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Henry War
15 mars 2020

Littérature fin-de-siècle et fin de littérature

Tout effort progressif atteint tôt ou tard à quelque comble qu’il paraît individuellement impossible de surpasser. C’est le propre d’une évolution graduelle de donner lieu à désespérer à l’admirateur, en toute matière exactement où la qualité s’estime selon des critères objectifs : une exaspération et presque un écœurement étreint alors l’épigone qui, redoutant d’en rester à l’émule, se sent d’avance regretter de demeurer toujours disciple et imitateur. Tâcher de faire mieux alors, c’est apparemment viser l’inaccessible : un découragement et une frustration brisent dans son élan le potentiel successeur, et nul n’ose se baptiser du nom de continuateur. On craint de se confronter, on estime l’effort insensé, l’objectif inatteignable. Sans parler du sacrilège : une idole est aussi un dieu qu’on redoute souvent d’offenser par le défi de son autorité.

Essayez, vous, de renverser M. Einstein, et poursuivez ses leçons si vous vous en croyez digne, ce qui n’a rien d’inimaginable a priori avec de l’étude et du travail. Allez, pourquoi pas, jusqu’à révéler ses insuffisances, et traversez les paradoxes de ses doctrines, même avec respect, même avec gratitude. Il faut, pour se lancer en science comme en art, se fixer un but au-delà, se supposer la possibilité d’un surplomb, même lointain. En n’importe quel domaine où l’on ambitionne de produire ses forces actives il est nécessaire au préalable de se figurer qu’on peut aller au-dessus. Autrement, on confine à l’étudiant perpétuel, au rat de musée, au compilateur de théories, au pur conservateur. Mais on ne crée pas. Pour réaliser une avancée dans un univers savant, il faut s’estimer une matière nouvelle à apporter. Il faut se deviner une puissance de dépassement. Un tel entrepreneur a toujours de l’orgueil, parce que, quelle que soit l’expression pour le dire, il lui faut toujours tenter mieux.

Un fan ordinaire n’essaie jamais vraiment de rivaliser : il ne demande qu’à admirer et à imiter. Un tel fan ne s’élance pas à la poursuite du talent de son sujet d’adoration. Il est écrasé ; c’est à peine s’il commente. Il gobe, bouche ouverte, plus ou moins paralysé, même dans ses cris d’extase. Il ne saurait par où faire mieux. L’idée ne le traverse même pas.

Le propre d’un admirateur qui n’a nulle idée pour faire mieux, c’est de faire autrement. Il choisit notamment, dans telle discipline de sa préférence, un champ distinct où il s’épanouira loin de l’ombre d’un maître indétrônable et menaçant. Il s’éloigne ainsi tout en restant proche, ne se contraint pas à l’irréalisable et peut s’engager à exceller lui aussi dans sa spécialité et sans cette concurrence monstrueuse. Par l’effet d’une lâcheté qui est en l’occurrence un excès de crainte, il réalise qu’il devient lui aussi par exemple un physicien de talent ou un mathématicien de renom, mais il n’empiète point sur l’impressionnante aura de son mentor. Ce qui se résume à peu près par la formule suivante : quand on se croit incapable de tirer comme d’autres une balle dans une cible à trois kilomètres, on élit plutôt le pistolet ou on devient archer ou champion de lance-pierres. En tout domaine où l’excellence du résultat se mesure à une performance, c’est ainsi qu’on fait : on sélectionne ce qu’on estime à sa portée. Impossible à surpasser ? Soit ! je demeure au moins à côté.

Sciences et arts se présentent justement de cette façon, en valeurs absolues – c’est leur caractère essentiel ou bien ils y perdent leur nature. Une greffe du cœur n’est pas « relativement réussie », pas davantage qu’une résolution d’équation est « environ juste ». Certes, le patient peut mourir après vingt jours ou huit ans, et l’énigme peut trouver une solution partielle ou des continuations insoupçonnées, et c’est bien qu’il est possible de poursuivre et d’améliorer ces travaux, mais le jour où l’on atteindra à ce que le patient vive systématiquement et sans séquelle après l’opération ou quand la formule aura démontré l’aboutissement de tous ces corollaires, personne n’envisagera plus sérieusement de poursuivre l’étude pratique de la greffe du cœur ou de cette équation en particulier. Je ne sache pas qu’on cherche encore les propriétés de la pénicilline ou que celles du triangle rectangle demeurent fort mystérieuses, par conséquent Fleming et Pythagore sont à peu près tranquilles et nul n’investira beaucoup leurs brisées – mais je n’y connais rien en l’occurrence et je me trompe peut-être s’agissant d’eux : c’est plutôt un exemple théorique pour me faire bien comprendre.

