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Henry War
23 mars 2020

Prédictions

J’ai assez prétendu combien notre contemporanéité était prévisible, et j’ai suffisamment prouvé que les humains qui la composent ne pouvaient donner lieu chez moi à beaucoup de surprise, pour refuser à présent de me livrer à une tâche qui incombe logiquement à pareil prétentieux : je dois à présent, en vertu des données dont je clame disposer, m’efforcer d’augurer l’avenir.

C’est un effort prodigieux auquel je me prépare, induisant un risque élevé d’erreurs et tout le lot automatique des moqueries ordinaires, mais n’ai-je pas insolemment admis à maintes reprises, explicitement ou tacitement, que notre société reposait sur un très petit nombre de facteurs, dont ce fameux critère moral qui est une donnée prédominante et dont la réalisation est fort simpliste chez le citoyen normal, raison pour laquelle j’estime bravachement l’avoir circonscrite ? L’exercice logique de la prédiction, dans une ère que je reconnais après Murray comme « post-historique » c’est-à-dire déprise de la majeure partie des vicissitudes et des contingences qui faisaient l’essentiel de son caractère individuel et inopiné, est rendu infiniment moins aléatoire et périlleux depuis que notre civilisation ne compte plus qu’un très petit nombre d’individus. Il me semble avéré que tout changement, dans une république à l’européenne, obéit dorénavant à des mouvements généraux d’opinions de foules, et que ces changements sont destinés à ne pas ressembler aux grandes révolutions soudaines et inattendues d’autrefois. Je mise, si l’on préfère, sur une lente progressivité des altérations de notre société, à la mesure équivalente de l’extrêmement fastidieuse évolution de la mentalité de l’homme d’aujourd’hui, c’est pourquoi l’entreprise « prophétique » à laquelle je m’apprête, comportant pourtant une probabilité d’écart mathématiquement élevé, loin de susciter en moi la crainte d’un ridicule à cette heure où j’ignore à peu près ce que je vais trouver, me stimule plutôt comme une gageure où je vais enfin pouvoir mettre à l’épreuve mon esprit et au jour ma méthode.

Je songe tout à coup à Fondation de l’écrivain Isaac Asimov, cette œuvre extraordinaire où un « psychohistorien » du nom de Hari Seldon analyse l’inévitable chute de l’empire humain arrivé à un paroxysme de civilisation et de découvertes scientifiques. Ce Seldon, dans l’univers du récit, apparaît comme un génie incontesté, et il annonce publiquement lors d’une conférence capitale le résultat de ses inférences et déductions superlogiques : l’humanité présente un risque presque illimité d’effondrement et de disparition, et elle connaîtra quoi qu’il advienne un état d’appauvrissement critique dans les siècles à venir. Seulement il est encore possible, quoique très urgent si on veut y remédier, de limiter cet anéantissement total et d’impulser les prémices d’un florissement futur et lointain en envoyant un groupe d’experts bâtir, selon un protocole minutieux, une fondation extraterrestre d’où la société humaine pourra, mais pas avant mille ans au moins, reprendre enfin son essor.

Le roman en cinq volumes et deux préquelles, superbe d’intelligence, de rigueur et d’ambition littéraire, est construit comme une somme de nouvelles séparées par d’importantes durées, arrêtant l’action aux périodes où la colonie connaît des problèmes graves susceptibles de l’anéantir et à travers elle tout l’espoir de la survie humaine. Par intervalles, Seldon intervient au moyen d’enregistrements qu’il avait programmés longtemps auparavant, démontrant comme il avait prédit chacune de ces crises nécessaires ainsi que les processus de leur résolution. Pour l’efficacité et l’implacable logique de cette série de livres impressionnants de sagacité, Asimov obtint un prix Hugo (qui est, comme on l’ignore souvent en France, avec le Nebula et le Locus, l’une des plus hautes distinctions américaines en matière de science-fiction et fondées, celle-ci et comme on ne sait pas le faire en Hexagone, sur un mérite véritable et rarement démenti) ; mais on jugea, après tous les trophées qu’il avait déjà reçus, qu’aucune catégorie de ce concours ne suffisait à récompenser l’auteur pour son extraordinaire génie : le comité Hugo créa donc en 1966 tout spécialement le prix de la « meilleure série de science-fiction de tous les temps » qu’il lui décerna comme par anticipation, et non sans raison.

Évidemment, je ne prétendrai pas pouvoir devenir le Hari Seldon de notre civilisation réelle, mais j’admire la méthode, l’excellence même et l’audace de ce procédé, et je veux m’en inspirer pour fonder mes prédictions les plus incontestables. Par exemple, on a souvent cru que ceux qu’on appelle « mediums » tiraient de leur communication avec des fantômes ou d’un don surnaturel la faculté de savoir des informations de ceux avec qui ils s’entretiennent, et, capables alors de s’en servir pour augurer certains faits advenus ou à venir, ils paraissent en effet des spirites effroyables ou des magiciens stupéfiants. En vérité, un système extrêmement élaboré de déductions statistiques, intégré parfois en intuition et comparable aux « passes » alambiquées et mécaniquement répétées et acquises des grands prestidigitateurs, leur permet de reconnaître avec une acuité éprouvée les probabilités d’une réalité chez quelqu’un, et, par la connaissance induite de cette réalité, ils échafaudent plus ou moins facilement une suite logique de réalités connexes qu’ils tâchent à affiner à mesure de questionnements si subtils qu’ils sont presque insensibles à la personne interrogée – de là, quelques suggestions habiles suffisent à abuser le client en lui apportant la « preuve » qu’on sait sur lui des choses qu’on n’est pas censé connaître, comme son prénom ou ce qu’il y a d’inscrit sur sa montre. Ce processus part d’une observation extrêmement attentive de phénomènes révélés significatifs à force d’expériences et progresse vers l’établissement de phénomènes vraisemblablement simultanés puis successifs ; sur les mêmes bases, je veux fonder ma méthode de divination politique : tout rationnellement, il faut procéder à la considération minutieuse des facteurs d’influence principaux à partir de l’état de notre société républicaine actuelle, et de remonter progressivement vers l’avenir, ou peut-être, devrais-je plutôt dire, d’y descendre, en considérant avec l’attention la plus soutenue et scrupuleuse les différentes interactions et fluctuations consécutives à ce début, depuis la voix des peuples jusqu’aux décisions des gouvernements, ainsi que réciproquement.

