus subtile, plus difficile, plus délicate. Autant le premier pouvait se lire comme l’expression d’une aspiration essentielle, congénitale presque, à la liberté et au bonheur hors de toute entrave, autant on ne saurait prétendre que Croc-Blanc traduit un désir inhérent à chacun de se trouver un maître et d’obéir, même si l’amour semble figurer un prétexte sentimental à un dénouement adouci, mais prétexte à bien y regarder jamais exploité. Alors que L’Appel sauvage consistait environ en un hymne aux grands espaces et à la vitalité pure, Croc-Blanc même métaphoriquement ne fait jamais l’éloge de la captivité rassurante et du confort aliénant : le loup demeure plus que jamais un être de puissance quoique contenue, une créature de pleine santé avec d’indéfectibles instincts d’affranchissement juste un moment jugulés. Dans le premier livre, il ne s’agissait que d’illustrer une sorte d’adaptation régressive où – mais j’espère ne pas simplifier à l’excès, l’ayant lu il y a déjà quatre ou cinq ans – la bête se laissait peu à peu atteindre par ses pulsions intérieures, mais dans le second c’est une adaptation d’une toute autre nature, où la conscience et l’intelligence animales jouent un rôle de premier plan. Je ne me souviens pas que Buck avait l’envergure d’un être crédible, tandis que Croc-Blanc est indéniablement une entité. Buck présentait également l’avantage d’être conceptuellement plus aisé à définir : semblable à l’homme avec ses envies et ses affections relativement civilisées, il n’avait en gros qu’à se laisser progressivement porter par cet appel ancestral en lui au même titre que l’humain croit régulièrement se sentir envahi des désirs immanents du voyage et de la violence. Mais Croc-Blanc est initialement une créature que tout oppose à l’homme, et il convient de lui insuffler la plus parfaite vraisemblance sans repère ni comparaison facile.

Un loup, disais-je, pas un chien – quoique London lui prête un quart de sang de chien du côté de la mère et c’est peut-être qu’il se réserve ainsi, mais très à la marge, une excuse en cas d’erreur et le droit de se servir du chien comme modèle pour tout ce qu’il ignore, encore qu’il faille entendre par là : chien de traineau. Le loup, pour l’homme, c’est le mal, une allégorie de la cruauté pure, du moins de la prédation ; on fait peur aux enfants de presque partout avec ça. Mais un loup est-il bien un loup, cette créature monstrueuse des contes effroyables ? Hobbes écrivait que l’homme est un loup pour l’homme, et il entendait cette définition à peu près selon laquelle le loup nuit. Mais London, à travers le loup, nourrit un projet, une problématique plus vaste : le loup de naissance est-il condamné à être un loup, et, par glissement de sens évident, grâce à ce figuré si prégnant dans l’imagerie, certains hommes eux-mêmes sont-ils destinés à devenir des hommes-loups ?

L’enjeu du livre et sa raison d’être se situent dans l’analyse des facteurs qui déterminent un être à se conduire en animal sauvage ou au contraire en créature sociale. Évidemment, deux conditions sont nécessaires à réaliser le déroulement d’une telle alternative : la première, comme j’ai dit, c’est de ne pas rendre au départ le loup plus humain qu’il n’est, et cela implique une étude minutieuse de ce que, logiquement et y compris avec sa sorte de mentalité plutôt primitive, il perçoit et comprend. Cette première condition suppose un enfoncement troublant dans les profondeurs structurelles de la pensée d’une bête, et je prétends que London s’y est livré avec un réalisme rarement atteint et dont l’effort de sensations et de détails psychologiques est, dans l’œuvre, ce qui se distingue le mieux. La seconde condition consiste à ne pas extrapoler exagérément à l’homme le caractère d’un loup, à procéder à ce rapprochement subtilement et sans abus c’est-à-dire, au contraire de nombreux naturalistes français, sans thèse : car la thèse initiale, quand elle est trop têtue et serrée, invalide toujours la démonstration générale par pétition de principe. Je crois qu’il ne s’agit pas obligatoirement pour London de prouver que ce processus de sociabilisation et de moralisation existe à l’identique chez l’homme et chez l’animal sauvage, mais bien de questionner au moyen d’un récit plausible les possibilités d’apprivoisement ou de déchaînement – les possibilités d’influences en tous cas – d’une identité et de toute identité.