N’importe, c’est un fait psychologique autant qu’humain : on ne prétend pas améliorer ce qu’on suppose, à tort ou à raison, parfaitement abouti ; on l’aborde éventuellement avec une démarche de curiosité qui peut constituer les prémices d’un travail graduellement plus actif et accompli, mais ce regard de fatalité initial est avant tout non constructif, une capitulation au pied d’un triomphateur.

Cette observation est un axiome intéressant, je crois, s’agissant d’analyser comme une société engage efficacement ses individus dans telle ou telle recherche pour la raison première qu’elle la considère encore largement inexplorée ou concrètement sous-appliquée. Aujourd’hui la moindre découverte susceptible de poursuites théoriques ou pratiques fait l’effet d’une petite révolution, et elle est aussitôt assaillie de toutes parts, chacun s’attelant à être le devancier des autres puisqu’il ne s’y trouve encore nulle silhouette conquérante lui ayant donné son nom. Une armée de fourmis s’engage à travailler sitôt qu’une opportunité ou qu’une brèche se présente dans la somme apparemment si étriquée des savoirs humains. Il faut un vide, c’est plus facile à occuper que d’exceller au-delà d’un géant : il faudrait assiéger une place forte ; là, l’endroit est inhabité, et la commune couardise se fait un devoir de saisir un drapeau uniquement de vitesse parce qu’il ne lui sera pas disputé d’autre façon.

On ne va – et c’est sans doute aussi un vice de notre époque – que là où la lumière brille. À tous horizons bouchés, nulle aventure. On ne grimpe la montagne que si on lui soupçonne un pic plus haut que celui qu’un autre a déjà arpenté – ou bien c’est du pur sport, mais ce n’est alors ni science ni art.

Nous sommes, nous autres, des démiurges, pas autre chose. Le dilettantisme n’est pas pour nous une profession. Nous sommes de la race presque épuisée des conquérants. Il n’y a que le combat périlleux qui nous enorgueillisse. Nous voulons croiser le fer, avec un dur respect, contre des héros. Nous voulons rivaliser de haute lutte, détrôner avec remerciements.

Nous sommes parmi les derniers à ne pas plaisanter avec ça.

 

***

 

La science du langage, autrement dit toute la littérature, tient une apogée aussi brillante qu’incontestable vers la fin du XIXe siècle. C’est manifeste et objectif, les exigences stylistiques c’est-à-dire la technique et la pénétration des effets – doigté, regard, maîtrise : performance – y atteignent un point de tension à peu près inégalé, culminant à des altitudes asphyxiantes et presque humiliantes à l’amateur : les poumons de notre époque y suffoquent, et il faut à notre contemporain se munir d’une sorte de bonbonne d’oxygène en sus, se préparer à une respiration alternative en plein territoire littéraire, rien que pour lire du Hugo ou du Zola. Mais Huysmans, Barbey d’Aurevilly et Bloy l’indignent carrément de difficulté, il les trouve exprès pédants, il croit ou préfère discerner en eux des sophistes du verbe, des fétichistes du colifichet décoratif, de peur d’y rencontrer le miroir de sa propre insuffisance, et il s’épouvante de ce qui lui semble un jeu d’humiliation à son détriment mais qui n’est qu’un souci d’exactitude, c’est-à-dire, en réalité, le parangon de l’art dont il a oublié le concept : « ça suffit ! » Un philologue qui n’aurait qu’à perdre son temps prouverait sans mal qu’une page d’un auteur médiocre pour cette époque vaudrait encore mieux qu’un prix Goncourt de la nôtre.