Entreprise déjà tentée sans doute, téméraire, ardue, que d’aucuns jugent incalculable et toujours contredite par les faits. Eh bien ! si j’ai tort, cela ne nous fera-t-il pas toujours l’occasion d’un petit récit d’anticipation et de science-fiction à la fois synthétique et divertissant ? Qu’on s’apprête à railler ma tentative et mon bizarre orgueil à travers elle quand elle aura manifestement échoué, c’est où je ne me fais absolument aucune illusion : comment pourrait-il en être autrement ? Cette triste humilité à laquelle notre société de l’odieuse morale unanime condamne chacun de ses membres ne laisse place à aucun essai, à aucune hypothèse, à aucune théorie originale ; c’est, attribués d’emblée pour tout initiateur de grandiose nouvelle, pour tout marcheur des sentiers non battus, pour tout promoteur de visions incertaines, la malsaine folie des grandeurs, la bizarrerie de l’iconoclaste amateur ou le charlatanisme indécent du révolté. Moi, j’augurerai à faux probablement ; je ne puis certes prétendre à la certitude de mon appareil statistique – personne ne le peut – et je sais combien tout effort de ce genre inévitablement se solde ou par des brumes opportunistes à la Nostradamus, ou par des différences accusatrices de la prévision précise à la réalité nue – je le sais très bien, et c’est exactement la raison pourquoi nul n’avance jamais de prédictions : on suppose stupidement, dans notre société qui considère l’expert une machine à déclarer des faits sans jamais douter, que détromper une fois quelqu’un, alors même qu’il admettait et exposait en préambule les probables failles de son modèle de pensée, revient à lui reconnaître un tort perpétuel et à le condamner à une défiance invincible, comme si la science procédait uniquement par vérités immaculées et successives ! Mais ne voit-on pas que se livrer à pareil exercice, avec la conscience intime et rationnelle du risque voire de la fatalité de la faute, c’est en soi non un gage d’infaillibilité mais un don périlleux de sa réputation à l’usage d’une réflexion et d’une projection qu’on offre ainsi que soi à l’humanité ?! C’est sans conteste à la fois une mise à l’épreuve et une abnégation ; cet homme dit à l’entour : « Les faits certainement prouveront que je n’avais pas tout à fait raison, et sur ces inexactitudes on clamera alors que j’ai toujours tort ! », mais qui d’autre qu’un individu brave et généreux aventurerait ainsi des conjectures pour se nuire, sachant cela au moment même de la rédaction ? Si un grand homme est avant tout un être de cohérence, alors, à force de clamer que je devine facilement l’âme humaine et pour prétendre sans dérobade à une valeur, il m’est parfaitement conséquent de tâcher d’apporter des éléments relativement aisés de son évolution stable ainsi que selon moi prévisible.

Le plus difficile, bien sûr, le plus délicatement subtil et c’est ce qui me détrompera tôt ou tard, consistera à tenir compte sans oubli ni négligence parmi les paramètres principaux et progressifs de l’humanité de ceux qui sont de nature à exercer des modifications significatives sur les sociétés et sur la personne. Je n’ai par exemple presque aucune compétence en matière de géopolitique qui est un domaine d’une complexité supérieure, et il existe tant de régions instables du monde que je ne puis me figurer par quel conflit retentissant naîtront peut-être les changements impérieux de demain. Il faut donc partir d’un champ ou d’un angle qu’on suppose propre à exercer sur une vaste région du monde une influence irrésistible et universelle, et je ne prétendrai pas, quant à moi, que les conflits territoriaux soient pour l’instant déterminants.

J’ai peut-être la vue courte ou bien trop reculée, mais je ne crois pas, par exemple, que les attentats du 11 septembre 2001 aient exercé une inflexion de grande ampleur en matière de politique internationale et de volonté des peuples. C’est pourtant un événement que notre ère considère d’une extrême importance, et sa violence a marqué indéniablement les esprits, mais notre ère enfle toujours à l’excès sa propre existence traumatique de façon à se donner elle-même de la grandeur, et je ne saurais souscrire à l’hypothèse selon laquelle l’évolution humaine aurait été significativement changée de ces crimes : l’inflexion fut en fait infime si on y regarde vastement, elle s’inscrit principalement dans le lointain désir des peuples désœuvrés et en manque d’idéal fort et cohésif de se trouver des motifs de passions vives qui lui manquent si cruellement au quotidien pour se sentir de la valeur ; il leur faut leur dose de souffrance artificielle pour expier leur insouciance coupable et se croire ainsi les égaux des autres peuples qui besognent et qui crèvent parfois sous leurs coups, et l’on voit cette tendance veule à ces débordements insensés de pathétisme qu’ils témoignent durant toutes les catastrophes où ils ne sont en réalité par le moindrement touchés que d’un point de vue tout symbolique et virtuel. En somme, il n’y a que l’individu qui ne court pas après le traumatisme, et celui-ci a presque totalement disparu de nos civilisations développées. En second lieu, ces faits terribles offrent aux peuples inconsistants et lâches l’opportunité de réclamer davantage de sécurité et de protection, ce qui, on le comprend, n’a rien de tellement nouveau dans l’évolution historique de nos sociétés. À y réfléchir, on peut même dire que tous les accidents de ce type, que toutes les violences ponctuelles par trop systématiquement suivies de démonstrations collectives de solidarité, ne servent qu’à renforcer non même les peuples en tout premier, mais la personne craintive qui les compose et qui, par sa participation au deuil, exprime non pas du tout de la générosité distanciée au moyen de quelque extraction de son moi, mais au contraire son souhait, tout personnel et imprégné de peur, d’être premièrement reconnu, secouru et protégé en pareille situation s’il l’avait vécue. Et ce que ces attentats et accidents renforcent, c’est ni plus ni moins la motivation des peuples du confort moderne au désir bref de purgation terrorisée et aux volontés permanentes d’assistance personnelle. Ils ne provoquent en somme nulle altération de l’essence des sociétés contemporaines, mais seulement une accélération des processus propres à leur fonctionnement sempiternel, et uniquement susceptibles d’entraîner à la marge un écart de dates dans la prévision du progrès de leurs modifications.

