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Henry War
9 mars 2020

Déjà parti

La longue distance aux phénomènes et à l’homme, le grand Recul dont j’ai déjà parlé, la solitude intarissable dont le symptôme le plus violent est la persévérance dans l’éloignement, le rongement inlassable des inégalités de nature, la façon dont l’erre vous emporte tant qu’il n’est plus loisible de croire au côtoiement et à la moindre estime du marin de rivage, le décalage involontaire et intrinsèque d’avec toute réalité collective et admise qui est comme le témoignage d’une vision évidente qu’avec désappointement vous ne parvenez pas même à faire entendre, à force le dégoût des terres et des langages continentaux ainsi que la dérision des mentalités de ces foyers et domaines confortables et installés, tout cela inévitablement m’a conduit à constater à quel point je me suis séparé de la société. Je ne veux plus m’adapter, m’insérer, m’assimiler, me glisser dans des déguisements et des costumes que j’ai déjà hautement réprouvés – c’est ma condamnation fière d’avoir insulté par écrit aux routines de foule et de m’être ainsi véridiquement et orgueilleusement interdit tout chemin retour. Je suis d’une autre matière, à présent, un monstre que mon mépris manifeste a aliéné du monde, si fort que ma seule et dernière crainte aujourd’hui, ma peur ultime, serait de m’apercevoir soudain, en une révélation effarée, que je suis ordinaire et semblable, non pas parce que je me serais fourvoyé de vantardise – ma différence est bien nette et objective –, mais parce qu’il existerait une vaste communauté d’hommes supérieurs et ignorée qu’un microcosme où je vis m’empêcherait de connaître, à laquelle l’étroitesse de mes moyens de communication m’aurait défendu d’accéder. J’imagine, dans ce cas, que j’aurais au moins la chance d’approcher une caste qu’il me resterait à rejoindre par de nouveaux efforts et d’autres mérites, mais j’ai beau y songer, je ne parviens pas encore à croire que mon univers soit si exigu que de tels êtres puissent exister dans une ombre parallèle et en abondance. Je suis donc très probablement parti, ce vocable pouvant aussi bien s’entendre, si l’on préfère railler, comme si j’étais un drogué ou un fou.

La preuve la plus tangible de ce départ, c’est qu’on ne me retient plus – même cet effort nécessaire chez les autres a tari. Je suis pour tous un cas désespéré, et ce n’est pas par entêtement ni par obstination, je n’ai jamais nourri le souhait d’une différence. De loin je voudrais mieux avoir quelqu’un, et toute une foule même, à admirer. Mais il n’y a personne, presque pas l’aura d’un seul être qui eût les attributs suffisants à ce qu’on le désigne honnêtement, sans flatterie, comme « quelqu’un ».

J’ai souvent demandé conseil, en vain : les gens n’ont pas de boussole à l’exemple de laquelle je pourrais me conduire, ils ne se dirigent pas eux-mêmes, ils errent sans soins dans un méandre flou de hasards et de divertissements. Ils n’ont d’emprise sur rien, leur cap n’a pour eux pas d’importance, avec ou sans voile ils laissent aller le navire, se résolvent et se satisfont qu’ils finiront bien quelque part ou, au contraire justement, qu’ils n’iront nulle part : tout leur est égal et leur convient, la dérive leur suffit, ils n’ont point d’ambition ni d’orgueil – je n’ai jamais rencontré de capitaine. Je suis seul ainsi. Je n’en veux d’ailleurs à personne, je trouve juste que c’est dommage pour l’humanité dont la somme des unités ne fait pas même le début d’un voyage ou d’une vertu. Des animaux n’iraient pas beaucoup moins loin, ils sont à peine moins profonds ; je ne critique même pas : c’est une vérité sans affect pour moi. Ça pullule avec insouciance, ça ne se sent coupable de rien, et puis un jour ça découvre que ça doit mourir, et c’est comme une révolution dans une toute petite personne. Ça croit alors qu’il y a une leçon à en tirer, et c’est toujours le même aphorisme à portée de main. Ça dit alors : « J’ai vécu et je me suis élevé », et ça n’a pas fait grand-chose de plus finalement que de se bâtir un autre terrier. Or, deux ou trois terriers dans une vie, pour un lapin de circonstance, voilà qui n’est quand même pas ce que j’appellerais une dignité ou une grandeur. Le lapereau identique pousse après cela, et c’est reparti pour un pareil cycle minable. Vraiment, je crois que la condition humaine actuelle est bien en-deçà de son aimable potentiel – même, je n’en ai pas le moindre doute : nous sommes une honte, et toi qui me lis certainement tu n’échappes pas à la mesure commune. Tu m’aurais déjà écrit autrement au lieu de, justement, te terrer dans ton trou.