Cette assertion se vérifie aisément par la lecture des journalistes critiques. J’ai découvert à la fin du XIXe siècle des articles d’une extrême virulence à l’encontre d’excellents auteurs, je veux parler d’auteurs surprenants d’originalité et de verve et qu’on jugerait à présent illisibles, pour trop littéraires et supérieurs, articles eux-mêmes exprimés dans une langue admirable de virtuosité et d’éclatante couleurs : des exemples de critique d’une vérité sans contredit, presque systématique, incontestables quoique vétilleux, et capables d’en remontrer à des écrivains de talent qui n’auraient eu qu’un peu de maladresse ou de légèreté ici ou là à exprimer précisément une idée. Ces critiques ne font pas du tout dans l’avis, ils font dans la correction : ils analysent sans affect et reprennent avec vigueur des textes qu’ils démontrent faillibles. C’est effroyable, c’est inouï depuis lors, c’est méthodique et magistral comme le geste exact d’un chirurgien ! C’est une critique publique, journalistique et qui est parvenue si loin dans l’examen livresque et dans l’érudition qu’elle définit l’image et la réputation d’un livre sur des détails minuscules, sur la portée d’un ton, sur une liberté insincère à telle page, sur la conception d’une représentation douteuse, sur l’idée d’un édifice selon des critères ultra pointilleux et en même temps particulièrement bien définis et irrévocables. On les croirait méchants et injustes en comparaison des nôtres, au même titre qu’un profane trouverait étonnamment sèche la reprise d’un théorème inabouti par un cercle de confrères émérites : c’est juste indiscutable, à quelque chose près. Cherchez de nos jours non un critique pertinent, mais seulement négatif : vous n’en trouverez pas. Quelque chose a changé. Du tout au tout.

 

***

 

C’est l’époque où des écrivains se sont épuisés, voilà. Comme la gomme sur l’asphalte à force de rouler, à force de polir obsessionnellement l’ouvrage, à force d’user son œil sur des infinitésimalités. Ça paraissait un métier encore, on allait sur Paris faire son apprentissage et se confronter aux meilleurs, rejoindre et fonder des camaraderies esthétiques, partir à la découverte des techniques et des poétiques. Vivre de sa plume : ô rêve ! mais être excellent pour triompher, ça oui : condition sine qua non. Écrire à en crever, dans la fièvre perpétuelle du travail et avec une constance et une résignation d’animal de bât, sans répit, sans publicité et dans l’émulation constante qui est une épreuve de nerfs.

Chacun croit savoir alors que la réputation d’un auteur autant que la gloire d’un écrit se jouent sur des compositions d’exactes fioritures : tout ce climat d’austère exigence explique l’importance des travaux préparatoires. On n’œuvre pas sur la base d’un linéament vague, sur un embryon d’idée, sur un désir temporaire et injustifié, qu’on mettra certainement des mois à exécuter pour finir par admettre, face aux critiques, la pauvreté de sa résolution initiale ; on se focalise plutôt sur la rigueur d’intention et d’exécution, il n’existe rien que la conscience, on fait de l’art, pas de la purgation ni du hasard : tout doit répondre à un dessein bien prémédité, à une nécessité anticipée. Ce qui n’a pas été prévu, même beau par improvisation et par chance, est à discréditer – on est loin d’une espèce de théorie contemporaine opportuniste et paresseuse selon laquelle ce qui n’est pas voulu dans une œuvre vaut tout autant que ce qui s’y trouve par intention. On mésestime et on dévalorise l’incident ; c’est l’époque honnête et laborieuse où l’on n’a pas encore inventé la théorie opportuniste selon laquelle la beautéseraitdans l’œil du public : au mieux, le contingent est exclu du champ critique ; au pire, c’est un sérieux motif de soupçon traduisant, dès l’origine ou pendant la réalisation, l’insuffisance de la réflexion ou du geste.

C’est par cohortes de professionnels très avisés, très pointus, très sadiques – d’excellents écrivains eux-mêmes – qu’on repère de telles vétilles, qu’on les traque alors, qu’on les exploite pour l’épate et pour faire encore sur des cadavres de texte de la littérature de dévoration. C’est pourquoi la plus petite négligence est poursuivie sans faille : la concurrence y oblige, car, temps surprenants, les artistes de talent sont alors nombreux. C’est comme l’art de la conversation à l’époque des Lumières : il fallait improviser avec grandeur, mais au moindre ridicule, c’était fini, on n’en revenait que difficilement, une foule d’individus guettant la place. On a atteint en somme ce point d’extrême compétence qu’à défaut véritablement d’un « genre » plébiscité, on examinera chaque effet avec la rigueur objective d’un médecin disséquant un cadavre. C’est bon ou c’est mauvais, tout doit être impeccable, parfaitement à sa place selon la manière élue ; on doit, écrivain, s’attendre à se justifier de tout. C’est formidable de minutie et de défi. Une gigantesque bataille pour l’immaculée conception. À la fois un rêve et une terreur de l’inaltéré.