Toutes ces observations en apparence péremptoires que je livre sans plus d’explication sur l’état de notre contemporanéité peuvent, je le sais bien, surprendre et choquer, mais je les estime, moi, si évidentes et démontrées que je n’ambitionne pas de les prouver de nouveau entre ces lignes déjà longues – pas davantage que pour prédire le climat en telle saison du futur on ne songerait à expliciter de zéro la rotation de la terre et sa révolution par rapport au soleil. C’est peut-être que je me place d’un point de vue très éloigné du commun qui n’a guère en sa vie pris le temps de penser à ces choses et qui les découvre tout à coup, ou bien que je scrute les sociétés selon une autre perspective décalée et rarement envisagée avant moi – mais c’est alors pour la grande honte des incurieux vulgaires ou savants et aucunement pour ma gloire. Je n’ambitionne pas du tout, quand j’affirme ici des phénomènes notamment moraux qui me sont si connus, de débattre sur leur réalité et de révéler des sujets de surprise, mais il faut admettre cependant que leur courte exposition est un préliminaire indispensable à la présentation de leurs conséquences. Voilà comment je procède, pas autrement qu’à partir du connu, ce connu qui m’est devenu familier aujourd’hui presque sans tristesse, et, d’ailleurs, je ne saurais au juste inventer un autre homme que mon contemporain ni analyser d’autres structures que celles du pays où je suis et, peut-être, à travers lui l’ensemble des pays de l’Europe qui suivent tous une direction semblable, à peu de nuances près. Pour revenir à ces attentats stupéfiants, on conviendra qu’il est inévitable qu’ils se reproduisent ici et là en des formes plus ou moins meurtrières, et que ni les mesures de sécurité prises par tous les pays du monde, ni la politique de représailles menée dès lors par les États-Unis au Proche-Orient, n’ont véritablement induit un bouleversement de ce que les nations faisaient déjà depuis des décennies ou s’apprêtaient à faire selon l’ordre logique de leur évolution. Je dirais au contraire que cet événement est un indice de ce que je prétends en matière de prédictibilité en ce qu’il n’a été justement qu’un accélérateur des décisions que les sociétés se préparaient déjà à prendre sans y trouver de prétexte ou faute d’éléments de réalité ou de certitude pour s’y résoudre enfin. Pareillement, que la France ait refusé d’intervenir en Irak ne signifie plus rien au long terme : ce fut certes un éclat retentissant en synchronie et qui épargna sans doute la vie de nombreux militaires français, mais en diachronie c’est à peu près une décision neutre dans la mesure où la France ne cessa point pour autant, et ne cessera pas avant longtemps, de s’affirmer militairement à l’étranger sur divers théâtres d’opération valorisants. Il n’est plus temps des colonies nouvelles, je crois, ni des soifs d’expansion territoriale, et tous les pays qui seraient absorbés d’une façon ou d’une autre par plus puissants qu’eux n’auraient ni la force de s’en défendre ni les soutiens périlleux et braves d’en être défendus. Pas davantage les Américains n’ont établi d’enclaves peuplées en Afghanistan, et nul ne défend les Ukrainiens et les Palestiniens dans leurs réclamations y compris légitimes contre la spoliation de leurs terres : c’est qu’il faudrait combattre contre des nations qui ont des moyens de guerre totale, et cette seule dissuasion réciproque suffit à imposer à la fois aux gouvernements belliqueux des limitations au moins graduelles à leurs prétentions, et aux États témoins une acceptation relativement pacifique de telles atteintes faites à tous les traités et au principe pourtant établi sans conteste de l’intégrité des frontières. C’est en somme toute la bête histoire moderne de la bonne conscience et des déclarations de bonnes intentions de faire accroire que les alliances internationales empêchent la réitération de maux récemment choquants : c’est en 1919 qu’on crée la Société des Nations, et en 1945 bien sûr qu’on fabrique l’ONU. Ces structures-mirages correspondent bien à notre époque parce qu’elles sont rassurantes, mais la seule raison véritable qui a prévenu l’émergence d’autres conflits de grande ampleur, c’est, outre l’effémination de mœurs des sociétés couardes et puissantes, la juste timidité des gouvernements face à la menace armée et atomique de leurs pairs.

Par ailleurs, je dois ici préciser que si je parle d’Europe, c’est pour circonscrire un espace géographique et une forme de « culture » apparente en l’état de mœurs semblables, mais la construction politique et économique de cet espace pour moi n’a aucun intérêt et n’aura presque aucune influence déterminante. On verra sûrement, dans les décennies à venir, bien des pays entrer et sortir de l’Union Européenne, du moins hésiter à le faire, et ceci aura toujours lieu sans différence notable, sans grand avantage ni préjudice pour les peuples, s’agissant chaque fois de décisions tout symboliques et dont les effets ne se perçoivent pas à l’échelle où je me propose de regarder l’histoire. Il est vrai que j’ai supposé depuis longtemps qu’au sein ou autour de cette assemblée de nations nombre de forces contraires, infiltrées et concurrentes, tâchent à ralentir son développement fédéral, et c’est même sans cette théorie, que d’aucuns qualifieraient de « complotiste », qu’on constate que l’Europe est constituée d’un ensemble de réglementations plutôt faites pour entraver la souveraineté des décisions nationales que pour libérer les peuples et faciliter son bonheur. Mais dans cet espace aussi bien que dans la plupart du monde, non seulement la politique n’y a qu’une empreinte très limitée par rapport aux peuples, mais surtout c’est le commerce qui fonde le rapport entre eux, de sorte qu’on vérifiera évidemment à la sortie de la Grande Bretagne qu’il n’en advient pour les Anglais guère de contraintes, attendu que les liens qu’elle a établis avec l’Europe se fondent surtout sur des échanges et des transactions que personne, pas même l’Europe abandonnée par elle, ne trouverait de bienfaits à voir aussitôt rompus. En fait, on ignore assez quelle volonté a présidé à la création d’un pareil spectre à gaz hormis celle d’une entente mignarde et inconséquente, d’une espèce de métaphore agréable, mais nos représentants y tiennent naturellement, et s’ils ont tout intérêt à le répéter, c’est parce que c’est ce fantôme alambiqué qui justifie le salaire qu’ils perçoivent pour siéger en des commissions qui adorent à discuter de lois qui ne seront pas votées ou qui, si elles le sont, imposeront de nouveaux impératifs par exemple sur la taille indispensable des courgettes ou sur les normes nécessaires de conservation du lait par Ultra Haute Température. Vraiment, chaque fois que même des médias, au moment des élections européennes, s’efforcent par le concret d’expliquer à quoi sert l’Europe, j’ignore comment le spectateur ne se retient pas de se scandaliser de futilité ou de s’époumoner de rire : on tâche pourtant à le faire avec persuasion, eh bien ! c’est à peine si on parvient à lui représenter quelque chose !

Mais pour revenir au sujet qui m’occupait, je ne crois pas, pour tout dire, que la question militaire soit d’une conséquence opportune pour la question qui m’intéresse, savoir : augurer la forme politique de la France, de l’Europe et du monde à court et à moyen terme. C’est une caractéristique flagrante de notre époque que les États développés ont décidé de ne plus entrer en guerre que contre des nations bien inférieures en force et dont elles ne risquent que de vagues embuscades et d’assez inoffensives escarmouches, sans parler évidemment du terrorisme qu’ils supposent, non sans raison, une sorte de fatalité. Aucun pays au monde n’a intérêt à en annexer d’autres, et s’il s’agit d’un pays fort, comme cela se produisit contre la Crimée, nulle puissance n’ose opposer ses troupes à l’envahisseur et aventurer ainsi un conflit d’envergure : on proteste pour la forme, on prend des résolutions officielles, et puis l’actualité passe et les administrations changent de façon à faire oublier la honte et le déshonneur d’une passivité sans que la conscience des peuples s’en trouve beaucoup perturbée. C’est au point que la perspective d’une guerre d’ampleur ne traverse pas davantage l’esprit des nations que la crainte d’un danger si elles succombaient à cette tentation : en vérité, elles ne songent pas même à se battre, rien que l’hypothèse est tout à fait exclue, il n’y en a plus la moindre velléité, la mode en est passée pour longtemps – ce que nous nommons « engagements » à l’étranger ne consiste plus qu’en des missions de surveillance et de maintien de la paix, et nullement en des ordres de batailles égales et rangées. Et puis la Défense coûte cher, presque tous les pays d’Europe vérifient qu’ils n’ont pas d’armée véritablement parée à des combats de front, et ils tendent tous, pour s’épargner ces dépenses, à promouvoir une armée mutualisée ou à déléguer cette fonction au privé, preuve qu’ils n’ont même plus guère conscience de la nécessité d’entretenir des corps de troupes et que le besoin d’une force coercitive ne leur apparaît plus que d’une façon symbolique, n’ayant plus eux-mêmes le désir d’envahir qui que ce soit et, faute d’intelligence, n’envisageant qu’à travers le prisme de ce qu’ils sont les ambitions de tous les gouvernements du monde. Dans une certaine mesure, on prouverait qu’en France les troupes que nous déployons éparsement ne se justifient que par quelque entraînement où nous supposons qu’elles coûtent ainsi moins cher à servir qu’à demeurer inactives dans leurs bases : nos gouvernements n’engagent toujours des moyens militaires qu’en considération des ressources effectivement disponibles et plutôt suivant une logique de priorités opérationnelles que d’une nécessité impérieuse, humaine et morale d’attaquer quelque ennemi : ainsi sommes-nous même matériellement pacifiés, de sorte que nous ne devenons ponctuellement belliqueux que lorsqu’une conjoncture d’aubaine nous apprend qu’à combattre ici nous avons tout à gagner, notamment en termes de réputation et de déculpabilisation, et presque rien à perdre. C’est pourquoi nous ne sommes jamais véritablement en guerre et pourtant nous nous reconnaissons continuellement en train de remporter des combats minuscules.