Du moins je constate depuis des mois qu’on ne cherche plus jamais à me convaincre, et je ne suppose pas que ce soit parce que je parais enferré ou obtus ; seulement, on ne sait pas par quel bout me prendre, mon alien semble inaccessible, je suis un fonctionnement inédit qu’on ignore comment atteindre et modifier. J’ai toujours, pour ainsi dire, « un coup d’avance », parce que je n’ignore plus la pensée banale et que je l’anticipe sans surprise et avec assez d’ennui. On ne me trouve plus en ennemi, preuve que j’ai « passé » ; les arguments qu’on me rend sont comme des rêves mornes que j’ai souvent refaits et qui se sont vidés d’émotion. Une sorte de lassitude m’étreint aux persuasions ordinaires, je n’éprouve plus comme autrefois de scandale ni d’éclat ironique et moqueur – tout ce qui m’était alors irrésistible –, j’ai prolongé et achevé tout débat après la première volée de leurs paroles, et savoir par avance la veule direction qu’ils vont prendre pour ne pas perdre la face me communique plutôt l’envie d’aller – ailleurs. Une fois de plus, ces agitations, que j’identifie aux contorsions d’un poisson mourant sur la berge, m’incitent à des déplacements plus loin : qui ne manque pas de transport n’a pas à se débattre ; vos convulsions sentent par trop la souffrance, sans compter que le poisson hors de son milieu n’exhale pas en soi une odeur fort agréable. Je file donc, quitte ces spasmes et cette puanteur.

Le plus difficile, c’est d’alimenter seul ce souffle qui fait tout le vent dans mes voiles, car je sais que mon essor est limité par l’apport de cette ressource rare dont le tarissement est continuel. Cette force issue de mon travail doit toujours péniblement s’auto-insuffler, ressort d’une presque impossible énergie perpétuelle – j’ai déjà quelquefois le sentiment de tourner en rond, ou plus exactement de n’avancer que d’une fraction infime de mouvement par rapport à ma distance déjà parcourue. Il est vrai toutefois que je ne m’attarde plus comme naguère aux sources de diversions futiles, je trace ma route plutôt que d’y perdre vainement mon temps et mes espoirs précieux : il est toujours stupide de manifester de la curiosité pour ce qu’on n’ignore pas, pour ce qu’on devine et sait. Cette économie n’est pas encore un gain de vitesse, elle ne fabrique pas des courants, mais elle empêche du moins de ralentir et de freiner. La mesure du déplacement, ce n’est certes pas ce qui reste attaché au sol ; la caravelle se risque, elle, et elle entretient bizarrement ce repère que tout ce qui est stable s’enterre : il lui faut du roulis et de grands courants d’air, ou bien elle sait qu’elle ne va nulle part ; l’agitation et l’ébranlement sont toujours les symptômes et les mesures d’une avancée, d’une progression, d’une traversée – ce sont aussi, diront ceux qui veulent plaisanter à mes dépens, les prémices de la démence et du délire narcoleptique.