Relisez, pour me croire, les différences infinitésimales entre la première édition et les suivantes d’un auteur fin-de-siècle : du chipotage on dirait, indiscernable, incompréhensible pour nous autres, de la finasserie, un lissage inappréciable, insensible. Des livres entiers, déjà relus, corrigés et peaufinés quarante fois, qu’un écrivain tatillon, aux scrupules maniaques – qu’il soit obscur ou célébré sans contredit – retravaille jusqu’au parachèvement de la perfection, des années même après l’édition. La virgule devient point-virgule : erreur qu’il ne fallait point abandonner quand de nos jours il faut des points, beaucoup de points, le lecteur n’ayant plus de souffle, encore moins de mémoire, et capable d’oublier la principale avant la subordonnée – il lui faudrait des livres-tweets. Mais là-bas, ils ont des scrupules et ils balancent longtemps pour une certaine majuscule initiant un nom commun qu’on voudrait faire tirer vers le propre. Ou bien ils ont vérifié après coup qu’une donnée incluse dans le livre et qui n’a pourtant pas la moindre importance d’intrigue était inexacte, et ils se sentent obligés de se corriger et de se répandre d’excuse dans une longue note, comme si la mégarde hurlait au lecteur et comme pour prévenir le risque qu’un journaliste s’en serve pour abattre en une seule fois l’œuvre entière.

Des orfèvres qui inlassablement taillent, biseautent et polissent leur matière. Ça n’en finit pas de retouches, de méticulosité et de vergogne. On n’a jamais écrit aussi bien, avec autant de finesse et de sertissage ; on s’inquiète de tout, une conscience infinie veut se charger de tout – de l’art ! enfin de l’art pur ! Lire par exemple Le Dindon de Feydeau, un vaudeville c’est-à-dire du théâtre dit « populaire » : on n’a plus fait aussi rythmé, aussi aérien, aussi primesautier, de l’efficacité pure au service de rire, et quel rire ! tous les rires à la fois, les rires de toute une nation ! Lire Cyrano de Bergerac de Rostand pour entendre rien que cela : une époque où l’on fait parler sur scène des personnages en vers, sans y trouver à redire, sans donner l’impression de faire dans l’absurde édifiant, dans le guindé, dans le crâne ! Qui oserait de nos jours écrire un drame en vers ? sans même parler d’y être compétent : à qui s’adresserait-il ?

Pas de télévision : ça change tout ! La télévision est un service dont le client exige une conformité avec ses goûts et un divertissement rapide, mais avant cela, l’art est une manière d’imposer le vrai et le beau, n’importe le souhait du bedeau qui ne réclame qu’à être étonné et qu’à pouvoir admirer, qui se figure l’artisanat dans l’art et qui estime qu’il y a là quelque chose dont lui logiquement ne devrait pas être capable. On ne parle pour tous arts que de peinture, de musique classique et de littérature ; on n’a d’intérêt que pour ça, voilà ce qui occupe le monde ! On n’a pas encore déjugé la valeur de l’art, et on admet qu’il est le signe avant-coureur de toute révolution de pensée – on s’enorgueillit d’avoir de grands artistes, c’est une préoccupation politique d’importance, pas du tout une valeur décorative comme aujourd’hui, un superflu qui explique pourquoi un ministre de la Culture est toujours un fantoche. Un divertissement, mais sérieusement considéré et aux formes assez rares mis en rapport avec ce que nous vivons, se construit comme un mode d’accès aux grandes idées avec ses critères triés et justifiés : je sais bien comme cette représentation semble précieuse pour ce que nous sommes devenus, mais on a alors des exigences, on veut de la qualité, c’est ainsi, toutes les normes ne sont pas arbitraires, on se figure encore des repères, on demande notamment du soin quant à la construction et à la vraisemblance. Le moindre spectateur réclame de pouvoir évaluer, admirer ou se moquer hautement – des foules riront à gorges déployées des premiers impressionnistes du Salon… et je prétends que ce n’est pas seulement par cuistrerie et qu’ils ont en quelque sorte raison. C’est une époque où on ne se satisfait pas d’imprécis, de linéaments, de tentes criardes et de flou : la différence entre auteurs tient plus ou moins de subtilités car la plupart sont vraiment bons. On ergote à vouloir les distinguer. Il se passe quelque chose de très singulier : à défaut de se ressembler tous, ils sont à un point d’excellence où ne se discerne plus que la profondeur des idées. Le style est si prégnant comme moyen qu’il paraît devenir un but. Il faut expliquer cela :

