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Henry War
6 mars 2020

Retour au meilleur des mondes, Aldous Huxley, 1958

Retour au meilleur des mondes

Mr Huxley me fait un peu l’effet d’un fat, avec ce livre. Fort du succès de 1931 de son Meilleur des mondes, celui qui se sait appartenir depuis sa naissance à « l’élite intellectuelle britannique » se croit au surplus la légitimité d’un donneur de leçon au prétexte plus ou moins explicite que son roman sut prédire les événements de la Seconde Guerre mondiale. À partir de ce présupposé et de sa tacite confirmation sous forme d’éloges que l’auteur reçut de toutes parts, il s’estime pertinent à produire une explicitation de ses concepts appliqués à la réalité anticipée du futur – en quoi consiste le mobile de son essai Retour au meilleur des mondes.

Or, deux faits distincts et indiscutables invalident ce positionnement opportuniste.

Le premier, c’est que le récit Le meilleur des mondes n’avait rien prévu du tout. Tous les raccourcis flatteurs qu’on en a fait résument l’action du livre à un univers dictatorial, et comme on sait que le IIIe Reich fut une dictature, on prétend que Huxley l’avait deviné et que si on l’avait suffisamment écouté il aurait peut-être empêché la guerre. On devine d’ailleurs que lui-même attribue cet augure à sa haute qualité d’intellectuel, à sa logique implacable et d’un grand recul, ainsi qu’à son talent de généalogiste historique et scientifique, mais la seule chose qu’a dépeint Huxley conformément à la réalité des années 40, c’est ni plus ni moins le fait d’une dictature, pas même du nazisme ou du communisme ; or, un tel régime était alors loin d’être neuf, et l’auteur a seulement tâché d’y appliquer ce qui existait de moderne pour en donner une impression de vraisemblance – en quoi consiste ni plus ni moins l’œuvre normale d’un écrivain d’anticipation. Mais comme Huxley fonde son génie sur une conformité minutieuse des faits advenus et du monde qu’il avait décrit, il se trouve forcé à grossir les traits, à provoquer les rapprochements, quitte à travestir l’histoire ou à la simplifier à l’excès – méthode certes fort en usage s’agissant de décrire le fonctionnement nazi moins de dix ans après son effondrement et avec toute la caricature plébiscitée alors, mais indigne d’un gentleman honnête et éduqué, objectif et soigneux. Il faut que tous les moyens de persuasion que l’auteur avait imaginés aient effectivement trouvé leur équivalent sous Hitler dans le cadre exigu d’une immoralité patente et assumée, dont : sélection génétique, organisation inhumaine, coercitions suggestives.

Or, on encourageait fort d’admettre que la planification du nazisme s’était accompagnée de chacun de ces paramètres : après un tel désastre et pour faciliter la réconciliation des peuples, on fit peser sur un système d’embrigadement déshumanisé et organisé par un très petit nombre la faute morale de plusieurs millions de morts. L’individu allemand n’avait dès lors presque plus rien à se reprocher, on pouvait s’adresser à lui comme à un innocent, à un homme abusé à son insu : il était heureusement dédouané de sa responsabilité particulière au détriment d’une manipulation d’un peuple, au pire n’était-il que coupable d’une « certaine faiblesse » qu’une poignée avait diaboliquement exacerbée. Huxley soutient cette thèse simpliste, et, c’est aussi en cela qu’il a la vue courte. Il oublie que l’adhésion des personnes est aussi indispensable que celle des masses pour conduire collectivement au combat idéologique, et il opère une dichotomie absurde et manichéenne entre foule sans volonté à l’animalité frénétique et individus éclairés et à la dignité supérieure. Hitler n’était pas tant machiavélique qu’on croit : il n’a pas tant incité les gens à vouloir quelque chose, mais il a surtout utilisé ce que voulaient les gens pour se porter au pouvoir avec sans doute bien plus de convictions qu’on ne lui en suppose. Il était un représentant avant tout, et en second lieu un guide pour des idées connexes. Quoi qu’on dise, la psychologie d’un homme, fût-ce d’un homme comme Hitler, ne s’accorde pas à lutter systématiquement contre une foule qu’on prétend gouverner : on s’espère des points communs avec elle, on ne s’adresse pas de bon gré à ceux qu’on méprise, tout au plus on insiste un peu plus qu’il n’est vrai sur des rapprochements artificiels.