Je prédis donc hautement en préambule ceci : ni à court ni à moyen terme, disons alors dans le demi-siècle à venir, l’Europe ne sera tentée par une guerre à armes égales. Il n’existe plus de principe, plus de valeur, plus d’idéal, pour lesquels une nation à l’occidentale consentirait à s’extirper de son confort et de sa rassurante passivité. Cet effet-là des guerres, dont les augures sont toujours difficiles à réaliser, est un paramètre de moins à prendre en compte dans le vaste champ des éléments à considérer pour assurer une prédiction juste. Des troupes ici et là sous l’égide de quelque commission internationale paresseuse et languide, c’est tout. D’autres formes de violence et d’autres cruautés éhontées remplaceront sans nul doute les atrocités traditionnelles, mais il faudra compter sur tout ce qui n’a pas de comparant et qui peut, faute d’expérience, se résumer à un euphémisme communicatoire, de façon que les peuples dont le gouvernement se chargera d’en oppresser d’autres plus faibles n’aient pas de quoi s’apercevoir de la brutalité de leurs exactions, au même titre qu’il est convenu de nos jours qu’un drone se contente de « neutraliser des terroristes », tournure fort avantageuse pour quiconque n’a jamais réellement vu l’effet d’attaques de drones, ces insurmontables jeux de massacre téléguidés.

Non, le rôle des armées sera assez négligeable et les nations ne redessineront guère leurs frontières au gré des passions d’un chef. Alors ? de quoi partir ? Quel est ce caractère européen qui, à l’heure présente, détermine avec le plus de force la direction de notre post-histoire ?

On aurait tort, pour traiter et sélectionner avec sérieux de pareilles influences, de parler chez nos contemporains de convictions ou de résolutions déterminantes : les peuples d’Europe précisément ne sont convaincus par rien, ils ne se sentent ni le temps ni l’envie qu’il faut pour des engagements véritables, leurs luttes sont de piètres symboles mais ils sont toujours dociles, sans insistance et en quelque sorte résignés, représentant en cela quelque exact contraire au mot : « témérité ». Leur portrait peut se résumer typiquement à une priorité accordée au confort devenu instinct et à une vacuité universelle de l’esprit passée en droit, raison pour quoi tout ce qui implique une concentration et un effort est par eux superbement ignoré ou dévalorisé. Les quelques rebellions qu’on a vu s’exprimer en France du temps des Gilets Jaunes ne se permettent d’exister que sous réserve à la fois d’une large adhésion collective, d’une idéologie d’indignés plutôt mièvre et d’une certaine inactivité personnelle, c’est pourquoi leurs combats se sont essoufflés cependant et parce que le nombre de manifestants diminuait et que les actions se sont radicalisées en créant chez toutes ces belles âmes limpides une sensation de choc et d’indignité imprévue ; c’est aussi pourquoi elles ont été tenues, certes pas uniquement mais en bonne quantité tout de même, par des gens sans emploi ou durant des temps libres.

Il faut des scandales affreux, des atteintes très brutales et insoutenables, d’irrésistibles torsions faites au sens commun, pour que des gens qui ne souffrent guère d’ordinaire affrontent le pouvoir, encore ne peut-on pas compter sur une grande durée de leur révolte : comme ils ne se privent à peu près de rien et ont déjà le principal, tout ce qui nuit à leur agrément, comme la privation de leur argent et de leur temps libre, tôt ou tard finit par les impatienter et par les faire renoncer. Une très profonde philosophie du : « On ne va tout de même pas casser ! » remplace alors opportunément toute représentation de fureur nécessaire à manifester vraiment et à exiger un droit, et tout s’endort dans l’agréable conscience d’avoir quand même fait quelque chose ou dans la promesse plus ou moins intériorisée de commettre à l’avenir quelque action d’éclat dont l’imagination déjà suffit à noyer l’ardeur comme le projet, action qui consiste souvent à voter d’autre manière, quoique sempiternellement – ce qu’on feint alors d’ignorer – avec les mêmes pauvres résultats. D’ailleurs, en de telles circonstances, la morale populaire prévoit toujours à présent de ne pas réaliser par la violence la résolution des abus – c’est « mal » de se battre, rien ne vaut plus la peine de risquer sa liberté et sa santé. Mais les gouvernements seront de plus en plus vigilants à éviter l’offuscation des peuples, voyant à la longue les erreurs qu’ils doivent s’éviter pour perdurer – ce que démontre l’emploi méthodique de « communicants » depuis que seule l’apparence de moralité guide les peuples –, et je ne pense pas qu’hormis des maladresses purement symboliques comme il s’en présente par intervalles depuis toujours, nos ordres politiques aient beaucoup à craindre de troubles révolutionnaires qu’ils auraient eux-mêmes engendrés : c’est qu’ils savent qu’il n’y a pas même à contenir des foules, attendu que ces foules ne sont composées que d’enfants timorés et sans idéaux affermis. Il n’y aura donc pas – c’est mon autre prédiction – de révolution organisée en Europe d’ici au moins cent ans. Pas plus en Catalogne quand on usurpe la volonté populaire qu’en France lorsqu’on bouleverse le système des retraites, notre époque ne permet l’éclosion d’une quantité suffisante d’hommes braves, désespérés et résolus au sacrifice d’eux-mêmes pour quelque cause que ce soit, parce que ces hommes, qui ont beaucoup, ont justement encore trop à sacrifier pour risquer leur vie – ce que les gouvernements savent en ignorant désormais superbement toute manifestation. Ce temps est du moins provisoirement révolu, et il faut se résoudre à vivre une époque sans individu. Ce paramètre est essentiel dans la considération des évolutions et de leur mode d’existence ; j’admets que toutes mes prévisions se fondent d’abord là-dessus, parce qu’il s’agit pour moi d’une donnée d’une grande fiabilité et qui, aujourd’hui, se vérifie toujours.