Épouvantement d’horreur ! long frisson d’angoisse ! atroce sensation d’inaptitude et de destinée : on culmine collectivement, par cohortes d’individus experts, et on le sait ! Une vraie concurrence d’élites ! Terrible ! À cette hauteur, les différences sont insensibles, et le talent est une nuance presque imperceptible : même sans blâme possible, on passerait à côté de l’élection, on deviendrait indigent. Il y a tant d’artistes éprouvés et que l’élite en place peine à choisir que de toute évidence il n’y a pas de place pour tout le monde. Se construit alors une mentalité spécifique et qui ne se rencontrera jamais plus : exceller selon tous les critères les plus serrés pour se donner un maximum de chances. Produire un chef d’œuvre à chaque fois : des peintres par exemple font un seul tableau par an. La manière, sans être l’objet d’aucune interdiction, induit une telle obligation d’effets qu’on en arrive à une théorie tacite de la perfection : il existe une expression unique pour rendre un sentiment spécifique. Unique. Des écrivains se livrent à l’exercice, on peut les faire se mesurer, jouter sur un thème ou sur une émotion, prouver leur prédominance : il faut qu’un texte l’emporte, toujours, l’excellence n’est pas une subjectivité. Quelqu’un un jour reprend votre texte, le transforme et fait mieux : voilà, vous êtes anéanti, vous avez sans conteste perdu, il faut s’incliner, même si c’est dur.

Le sommet dans l’art, un paroxysme de souci, avec enfin les moyens modernes de le diffuser. Cette idée qu’il y a une eau pure pour un texte comme en joaillerie pour une pierre précieuse. L’artiste même ne suffit plus, il faut du comble d’artiste, du prince des mots savants, du seigneur de l’expression juste, des styles incarnés et des esprits fulgurants. Les fleurons et les fers-de-lance de l’écriture se bousculent à Paris. Une émulation de grands champions. Seuls les meilleurs critiques les différencient ; les gens, aussi intéressés soient-ils, sont incapables de les mesurer : ce sont des grands, voilà, des vertigineux. Au pied de deux montagnes très élevées, on ne saurait mesurer la plus haute sans une très bonne expérience. Ces pics-là sont toujours enneigés et, de surcroît, ils sont équivalents d’altitude, relativement.

Et puis, un jour, ça commence à les importuner, les gens : ils deviennent assez bêtes, peu à peu, à mesure qu’ils découvrent le confort, du moins les exigences de l’art les dépassent. Les artistes sont à présent si élevés que ça ne les intéresse plus : ça les ennuie un peu, ce n’est pas distrayant, on ne rit pas avec de pareils monstres. Même, c’est difficile, trop sérieux. L’art se transforme en plaisir, et un livre se doit d’être plaisant. On va de plus en plus au théâtre pour sortir et être vu. L’austérité, c’est bon pour l’Académie, il y a des gens pour ça, des critiques : suffit de lire leurs comptes rendus pour rester informés. Grandit l’idée que les études servent pour la formation de l’adulte, mais qu’on ne peut pas toujours étudier, qu’un adulte a perdu assez de temps avec ça.

Les artistes ne s’aperçoivent pas tout de suite de ce changement. Ils commencent à voir que les succès ne sont pas du tout où ils s’attendent, mais ils espèrent encore qu’on distinguera leur supérieur mérite, où se situe leur labeur. Ils poursuivent sur leur lancée, aveugles au monde, espérant encore que la perfection de leur style forcera le destin, retentissant de valeur ostensible, et qu’ils seront couronnés.