Et c’est là, je trouve, que jaillit l’éclatante générosité de London : perspicace observateur du monde qu’il a visité de part en part et du genre humain dont il a étroitement investi maintes sociétés et maints individus, capable même de s’en faire assimiler comme peu d’hommes, il ne peut ignorer qu’il existe des gens mauvais, du moins des larges pans de personnalités délétères, et cependant cette évidence ne l’incite nullement à la désespérance ou à la misanthropie qui est comme chez moi le refuge défensif des perpétuels déçus et des solitaires endurcis. London croit constater et déduire au contraire que ces avilissements et turpitudes incontestables sont le fruit d’une corruption de l’environnement ou bien, pour le moins, d’un manque d’influences favorables, plutôt que d’une nature ou d’une tendance intrinsèquement inscrite en l’espèce ou en l’individu. C’est sans nier pourtant – tour de force d’une grande sagacité – la part d’instinctif et d’inné qui réside notamment dans l’animal, mais London continue d’admettre que la bonté ou la méchanceté n’est qu’une réaction logique, progressive et explicable aux stimuli du milieu, et cette représentation argumentée par les faits en quelque sorte objectifs qu’il expose passe subrepticement de la bête sauvage à la bête humaine en parallèles subtils, éloignés et presque inaperçus dont les exemples que je citerai pour conclure cet article révéleront la troublante réalité et l’intention d’universalité. Peu de lecteurs, je crois, ont vraiment fait attention à cette caractéristique surplombante de l’œuvre de London et de Croc-Blanc en particulier, et moins encore ont dégagé de cette caractéristique la singulière posture de surplomb que l’auteur a nécessairement acquise de façon que, tout en s’estimant lui-même un individu construit par la curiosité et l’effort – en somme un individu de laborieux mérite –, il en vienne à établir la construction mentale d’une déresponsabilisation d’autrui à dessein de continuer à l’aimer et, sans lui retirer sa foi, d’aspirer encore à l’élever, à l’éduquer, à « l’apprivoiser » à la dignité et au bien qu’il estime légitime.

Pour moi, j’ai abandonné d’assez longue date cette conception, et je ne m’attends plus qu’à des êtres réfractaires à la plupart des améliorations qu’on leur propose et permet, pour ce que je n’ai pas constaté, sauf à ce qu’une imprégnation implique l’humiliation ou la glorification par la faute ou par l’action vertueuse, que l’individu humain ressente vraiment le souhait ou la nécessité d’apprendre et de se dignifier par quelque acquisition volontaire. J’ignore si un tel constat pouvait se faire du temps de la société américaine de London, mais la paresse de l’être humain, ou qu’elle soit innée en ce que toute espèce aspire premièrement aux conditions de son confort, ou qu’elle soit depuis si longtemps et si profondément acquise qu’il en revient presque au même s’agissant de l’inciter au changement et au trouble, le rend, à ce qu’il me semble, bien moins désireux d’adaptation que le moindre animal venu, fût-il jugé fort sauvage et récalcitrant par nature, et mis en situation forcée de vivre en dépendance ou en collaboration avec l’homme : c’est en quoi j’estime qu’en règle générale le progrès de l’humain ne vient toujours qu’avec non l’envie mais le besoin de se conformer à une loi supérieure et impérative. D’ailleurs, qu’on mesure comme j’ai raison s’agissant même du livre dont je parle ici : est-ce que cette leçon, que l’auteur a finement réalisée et portée en son œuvre, a effectivement permis au lecteur, comme je l’ai révélé, de comprendre – que dis-je ? de seulement entendre – l’enjeu véritable de la stratégie argumentative de London ? Non pas ! dans l’extrême majorité des cas le lecteur s’est contenté d’en tirer le suc divertissant, complu au rocambolesque animalier pour enfants, vautré dans l’effet d’émotion facile propre à se sentir sensible pour des « causes » ; c’est notamment lui, si veule et fascinable, qui a plébiscité ces adaptations cinématographiques qui, en aucun cas, ne sauraient renvoyer au roman qu’en ses superficialités les plus factuelles ! Autrement, qu’on m’explique comment un film pourrait rendre le point de vue interne et l’évolution mentale d’un loup, ou comment il pourrait délivrer tant d’images d’anecdotes représentatives de ses diverses influences sans donner l’impression d’un décousu extrême causé par la variété et la brièveté des actions qui, souvent résumées dans le livre en paragraphes courts mais rassemblées et unies dans un texte par la force d’un style, constitue la substance même du roman et tout son intérêt ?