C’est la faute théorique de Huxley de penser que le nazisme fut l’effet d’une propagande pure, d’une influence implacable, d’un conditionnement d’experts qui ne pouvait que réussir – faute récurrente, comme j’ai dit. Il y tient avec tant d’acharnement – parce qu’une fois de plus il en a besoin pour montrer comme il avait raison et asseoir ainsi sa position de conseiller devin – qu’il ne peut s’empêcher de recourir au genre de confusions qu’il dénonce quand il décrit les usages d’une propagande : il n’a pas de vue élevée sur les phénomènes dont il disserte, il est le représentant d’une morale très conventionnelle, surtout protestante et anti-communiste. Son utilisation excessive de citations d’autorité, avec études incomplètes, scientifiques douteux, acteurs de télévision, politiciens de tous bois dont ministre de l’armement hitlérien et même Hitler lui-même, lui semble un moyen louable pour parvenir au but valorisant qu’il s’est fixé, comme si le fait que tout le monde dise une chose était le signe que cette chose est vraie. Le procédé agit, car il mêle des généralisations supposées et des analyses plus poussées, de sorte qu’on infère une méthode indubitable où il n’y a en réalité qu’un amas d’assertions juxtaposées. Il tient par exemple à ce qu’un homme soit avant tout un individu libre au nom de sa « diversité biologique », que la société soit ainsi un « crime contre l’individu », que la personne humaine ne soit « pas essentiellement grégaire », et je ne sais où il a trouvé à convaincre avec cet évangélisme sans argument qui lui fait même travestir certains propos de Spencer – dont il pastiche souvent le style comme le paragraphe introducteur de sa partie XI – pour le décrier. Il nous apprend péremptoirement que, fort de persuader les foules et d’en « appeler à leur inconscient », le nazisme au surplus « lavait le cerveau » des subalternes du régime par une forme d’hypnose, ce qui n’a presque rien à voir avec le système extrêmement élaboré et incitatif de management mis en place par le IIIe Reich. On s’étonne de découvrir que, selon Huxley, les intellectuels constituent une sorte d’assurance de bonne conduite pour toute société, comme si Hitler n’en avait pas lui-même admis une impressionnante quantité parmi son personnel et son administration. Au summum de son délire partial, Huxley raconte qu’évidemment « dans toutes les religions les plus évoluées du globe, la conversion et l’illumination sont affaires personnelles » et que « le royaume des cieux est dans l’esprit de chacun, non pas dans le vacuum collectif d’une foule » – je n’aurais pas dit ça, moi, mais alors pas du tout, d’autant que de telles énormités nécessitent des raisons, mais ici : point, il suffit d’énoncer la conclusion.

Ce qui m’agace tout particulièrement dans cette accumulation de données brutes et de déclarations louches, dans cette tonalité de savant sage qui dogmatise, dans cette hauteur si inconstante qu’on la trouve même mêlée à des raccourcis de bassesse, c’est cette fausse posture de surplomb, bardée de sens commun et de termes scientifiques spécifiques et superfétatoires à dessein d’impressionner le lecteur : c’est si évident de procédés de persuasion chargés d’induire une image que cela dessert même la thèse d’un anti-propagandiste cohérent. L’exemple le plus manifeste réside peut-être en cette contradiction insupportable à un homme d’esprit : Huxley propose de fonder la société à venir sur une morale fermement établie dont les principes seraient transmis par une éducation méthodique – j’y suis d’accord, quoique on s’approche forcément de nouveau d’une forme d’embrigadement de la jeunesse, seulement comme c’est Huxley qui le vante, il ne s’agit évidemment plus du tout d’instaurer des préjugés (même si manifestement l’auteur lui-même n’a nulle notion d’une morale sans préjugé). Et sans rien démontrer du tout, le voilà à désigner trois valeurs primordiales, les plus justes selon lui à établir le credo de son théorème, avec dans l’ordre : liberté, amour, intelligence ; or, d’où sort-il cela sinon du chapeau des conventions puritaines ? Passons encore là-dessus si l’on veut : quel remède cet intellectuel très recherché envisage-t-il pour favoriser en tout premier lieu la liberté ? « Par exemple, une organisation sociale, une limitation des naissances, une législation » : c’est connu, n’est-ce pas ? plus la société vous incite à une structure, de surcroît plus vous êtes tenu à vous empêcher d’avoir une progéniture, et encore plus les lois nombreuses vous contraignent, et plus vous êtes libre !