Ce qui prévaut aujourd’hui en revanche comme imprégnation susceptible d’importantes conséquences, c’est le large consensus autour de valeurs morales irréfléchies et qu’on tâche à instruire comme des vérités unanimes, notamment tout ce qui touche au problème des animaux et du climat et plus généralement de l’écologie, qui fédèrent mieux que tout justement parce qu’il s’agit de préjugés qu’on n’a pas besoin de beaucoup de raisonner, qu’une étude sérieuse en général confirmerait sans doute mais qu’il suffit à transmettre pour se sentir appartenir à cette humanité confraternelle et tendre des conventions unanimes. D’une façon générale, on trouve que tout ce qui plaît est enfantin, que le citoyen est lui-même un enfant plus ou moins arriéré et gâté, et que les causes les plus assimilables, relevant notamment d’une variété de la tendresse et du gentil conte de fée, sont justement celles qui suscitent le plus d’adhésion : un contemporain est quelqu’un qui ne se soucie pas d’admettre hautement que sa préférence va au panda plutôt qu’au tigre de Sibérie, au prétexte que le premier a l’air plus mignon et moins cruel que le second. Il exige de vivre dans une société d’amour sans s’interroger du tout sur ce dont il s’agit que l’amour, et il suppose sa société une démocratie parce qu’on le lui a toujours répété depuis l’école primaire. Il nourrit bien sûr toutes sortes de nostalgies puériles où il croupit, passe son temps à végéter aux jeux vidéo ou sur les réseaux sociaux, et il entend de moins en moins comment assumer une autorité sur ses propres enfants qui l’égalent à peu près en initiative et en intelligence. Toute controverse doit se tenir dans le respect du sens commun le plus dérisoire et ostensible, de l’égalité la plus artificielle et outrée, de la bonté la plus apaisante et affectée, figurant une sorte de paradis d’unions et de concorde forcées en tant que tout ce qui oppose et fait réfléchir fatigue et que tout ce qui fâche nuit à la bonne humeur et au plaisir. Un relativisme souriant de mauvais aloi, une aveugle et forcenée homogénéité de valeurs, avec, au surplus d’un goût pour tout proverbe héritée d’une communauté de traditions inspirant la gérontophilie, une forme passée en instinct du romantisme noyant en triomphe absurde et inconsidéré toute société européenne : le portrait est à peu près terminé. Et il faut ici surtout qu’on s’indigne contre tout ce qui, au fond, n’a pas d’ennemi ou alors très peu : on est bien sûr pour la tolérance et contre les discriminations, on adore les enfants étant enfant soi-même, et l’on pourrait même tuer en leurs noms, en tous cas on multiplie sans nulle vergogne les lois et les interdictions au nom de la tolérance et des discriminations. Cette gradation dans l’outrage par les outragés est un outil sur lequel il faut inévitablement compter pour réaliser des augures justes, et la façon dont la sphère politique peut aisément influencer des électeurs en jouant sur cette corde du mal reconnu et admis sans autre considération qu’un réflexe de foule est une occasion dont il faut supposer la réalisation très prochaine, sinon déjà actuelle.

Pour cette raison, on doit supposer qu’à la fois le populisme, mais le populisme adjoint de grandes représentations clichés, constituent le terreau où il faut dès à présent chercher nos futurs dirigeants politiques : à vrai dire, en tout état de cause, nos politiciens les plus prévoyants sont déjà à s’efforcer de se trouver une identité partisane en rapport avec l’écologie où chacun devine que se situeront les prochains élus français. Les rats – car ce sont presque tous des sortes de rats – quittent généralement le navire qui les a portés en mer pour ce que le pavillon sous lequel ils sont partis, quoique portant les emblèmes des valeurs les plus unanimes pour ne pas dire racoleuses, s’est galvaudé et délavé en toute autre chose au contact des salissants alizées de la politique, et en rongeurs rusés ils cherchent des navires hissant les drapeaux aux couleurs les plus vives et les plus fraîches, les plus renouvelés des dogmes qui font le mieux consensus… mais, bien sûr, c’est à peine s’ils en parlent la langue, ils ne veulent à peu près que ronger pour leur propre subsistance ! Il ne suffit, pour y être élu, que d’avoir l’accent du pays où l’on prétend s’embarquer, et c’est très commode car on abuse ainsi facilement de la grande majorité des électeurs qui ne sont guère polyglottes, et on se nourrit copieusement !

Le populisme nationaliste ou révolutionnaire, qui suppose l’adhésion à des formes de pensées et d’actions considérées historiquement comme « extrêmes », en dépit du vent de racole qui est précisément, quoi qu’on dise, le parfum d’une démocratie à laquelle manque l’éducation, ne fera jamais la plupart d’un suffrage présidentiel en France, du moins pas à court terme et probablement à aucun terme. Même à l’étranger, en Europe, de tels partis ne peuvent inquiéter, car ils s’installent spécialement dans les républiques qui requièrent une coalition, c’est-à-dire là où l’on sait qu’à eux seuls ils ne peuvent accéder au pouvoir, du moins pas sans l’approbation et le contrôle d’une multitude de censeurs. Et cependant, le cynisme devenu péjoratif et défendu entourant manifestement tout un ancien système politique d’avantages et de collusions ne fait plus d’émules dans une société de simplisme et d’honnêteté candide rendue inaccessible à la stratégie autrefois perçue comme une preuve de finauderie et de second degré : dorénavant, au sein d’un peuple égalitariste et de transparence, le machiavélisme s’est changé en antipode d’un populisme vertueux, c’est pourquoi la dichotomie droite/gauche, tant chargée de tout ce passé « honteux » c’est-à-dire de mensonges astucieux et de subtils coups bas, ne parvient plus à représenter l’ingénuité de la moraline publique. Et puis, les gens, singulièrement abrutis depuis lors, n’y comprennent plus rien : il faut de l’évident, du clair, de la franchise binaire, du bien contre le mal. Le mal, pour le peuple, est toujours là où s’arrêtent ses compétences à réfléchir, et voilà pourquoi il voit le mal partout.

En somme, un être politique de quelque calcul judicieux mais secret saurait plutôt être jeune, être une femme jeune, être une femme jeune qui aime ostensiblement la nature, tout en contrebalançant ses effets de mièvrerie par quelque discours de virilité de façon à lui donner la stature qu’on prête traditionnellement à un chef d’État et dont l’image classique soutient les votes. Par ailleurs, la virulence cafardeuse des concurrents et des médias inciterait plutôt cette personne à se présenter in extremis plutôt qu’à annoncer sa candidature longtemps en avance. Au surplus, comme les citoyens ont toujours plaisir aux déclarations patentées d’innovation fausse, il faudrait que ce candidat usât d’une tonalité un peu plus franche que d’ordinaire, avec des idées morales faussement édifiantes et destinées à faire impression. Enfin, la réputation de sclérose associée aux partis ordinaires obligerait ce singulier objet électoral à créer de toute pièce un parti pour se soutenir peu avant le scrutin, parti qui, évidemment, deviendrait vite nécrosé à son tour, ce que tout homme perspicace peut prévoir à ce stade mais dont tout le monde, et particulièrement les hommes perspicaces, se moquent à l’aube d’un pareil scrutin.