Ainsi, tout bouge incessamment en moi-même par l’effet unique de mon entretien, et c’est sans scrupules que j’abandonne ceux qui gardent les pieds solidement plantés dans le roc de leurs habitudes – c’est ma façon peu à peu de n’exister plus pour personne, d’être le spectre qu’une vague aura matérialise encore dans un décor et qu’une variété de décence apprise par cœur interdit de tout à fait négliger. Pourquoi me plaindrais-je ? je n’ai après tout que ce que je mérite, quoique je n’ai rien cherché de la sorte, l’abandon des maisons identiques et le mépris des conceptions rassurantes : l’omniprésence dans le temps et l’espace se défie de moi, je lui suis disparate, je sens comme je dépare, comme je jure, les alizés bouleversants abîment ses feuilles acclimatées aux torpeurs d’un climat étal ; ma consistance blesse la norme, je choque d’être, j’ai l’apparence d’un étranger jusque dans mes façons de politesse, jusque dans mes dissimulations de courtoisie et dans mes effacements d’obligeance, je suis gré à tout ce paysage de me rejeter – je dois avoir, même de loin, la forme d’une caravelle au lieu d’une cabane, le lot commun : mais comment m’abstenir de paraître ce que je suis ? cela transparaît toujours un peu en dépit de mes velléités temporaires de complaire, et je suis un fantôme qui ne peut plus ressembler à un corps.

Rien ne me rattache aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui – un usage tout au plus, quelque chose comme une élégance. Je n’essaierai plus de convertir, j’ai cessé d’aspirer à être accompagné dans mon voyage : j’y emporterais peut-être des rats dans mes cales à force de ne pas oser être seul.

Le monde que je vois n’est plus le vôtre : j’ai désormais toutes les sensations éthérées d’un esprit ou d’un mâne ; tant pis ou bien tant mieux, n’essayons plus de nous accorder sur ce que nous percevons, c’est à peine dorénavant si, tant nos usages ont différé et fait évoluer nos facultés, nous disposons des mêmes organes pour appréhender le réel. Je m’efforcerai de mon côté de ne pas trop insulter à ce que vous êtes pour qu’en contrepartie je puisse, à bon droit et sans abus, réclamer et obtenir de vous une juste réciprocité d’indifférence. Après tout, nous ne sommes plus d’un univers commun, votre société n’est pas la mienne, il me faudrait juger d’une cité comme New York avec le regard d’un Sioux – quoique je continue de prétendre, certes, que mon Indien vaut un peu mieux que votre élément de troupeau ; n’importe. À défaut de me bien comprendre, on peut toujours me lire et se distraire à mes dépens ; il n’est pas exclu en effet qu’on tire ici et là quelque suc qu’un estomac habitué aux édulcorants contemporains sera quand même capable de digérer ; il est de ces esprits petits et légers qui, dans un poème de trois ou quatorze vers, savent extraire le seul hémistiche qui leur convient pour en sucer la substance à l’exclusion de tout le reste pour leur satisfaction pertinace – je ne leur demande à peu près qu’à se taire, étant si endurcis à ne jamais distinguer l’édification et le divertissement. Qu’en retour nous soyons deux faces antéposées d’un dé, et qu’on ne s’évertue plus à comparer hautement leur valeur indiquée en points, car il est inutile de forcer nos principes, nous ne réussirons pas à nous entendre, jamais nous ne tomberons du même côté, c’est impossible par nature. Je ne veux plus fixer d’un regard frustré l’état où vous stagnez, j’ai trop perdu la patience des enseignements de cette raison que je me figurais partagée unanimement : votre programme est à demeure, le mien est à courre. J’augure un peu, il est vrai, le temps où mon vaisseau sera si éloigné que vous n’en apercevrez plus qu’un mirage brumeux et pour vous insensible ; mais j’ai sans doute tort d’augurer ainsi, car il n’est peut-être nul besoin de présage en la matière : d’où tiendrais-je donc en effet qu’actuellement je fusse déjà aperçu ?

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