Mais la plupart, encore, crèvent de misère et ne sont pas élus. Les journaux et les éditeurs qui sont censés les sélectionner ont compris les premiers ce qui se vend. La société ne les suit plus. Les gens sont impatientés d’être édifiés d’art. Pas le temps. N’achètent plus. Le commerce ne veut plus des artistes ni rien d’essentiel. On veut s’amuser, de quoi séduire. Une régression s’empare de la critique qui, pour vendre, flatte « l’honnête homme », le « Prudhomme ».

C’est l’avènement infinissable de l’ère du piston et de la réclame. Un bon lançage peut tout, avec d’heureux soutiens. Le scandale prévaut, réel ou fabriqué, comme justement celui des impressionnistes, ces rusés. Si Manet matois dispose absurdement une femme nue au milieu de bourgeois habillés sur de l’herbe, c’est presque uniquement pour faire effet – ça n’a même guère d’intérêt esthétique. On peut ainsi réaliser moins bien et triompher mieux ; ça arrive tout le temps. Les meilleurs sont loin d’être les plus vendus, car ils comptent exclusivement sur leur art, pensant que leurs œuvres servent de preuve de talent. Les dupes ! un grand artiste n’est pas toujours doté qu’une compréhension immédiate de son époque !

Mais c’est précisément ce dont d’autres tirent parti : maints artistes savent qu’ils ne peuvent rivaliser avec l’extrême acuité de leur temps, que ça demande un temps considérable, une dextérité épuisante, inégalable, que c’est à la fin dans la surenchère de virtuosité un labeur qui confine à la folie et que ça reste, de surcroît, indiscernable de qualité pour le vaste public ennuyé et distrait. Alors ils ont trouvé la parade…

…ils font, découragés, comme l’homme de science dont j’ai parlé à l’ombre d’une figure trop haute…

Ils vont produire en-dehors des codes admis. De l’à-côté. Du paradoxal et de l’antipode. Autrement dit, ils vont faire en toute conscience du n’importe-comment, fort éloigné des peines qui leur seraient nécessaires pour triompher dans les règles de l’art, et qu’ils vont enrober d’une théorie amusante et improvisée du n’importe-quoi qu’ils feignent audacieuse et très sérieuse. Pas de beau, non, le beau est difficile et long, indistingable parmi tant de talents : faire admettre à toutes forces un « autre beau », un beau dont on ne se rendrait compte qu’au bout de moult déformations de la vision et du goût. Du différent. Du nouveau. Voilà : on dira du subversif et de l’ostentatoire. On croira même que c’est fait par des enfants, n’importe ; on prétendra que c’est justement là l’astuce. On inventera des raisons entièrement inédites d’aimer de l’art qui n’en est pas, qui n’en a jamais été. On fera passer des croutes originales pour des chefs d’œuvre. Des procédés jamais vus. Des styles qui n’existent pas, enflés intellectuellement à la harangue par des imposteurs-escrocs, avec de l’original et authentique boniment d’usurpateur sophiste. Au lieu de s’appliquer avec patience et minutie – trop compliqué, ça n’amuse personne –, on préfère produire vite et vendre cher, établissant d’autorité pédante la disproportion du rapport application-prix ; on expliquera avec des discours d’ampoule pourquoi, en fait, ce n’est pas laid et vide, non monsieur, mais que c’est beau d’une manière toute inusitée, que c’est du renouveau. Et comme nul n’y comprend rien si ce n’est que ça brasse avantageusement des fortunes, on appellera ça « révolution artistique ».

Ça commence là et ça n’aura plus de fin. Rien à voir avec des batailles d’Hernani, des Anciens et des Modernes. On a dépassé ce stade : le romantisme et le classicisme restaient beaux tous deux, il n’y avait que des nuances de liberté dans la forme, et Hugo n’a même jamais abandonné l’alexandrin. Non, là, fin des contours et des perspectives, des préparations interminables et de la représentation millimétrée. Fin du soin artiste, fin du parangon de l’art. On ne sait plus ce qu’on voit, ça ne se mesure même plus à la réalité. Le figuratif est dépassé, naît l’ère du conceptuel…

De la promotion d’enfer !