Cette description, certes, est aussi bien derrière nous qu’encore devant, et M. Macron, par rapport à elle n’a que la différence d’être un homme, mais le processus grâce auquel il a été élu peut et doit fonctionner encore de nombreuses fois pour ce que la mentalité qui l’a fait élire n’a pas, selon moi, été beaucoup altérée, et parce qu’un Européen est quelqu’un qui a plus de plaisir à nourrir des espoirs c’est-à-dire des passions que de la mémoire systémique c’est-à-dire un esprit rationnel. Entre-temps, le peuple s’est seulement un peu rendu compte que l’image d’un enthousiasme aimable et d’une certaine activité initiale ne suffit pas à faire des individus humains, innovants et exemplaires, c’est-à-dire des génies, mais cette découverte est loin d’être neuve, elle s’affute et se renforce seulement d’élection en élection, entrant infinitésimalement dans la « psychologie d’espèce » du peuple perpétuellement trompé, mais comme malheureusement il ne se souvient guère mieux aujourd’hui qu’il y a trente ans, chaque nouveau suffrage est une illusion nouvelle placée en une figure, en une icône, en une idole que la réalité abat bientôt de son piédestal et de plus en plus rapidement. Le Français continue d’adorer le mirage dans un premier temps, et puis dans un second temps il adore en être détrompé, ce qui lui offre de cultiver d’autres espérances et de se sentir regonflé d’importance, partisan de nouveau ou philosophe satirique ou cynique, avec contenance pour se donner un air d’individu. Cette alternance de promesses et de désillusions peut fort bien durer encore deux ou trois décennies avant que les citoyens en foule comprennent durablement la raison de leur erreur et infléchissent le sens de leurs votes. Mais pour l’heure, dès qu’un candidat jugé « inquiétant » sera en passe de gagner une élection d’importance, une conjuration de la bonne pensée qui domine toute la modernité détrônera ce « danger », et l’on votera par défaut pour le second. D’ici vingt ou trente ans, il n’y aura pas en France de président représentant d’un parti autrefois dit « d’extrême ».

Qu’adviendra-t-il ensuite ? Logiquement, cette somme de désillusions, où l’on feindra de découvrir perpétuellement que l’élu n’est aucunement obligé de tenir parole et qu’il ne tire sa fonction que de son ambition d’y parvenir, produira un effet tout particulier : c’est celui où le citoyen ne votera plus que pour celui qui, n’ayant qu’un très petit nombre d’idées, ne pourra se défendre par toutes sortes de prétextes de n’avoir pas pu les réaliser ; il faudra, autrement dit, que le candidat soit de plus en plus placé dans la situation de ne pas pouvoir trouver d’excuses à son inaction, et cela suppose vraisemblablement que sa profession de foi soit la plus courte, la plus simple et la plus irréductible possible. Les gens éliront une posture cliché et une volonté élémentaire, qui sait ? une seule proposition de loi directrice et concrète. C’est le prix qu’aura fait payer à l’histoire un grand nombre d’élus incapables ou fort peu désireux de réaliser leurs promesses toujours trop nombreuses et symboliques qui, comprises dans un lot – une sorte de « forfait » – les faisaient se dédire, s’esquiver insensiblement, toujours, en arguant qu’ils avaient réalisé tout le reste pour quoi en réalité ils n’avaient pas été premièrement élus.

J’ajouterai à cela qu’il est plausible aussi que la perpétuité de ce désenchantement trouve simultanément un terme dans la fin progressive de la crise de l’économie que nous traversons. Cette crise dont je parle, celle où nous sommes encore et pour laquelle toute action politique actuelle ne se réduit plus qu’à la façon dont on devrait agir mieux en dépensant moins, n’est pas tant, à mon sens, une crise financière qu’un rééquilibrage de la logique de consommation et de crédit : notre insatisfaction chronique tient son essor de la comparaison qu’une génération fait encore avec celle de ses parents « boomers », comparaison extrêmement désavantageuse pour la plus jeune et qui pousse au scandale toute une contemporanéité qui voudrait pouvoir accéder aux mêmes chances et à la même insouciance que des imbéciles irresponsables, Club Méd et domicile secondaire inclus. Mais c’est ignorer que cette ancienne « chance » procède exactement du report de la dette, et que le malheur des uns constitue l’origine du bonheur et de la facilité des autres. En vérité, les privations dont la sphère politique nous accablent à présent sont légitimes, car il n’était autrefois ni juste ni logique qu’on vive avec tant de profit au détriment de ses enfants réels ou à venir : c’est artificiellement que le pouvoir d’achat fut ainsi longtemps élevé, et toute une génération post-boomers en paye aujourd’hui le prix irrémédiable. Or, lorsque ce tribut sera enfin totalement prélevé et qu’avec une digne parcimonie nous saurons enfin équilibrer nos avoirs et nos créances, ce qui ne manquera bientôt plus d’advenir, alors une société un peu moins cupide pourra accéder à une progression de son train de vie, et il y a fort à parier que cet allègement de la charge fiscale coïncidera environ avec le désir décillé d’une politique de respect scrupuleux de la parole donnée.

Ainsi, en des temps provisoirement de moindre difficulté, viendra le souhait de plus en plus impérieux d’assurer la réalisation des promesses politiques, d’où simplification des tracts et des promesses de campagne. Tout notre esprit de nuance – ce qu’il en reste – paraîtra alors singulièrement appauvri sur les affiches et dans les urnes, et ce déclin sémantique initié depuis assez longtemps, cette simplification de notre jugement, cette perte de notre sens des nuances, devra astucieusement s’accompagner d’une image d’irréprochabilité populaire, de « morale » typique en somme, de façon à n’aller point heurter la sensibilité médiocre d’un peuple qui ne sait pas penser et qui n’a plus jamais reçu véritablement les principes d’une réflexion juste de ces cents dernières années.

Cette gangrène installée et aggravée de la bêtise, que n’a aucune raison d’interrompre un oxygène indésirable et qui viendrait d’on ne sait où, trouvera là alors un paroxysme électoral. Je ne crois pas, pour tout dire, que la pauvreté intellectuelle des gens, dans un univers voué pour longtemps au confort et au divertissement, soit destinée à trouver une solution rapide. À ce stade de mon raisonnement – et nous sommes déjà une quarantaine d’années dans l’avenir –, il ne me faut pas compter sur un seul individu ni sur un seul peuple avisé, mais sur une masse plus ou moins complaisamment aveugle et gouvernée par un État qui s’admet fort préoccupé d’écologie et d’égalité vétilleuse sans se croire le devoir de répondre plus que superficiellement aux aspirations de vertu qu’il a déclarées – il n’en serait pas même compétent, il n’y a déjà plus de compétence. L’ilotisme mental instigué par le développement des écrans fascinateurs n’aura pas développé de solution à cette relative gêne, sinon en quelque espèce de doctrine aimable et intermédiaire où l’on admettra que c’est, disons, « plutôt mal » d’imposer des images électroniques à des enfants trop jeunes. Mais les contenus numériques étant assez épurés par de multiples lois de censure que chacun estimera nécessaires et sensées, on ne se fera tout de même pas une priorité d’empiéter sur le droit des grandes compagnies de faire beaucoup d’argent ni sur la liberté des gens de recourir à ses outils abrutisseurs. Le citoyen restera un consommateur passif en quête de jouets nouveaux, et son scrutin ne servira qu’à se dédouaner des maux les plus flagrants qui adviennent d’une société arrivée à ce stade de régression que, bien sûr, chacun, régressif, s’empressera comme de nos jours de nier pour lui-même ou de désapprouver pour les autres.