Non, ça ne va pas, comme si la forme et le succès tenaient lieu d’arguments. Ce que Huxley, et bien d’autres ainsi que lui, empruntent impunément à Spencer et dont ils se targuent comme leur matière d’expression et de déduction propre, c’est ce ton d’évidence et ce procédé d’exemples éclectiques : on croit alors que la simplicité des propositions de Spencer est tout ce qui le rendit convaincant, mais c’est à condition que chaque terme de ces énoncés soit incontestable, ce que n’ont pas compris la plupart de ses imitateurs. Il faut longtemps chercher des tournures sans exception avant de les rédiger, et c’est ce qui réclame un temps considérable et une réflexion ardue. Bertrand Russell, entre autres penseurs à ce que j’ai constaté, est aussi amateur de cette pseudo dialectique raisonnable plutôt que rationnelle et qui sembla de mode un certain temps : quant au lecteur, avant d’avoir donné son accord sur un jugement énoncé de façon trop brève, le voilà entraîné dans ses corollaires, et peu à peu il ne contrôle plus rien, est contraint d’admettre sans beaucoup de conviction faute d’arguments solides et puisqu’il ne peut arrêter les bonds excessifs d’une réflexion écrite – il sent qu’il ne se rattache qu’à des saillies de proverbes, il dit oui ou il dit non à mesure, mais n’importe : tout va trop vite et avec trop peu de preuves, il enregistre les informations d’une matière mal liée qui ne peut faire un ciment de son individu. Ce procédé est en revanche idéal pour de la littérature d’apprentis pédants : on accumule des notions faciles à répéter pour autant qu’on n’ait jamais à les justifier ; on remet ainsi de bonnes compositions rédigées de pensées colligées qu’on n’a pas besoin de savoir s’approprier.

J’aurais pourtant des scrupules à cacher que, dans sa préface, Huxley admet qu’il a « simplifié à l’excès » des concepts pour « former un tableau » plus accessible et éloquent : ceci dit, j’ignore quel besoin il en a eu, puisque son essai dure moins de 150 pages, ce qui ne saurait beaucoup porter atteinte à la patience d’un lecteur ordinaire. C’est peut-être plutôt un prétexte à ne pas approfondir ce qu’il ne savait pas démontrer. Il me semble que cet aveu résonne comme de la négligence ou de la condescendance du vulgarisateur : « J’ai fait pour un lecteur piteux, semble-t-il dire, c’est-à-dire vite et simple pour qu’il puisse bientôt retourner à ses occupations. » : voilà qui n’est pas à mon sens l’ambition digne d’un auteur exigeant.

Je me souviens à présent que j’avais écrit au début de cet article : « deux faits distincts » susceptibles de démentir Aldous Huxley comme visionnaire, n’est-ce pas ? Certes, je me le rappelle, et voici le second : c’est que parmi tout ce que l’auteur présage dans cet opus censé se réaliser avant la fin du siècle, rien ne s’est produit : les anxiolytiques ne sont pas le soma, la publicité contemporaine n’est pas l’hypnopédie, et les libertés individuelles n’ont pas décru en fonction de la volonté d’un gouvernement souverain et corrupteur ; la surpopulation n’a pas encore rencontré d’impasse rédhibitoire, les ressources naturelles ne sont pas arrivées au point de rupture, la médecine n’a pas provoqué l’insuffisance génétique de nos contemporains par défaut de sélection naturelle, et la structure sociale et politique des États n’a pas induit d’autorité une limitation drastique des libertés ; en somme, la théorie que Huxley propose d’une dictature généralisée et technologique ne s’est pas réalisée – il est même, je trouve, bien moins efficace à prédire que Ray Bradbury dans Fahrenheit 451. Certes, on ne peut lui décliner l’honneur d’avoir risqué un pari aussi audacieux, mais on peut sans mal, je crois, lui dénier le prestige de l’avoir remporté.

 

À venir : Le Paradis des orages, Grainville.

 

***

 

« « Libre comme un oiseau », disons-nous, et nous envions les créatures ailées qui peuvent se mouvoir sans entrave dans les trois dimensions de l’espace, mais hélas, nous oublions le dodo. Tout oiseau qui a appris à gratter une bonne pitance d’insectes et de vers sans être obligé de se servir de ses ailes renonce bien vite au privilège du vol et reste définitivement à terre. Il se passe quelque chose d’analogue pour les humains. Si le pain leur est fourni régulièrement et en abondance trois fois par jour, beaucoup d’entre eux se contenteront fort bien de vivre de pain seulement – ou de pain et de cirque. » (page 152)         

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