La claque consistait, au théâtre, à payer des spectateurs pour applaudir à la première d’une pièce et la faire ainsi artificiellement accepter. Mais pourquoi payer des assistants si les artistes font le travail eux-mêmes ? Qu’ils exposent leurs absurdes écoles de pensée, qu’ils se félicitent publiquement de leurs trouvailles stupides, qu’ils publient crânement les manifestes de leurs délires affreux : c’est toujours de la juteuse réclame pour les marchands qui n’ont même plus besoin de s’engager personnellement à vanter le beau ou à décrier le laid – on s’épargne ainsi les embarrassantes contradictions qu’on laisse à l’enfermement théorique des créateurs !

Cela vient, et ce n’est que le début. Dans la suite de l’histoire, l’abolition du jugement critique individuel ainsi que la relativisation des valeurs esthétiques assujetties à l’obéissance exclusive de l’autorité proclamée compétente ont été d’un bien plus grand préjudice pour l’esprit et pour l’humanité !

On découvre les lois du marché : la qualité importe infiniment moins que la quantité et que la présentation. Il n’est nulle nécessité de faire subtil pour vendre beaucoup, au contraire. Il faut contribuer au plaisir des foules, achalander à tout prix. C’est d’ailleurs la grande époque où les opportunités financières sont considérables, où tout change et où il faut investir, où les fortunes poussent et bourgeonnent magnifiquement. C’est la naissance du commerce de gros pour clients crédules et fortunés, des collectionneurs. Un sarcasme gonflé d’envie s’empare des marchands d’art qui tout ensemble suivent et guident les vogues et commandent à la production, exactement comme des industriels avec leurs opérateurs et leurs machines. Mais j’ai déjà parlé de cela ailleurs.

Ce dont je n’ai jamais rien dit, en revanche, c’est la conséquence logique de ce capitalisme du mépris de la valeur réelle de l’œuvre d’art sur l’esprit même des artistes. Oh ! ils ne sont pas si dupes, depuis longtemps déjà ils ont senti, avec Balzac par exemple, que ce trafic leur ne sera pas favorable, et qu’à quelques exceptions d’esthètes et de mécènes rares ils pâtiront de ce monde pourri d’investisseurs – on peut penser qu’ils ont espéré tant qu’ils ont pu que la société s’illuminerait dans une sorte de recherche de la pureté et de l’effort, mais cela fait des décennies qu’ils ne sentent pas la réalisation de ce rêve trop candide. Alors, comme ils ont cultivé un art, une méthode poétique et stylistique supérieurement accomplie dont ils ne croient pas pouvoir vivre, dont le partage leur est devenu une hallucination révélée, une illusion d’optique rendue manifeste, ils écrivent tout absorbés sur cet idéal perdu, sur l’insouciance démocratique et sur le vain travail des créateurs divins, et ils osent outrer un peu la manière, dorures, figures, stylisation, enluminures et arabesques, sachant leur fortune sans espoir et que personne ou presque ne les lira quoi qu’ils fassent : autant donc se libérer du convenable et du policé bourgeois qui ne servaient qu’à plaire : voici Maldoror et Marchenoir et Des Esseintes ! L’existence de ces idéalistes écœurés s’est exprimée sans aucun ressort médiatique, et, de plus en plus comprimés par leur sort, ils ont fini par ne faire plus qu’une littérature de niche dont on parle cent ans après leur mort par opportunisme éditorial et en y apposant le sobriquet valorisant et particulièrement ironique « d’auteurs maudits ».

Le roman fin-de-siècle, c’est la littérature arrivée à un point de découragement où une humeur sombre, qu’on appelle « décadence » plus cyniquement qu’on ne pense, inonde les derniers savants du verbe, reste d’une caste d’alchimistes assez nombreux, qui s’éteignent dans l’indifférence et l’ignorance générales : le marché les a anéantis, c’est fini, il n’y en aura plus que par exceptions lorsqu’un hasard quelconque, souvent de naissance, les favorisera. Au lieu d’eux, dès la seconde moitié du XIXe siècle, des succès de pacotille, des coups de communication, on crée des courants neufs qui ne veulent rien dire, on fabrique de l’art en série, ça plaît au bourgeois et puis au citoyen, ça ne mérite rien mais ça surprend, on n’y voit pas l’ombre d’un effort mais c’est drôle, irresponsable et insouciant comme le monde qu’on est en train de promouvoir. Le cubisme et le fauvisme arrivent, l’abstrait et le conceptuel, toutes les rigolades d’objets dans du goudron et de tir au paint-ball sur des toiles, tout le travail s’en va, toute la technique, on fait acheter des livres de 150 pages écrits en gros et bien flatteurs qu’on tire uniquement au moment des prix littéraires, plus personne ne sélectionne, le lecteur est un bonasse complaisant qui se figure que suer devant une littérature revient à faire du sport un bouquin à la main, et tout part, tout à jamais, nullement retrouvé jusqu’à aujourd’hui où les piges de nos journalistes ne valent pas la copie d’un élève de sixième de 1870.