Or, on arrive là à l’époque où la transition énergétique aura attaint un point de tension cruel et presque insoutenable.

C’est volontairement, pour en venir à cette étape décisive, que je passe avec désintérêt sur l’effondrement partiel de notre système monétaire : cette crise plus que probable n’est pas destinée, je crois, à produire beaucoup d’effets dévastateurs sur le citoyen ; elle n’impliquera à peu près qu’une réévaluation d’artifice de toutes les valeurs scripturales, de façon que le monde, naturellement, puisse encore tourner comme il l’a toujours fait. Quelques sacrifiés monstrueux serviront d’exemples et d’avertissement terribles à l’attention de tous ceux qui seraient tentés de poursuivre leurs tripotages et leurs gestions les plus manifestement malhonnêtes, et les autres détourneront le regard, fiers des insignifiantes oboles qu’ils auront versées à ceux qui mourront d’inanition et cuveront des révoltes impossibles autant qu’impuissantes. En réalité ces crises financières, quand elles n’ont pour causes que des bulles provoquées et des aberrations de système, sont toujours insignifiantes à la perspective de l’histoire, au même titre que celle de 1929 n’engendra à peu près que des douleurs personnelles et presque aucune reconsidération de la logique même qui l’a provoquée. Le capitalisme a ceci de singulier qu’il s’inscrit profondément dans les aspirations du particulier, au point qu’un capitalisme défaillant vaudra toujours mieux pour le citoyen qu’un communisme parfaitement réalisé. Or, à la date où nous sommes encore projetés, il n’existe pas d’alternative à une société d’économie et de marchés ; il n’en existera probablement jamais, ou bien elle mutera sous une autre forme connexe où l’individu aura toujours néanmoins la possibilité d’acquérir. Mes projections, comme je l’ai dit, ne changent surtout pas la condition humaine pour la faire adhérer à mes éventuels désirs. Il y a comme substrat l’homme et ses attributs millénaires : tâchons à faire avec sans altérer ce matériau-là ; pas davantage il ne perdra avant fort longtemps l’usage de ses jambes ou de ses yeux que son envie irrésistible de se hausser en avantages personnels. C’est ainsi, et la politique n’altère jamais l’essence de l’homme. Pas, du moins, au terme que je me suis fixé pour cette étude.

L’écologie, donc, sera devenue non plus une préoccupation de vagues idéalistes, mais enfin un problème tangible et douloureux.

Cette affirmation ne signifie pourtant pas que la majorité des écologues d’aujourd’hui aura eu raison : ce sont des gens qui, au contraire d’une certaine façon, abîment le monde par l’insistance qu’ils déploient pour que chacun agisse à son modeste niveau, et cette injonction est tout juste l’opposé de ce dont la Terre a besoin. En incitant à la patience des fourmis, en poussant à l’économie domestique et à la transmission des gestes millimétrés, ils entretiennent involontairement le mythe que des actions individuelles peuvent se révéler salvatrices, et, ce faisant, ils induisent forcément l’idée que le citoyen se déculpabilise par sa petite œuvre, et celui-ci n’a ainsi plus la préoccupation de réclamer des ouvrages d’envergure, des décisions impérieuses et sous sa menace explicite : l’habitant fait « ce qu’il peut », il est content et cela suffit à sa bonne conscience qui, en matière de politique, est tout ce dont il a besoin pour ne rien demander. Quand vous avez le sentiment d’être bon à peu de frais, vous n’avez en somme aucune nécessité à vous engager dans quelque chose de vaste et de comminatoire. L’écologue d’aujourd’hui est une âme rassérénée qui ne souhaite régulièrement que marcher dans la rue avec des panneaux : quand il retourne chez lui, il a fait « ce qu’il fallait », il est bien, il n’en demande ni n’en fait pas davantage, le monde peut s’éteindre après lui.

Pour revenir à cette crise environnementale, j’ignore même pourquoi au juste elle se produira – je n’ai pas besoin d’être spécialiste, je n’ai nulle envie de confirmer des prédictions déjà faites dont je ne mesure pas le plausible. Ce que je sais, c’est que cet ordre de problèmes survient toujours une cinquantaine d’années après avoir été anticipés sans effets, et rien de plus. Or, l’écologie est un dilemme insoluble depuis que le concept existe, parce qu’elle suppose en large part le sacrifice du confort humain au profit d’une vision de survie à long terme, et jamais ni personne ni un groupe n’est prêt à se départir de quoi que ce soit d’important pour la perpétuation de gens qui lui survivront, pas même les écologues ; dans une société de confort généralisé, l’abnégation n’a qu’une existence théorique. Or, toute politique républicaine y est évidemment défavorable pour des raisons électorales évidentes car cette lutte suppose un effort, du moins quelque confort amoindri, mais même en Chine on préfère porter des masques depuis longtemps que s’atteler à résoudre un problème dont la solution pourrait attenter à l’économie par exemple des portables et des jeux vidéo. On peut dire sans mentir qu’il n’y a pas eu d’action véritablement écologique depuis que ce parti a vu le jour, et il n’y en aura pas d’une ampleur efficace, ce qui revient à dire qu’il n’y en aura pas eu à ce stade. On ne sauve rien avec quelques centrales éoliennes ou en isolant ici et là des logements anciens. Il faudrait par exemple, dans l’attente d’une ferme résolution, empêcher la reproduction humaine : on sent bien qu’il n’en est pas du tout question, qu’il faut d’autres arguments pour inciter les gens à s’inscrire « au parti ». L’écologie jusqu’à présent est un prétexte à la bonne conscience, mais pas du tout une œuvre véritable.

Peut-être la raréfaction du pétrole induira-t-elle l’agonie des modes de production et des moyens de déplacement, faute de substitution – bien que j’en doute assez, à vrai dire : c’est que plus une matière première devient rare, plus son coût augmente, phénomène assez progressif en général, et lorsque les entreprises en sont à fabriquer à perte ce que les consommateurs ne peuvent plus se procurer, il y a, tout logiquement, infléchissement des principes industriels ; or, il existe des ersatz à tout dans une société comme la nôtre. Ou peut-être qu’incapable d’endiguer la croissance démographique, notre civilisation peinera à apporter des ressources alimentaires ou énergétiques en suffisance – car les ressources nécessaires pour vivre sont encore l’affaire commune, et il y faut des organisations publiques qui, de tous temps, se sont révélées inaptes à édifier et à gérer de tels chantiers dispendieux. Ou peut-être la pollution aura-t-elle rendu l’atmosphère à ce point suffocante que difficilement l’être humain pourra l’accepter sans révolte. En tout cas, vers 2060, quelque chose viendra de pénible et douloureux, une urgence où l’on vérifiera non pas que les actions internationales sont indispensables pour imposer enfin une écologie de bon aloi, mais plutôt que les injonctions nationales doivent s’accompagner de menaces tangibles et concrétisées. Mais pas avant, non, pas avant. Jusque-là, les politiques n’auront fait que du décoratif, à peu près, et c’est uniquement à ce stade que l’on s’en rendra collectivement compte. Le ton montera nettement, d’un seul coup, en un éclat brutal. Le monde entier se sera ri par devers soi de pareils enjeux, et puis tout soudain, un assaut ou une sécession, un choc en tous cas.