Non : London, à défaut d’abaissement suffisant vers cette grossièreté qu’est l’homme sur lequel il s’est mépris en le surestimant – car il vaut assurément moins que le loup de son œuvre ; j’y songe, s’en serait-il aperçu lui-même quelque peu en élisant comme protagoniste un animal qu’on peut trouver un certain plaisir de retrait à dépeindre ? –, n’est pas parvenu à en modifier les comportements, et il n’a su que conforter dans ses facilités une créature qui n’a de goût que pour se croire artificiellement un individu libre et respectable. Et, à observer la vie de l’auteur, on croirait bien qu’il est finalement revenu de cette illusion lorsqu’il choisit, dans ses dernières années, de fuir ce monde imbécile des apparences et des futilités en prenant le large en solitaire à bord de son bateau, un peu à la manière de Rimbaud, et après le temps de son immense succès. Même, je dois admettre que si Mr London est pour moi un véritable ami et un camarade fidèle, différent à mon égard du Nietzsche prophétique et lointain, c’est pour sa très humaine propension à faillir généreusement et par bénéfice du doute sur tout ce qui relève du caractère humain, quoique sans thèse opiniâtre et ainsi sans insistance ; en somme, je l’aime pour cet immense élan intérieur d’aveugle et tendre bonté qu’on rencontre rarement chez un individu intelligent et qui pousse des gens comme moi, par exemple tout en leur proposant une conversation joyeuse et paisible sur un divan ou autour d’une table, à lui reconnaître des erreurs qui sont dites avec tant de grandeur qu’à défaut de le blesser ou de lui déplaire, aussitôt je veux lui pardonner et, le sourire ému aux lèvres, lui donner une franche et virile accolade.

 

À suivre : Retour au meilleur des mondes, Huxley.

 

***

 

« Lip-Lip continuait d’assombrir les jours de Croc-Blanc, au point que ce dernier devint plus méchant et féroce qu’il en avait naturellement le droit. La sauvagerie faisait partie de sa personnalité, mais celle qu’il développa dépassait les limites. Il acquit une réputation de méchanceté parmi les animaux humains eux-mêmes. Chaque fois qu’il y avait du grabuge ou un esclandre dans le camp, qu’on se battait et qu’on se querellait, ou qu’on entendait une squaw crier au vol d’un morceau de viande, on pouvait être sûr que Croc-Blanc était dans le coup, quand il n’en était pas l’instigateur. On ne se donnait pas la peine de connaître les causes de sa conduite. On ne voyait que les effets, qui étaient désastreux. C’était un gredin et un voleur, une fripouille et un fauteur de troubles ; les squaws furieuses lui criaient dessus, tandis qu’il restait sur ses gardes, prêt à esquiver la mitraille, qu’il n’était qu’un vaurien de loup et qu’il ne perdait rien pour attendre.

Il devint un paria au sein du camp surpeuplé. Tous les jeunes chiens se rangèrent derrière Lip-Lip. Il y avait une différence entre Croc-Blanc et eux. Peut-être percevaient-ils ses origines sauvages, qui leur faisaient instinctivement éprouver l’hostilité des chiens domestiqués à l’égard du loup. Toujours est-il qu’ils se joignirent à Lip-Lip dans sa persécution. » (page 118)

 

« C’est vers la même période que les journaux firent leurs choux gras de l’évasion spectaculaire d’un détenu de la prison de San Quentin. Un homme féroce. Raté dès la conception. Dérangé de naissance, il n’avait pas été aidé par le moule qu’il avait reçu des mains de la société. La société a parfois la main dure, et cet homme était une illustration saisissante de ses œuvres. C’était une bête – une bête humaine certes, mais une bête si terrible que le qualificatif qui lui convenait le mieux était encore celui de carnassier.

À la prison de San Quentin, il s’était révélé irrécupérable. Aucune sanction n’était parvenue à le dompter. Il préférait crever après s’être battu jusqu’à son dernier souffle, plutôt que de vivre dans la soumission. Plus il se battait férocement, plus la société était dure avec lui, et le seul effet de cette dureté fut de renforcer sa férocité. Camisoles de force, privations de nourriture, rossées à coups de gourdin n’étaient pas le bon traitement pour Jim Hall, mais c’est celui qu’il reçut. Et c’était le traitement qu’il recevait depuis sa plus tendre enfance dans les taudis de San Francisco – quand, argile encore malléable aux mains de la société, il attendait d’être façonné.

C’est au cours de sa troisième peine de prison que Jim Hall croisa le chemin d’un gardien presque aussi bestial que lui. Le gardien le traita injustement, multiplia les mensonges à son sujet auprès du directeur, ternit un peu plus sa réputation, le persécuta. La seule différence entre eux était que le gardien portait un jeu de clés et un revolver. Jim Hall, lui, n’avait que ses mains et ses dents. » (pages 249-250)

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