Le roman fin-de-siècle est la marque infamante non de la décadence d’une époque passée, mais de notre décadence, et la preuve indéniable de notre incapacité de prétendre à des travaux d’une pareille ampleur : l’apogée de la littérature, de toute la littérature française, puis le déclin, et enfin le gouffre où nous sommes. De cette dégringolade, on devrait pouvoir déduire que plus une littérature est pessimiste et bizarre, d’un baroque sophistiqué et ténébreux, et plus il existe une dichotomie entre l’artiste et sa société dans son ensemble, et plus les conditions de sa survie au moyen de son seul art sont injustement compliquées, signes encore d’une société qui ne trouve plus d’intérêt à vanter l’art. L’histoire parfois connaît des chutes qui feraient honte aux habitants du monde successif s’ils ne les considéraient pas contestables et fatales : c’est le moment pivot de notre histoire nationale où le système littéraire a pris un chemin radicalement corrompu, tandis que s’ouvrait au contraire une possibilité d’élever une nation enfin déliée des préjugés religieux par la gloire des œuvres à quelque renommée internationale, à quelque haut période de la pensée humaine. C’était Nietzsche ! c’étaient l’effort et le projet de Nietzsche, pauvre solitaire bientôt déçu, à peu près l’ultime philosophe que la terre ait porté. Or, personne à l’étranger ne connaît d’auteurs français après Rimbaud – et presque nous non plus, pour autant que « connaître » un auteur signifie l’avoir lu !

Nous y voici, et c’est pourquoi il continue d’exister une littérature fin-de-siècle que tout notre siècle ne peut qu’ignorer. Nous sommes, moi et quelques autres, les vestiges-affamés de l’art, et nous protestons après de piètres singes obéissants qu’on honore par le chiffre d’affaire, que promeuvent des salopes gonflées d’argent et d’influences. Libre à vous de ne rien valoir, monsieur le contemporain, par ce que vous êtes c’est-à-dire rien, libre à vous, à quelque autre degré, de ne rien valoir par ce que vous choisissez, n’élisant rien : c’est un mal qui vous précède depuis longtemps et dont vous n’avez même pas l’avantage, comme vos lointains ancêtres, d’être le devancier, imitant inconsciemment les négligents idiots de plaisir qui vous ont précédé – aggravant cette tendance en vous-même presque jusque dans vos gènes !

Mais c’est toujours un triste et douloureux constat pour tous ceux qui, ayant travaillé et se sachant de quelque supérieure vertu – ce qui n’est pas trop difficile compte tenu de la mesure commune – ont le souci du progrès humain et de l’intérêt général. La pente est mauvaise, et on ne voit pas comment la rétablir, le mal ayant trop bien pris, sa racine gagnant jusqu’au cerveau des enfants. Dans cent ans ou bien dans mille, si l’homme existe encore et s’est amélioré, on retrouvera peut-être, dans des tiroirs oubliés ou dans des ordinateurs, l’effort ô combien ardent d’une poignée d’individus qui, sans espoir de succès, ont poussé la vérité et la beauté au-delà de ce que leur société était en capacité intellectuelle et esthétique de valoriser. On appellera ça – qui sait ? – la Seconde Renaissance, et on frappera d’infamie les morts, toute une génération de vendeurs et de consommateurs de merdes qui n’ont jamais rien eu à voir avec la Pensée et avec l’Art, avec la moindre faculté admirable de l’Homme.

Vraiment, j’envie cette époque à venir de la Grandeur enfin recouvrée et de la Dignité, tout en craignant pourtant qu’elle n’advienne jamais. Il faudrait qu’une évolution contrariée relève un porc qui marche à quatre pattes et se vautre dans ses boues en une créature de fierté et de valeurs réfléchies. Or, il n’y a qu’Ulysse pour faire ce genre de miracles, c’est-à-dire que de l’esprit et de la littérature.

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