On peut imaginer de violentes guerres à partir de là, très brèves mais impitoyables. Dès lors en effet que le contemporain croit tenir un motif légitime pour combattre, il exacerbe ses passions, indignation et colère, et il ose tout contre ses détracteurs devenus les terroristes du genre humain : les peuples se sentiront vertueux à anéantir et écraser ainsi les « démons » qui abîment leur verdure et empoisonnent leur air, y compris par des moyens disproportionnés et cruels. Il faudra pourtant un gouvernement d’une suprême audace pour s’y résoudre le premier et assumer cette dureté suprême, mais il ne se peut, à bien y songer, qu’un État fort tôt ou tard, situé dans le voisinage d’un pays qui aurait dénié de répondre aux avertissements qu’on lui fait à cause de ses nuisances environnementales, ne s’en prenne d’exaspération à son désobéissant frontalier avec toute la force dont il est capable, un peu comme en la Guerre des Six Jours. Cela arrivera. C’est logique, fatidique, il n’y a rien à y redire, rien à remontrer. Il vient toujours un moment où ce qu’on a négligé d’important vous rattrape. Il n’y a aucune raison de s’atteler à un épineux problème tant qu’il ne se présente pas à vous sous sa forme la plus tangible : c’est à peu près la doctrine de tout gouvernement fondé sur un axe électoral et populaire. On n’y résout jamais une difficulté par avance, c’est-à-dire qu’on ne dépense jamais rien en faveur d’un avenir dépassant la perspective d’un mandat ou, disons, d’un mandat et demi. Il faudrait changer l’homme pour ça, et, je le répète, mon modèle ne prétend pas chambouler ni altérer l’ordre normal de la condition humaine. Quand un pont s’écroule, c’est toujours une faute extérieure, mais en réalité on devrait reconnaître qu’on n’entretient guère les ponts. On sait pourtant qu’ils tomberont tous ; n’importe : un pont qui tient encore est un pont qu’on n’a manifestement pas besoin de remplacer.

C’est à ce stade de ma réflexion que je veux poser la double question de la spectaculaire innovation technologique et de l’émergence d’un homme d’exception, car a priori l’apparition spontanée d’un de ces deux paramètres est de nature, à n’importe quel moment, à attenter à la progression linéaire de mes prédictions ; or, il m’est évidemment impossible de miser sur l’intervention miraculeuse d’une invention providentielle, ni de prévoir les effets politiques d’une sagesse supérieure et persuasive qui serait enfin arrivée au pouvoir de quelque incroyable manière – et je ne saurais pas non plus inférer à quelle date fortuite un tel événement pourrait se produire. De telles contingences se situent en-dehors de toute prédictibilité ou presque, et, temps que j’en parle, il m’est également exclu d’anticiper si quelque maladie surpuissante ou quelque fléau inenvisageable à l’époque où j’écris pourrait en une poignée de semaines balayer une partie de l’espèce humaine voire la rayer tout bonnement de la surface du monde. Chacune de ces hypothèses est pourtant crédible en quelque façon, et il suffirait peut-être de déterminer mathématiquement la fréquence de leur irruption par le passé pour estimer les chances qu’elles se produisent à quelque terme très approximatif.

Eh bien ! je ne le ferai pourtant pas.

La raison ne tient pas seulement au fait que ces variables soient autant d’opportunité d’ajustement d’une théorie ou d’une vision que je ne prétends pas soutenir : je veux dire qu’on ne s’en sert en général que pour « persuader » ; or, quant à moi, la réalisation ou non de cet article d’anticipation ne m’importe que d’un point de vue scientifique et logique, et je ne crois nullement tenir quelque thèse dans l’exposé des faits futurs que je veux livrer. Il est toujours facile et truqué d’admettre qu’il y aura là, à quelque moment trop propice, un phénomène pour arranger les choses parce qu’on le veut, parce qu’on réclame que l’humanité se sorte de quelque impasse, parce qu’on aura quelques amis ou quelques enfants qui en feront partie ; or, je ne suis pas particulièrement favorable à l’humanité, sa survie physique et spirituelle, au fond, m’est assez égale. Je ne me servirai donc pas de pareils trucages, n’en éprouvant pas le besoin, ne me sentant aucune solidarité pour désirer, ici ou là, un deus ex machina de manière à tout arranger – ou bien à tout détruire. Par ailleurs, d’autres raisons sérieuses me poussent à invalider une à une chacune de ces trois hypothèses :

Je ne suppose pas facilement d’abord qu’un virus mortel puisse anéantir l’homme (– cet article que je relis la veille de sa publication programmée le 23 mars 2020, fut rédigé autour du 8 février dernier, soit un mois avant la dissémination du Covid-19 en Europe : eh bien ! son contenu me semble cependant toujours strictement exact, et je n’y ai rien changé !) : c’est que les moyens scientifiques considérables dont dorénavant il dispose ainsi que la glorieuse urgence où certains groupes de savants se retrouvent en de telles circonstances de briller par leur génie médical et incidemment de faire des profits colossaux, m’incitent à penser que notre espèce ne sera pas ainsi vaincue. La vie grouille en nous, la vie humaine, surpuissante et incoercible. Toutes les formes d’épidémies qui restent à se manifester sur Terre seront toujours une version améliorée de ce qui a déjà existé. L’ennemi sera donc toujours à peu près connu ; il n’y aura que des spécificités secondaires à étudier et à neutraliser, ce qui n’est chaque fois qu’une question de durée, en dépit des mutations biologiques imaginables : la nature offensive, à ce que l’on constate, est moins imaginative que l’intelligence humaine. Les films-catastrophes de ce genre correspondent à une perspective qui aurait pu se produire vers les années 80 avec le SIDA si l’humanité s’était sentie moins concernée, mais qui, justement, ne s’est pas réalisée ; or, il est trop tard à présent. La variété d’une chose contient toujours son remède dans l’essence même de la chose qu’on sait, et c’est pourquoi, comme nous « en » savons l’essentiel, sans du tout idéaliser la médecine, je ne pense pas que l’homme puisse encore se laisser surprendre par une création nuisible et inimaginable de la vie. La science se développe plus vite que la nature : le temps que celle-ci matérialise et développe efficacement une idée biologique nouvelle, celle-là a déjà trouvé une parade. D’une certaine façon, il n’y a que l’homme qui puisse surprendre la nature. Je n’entends pas par où pourrait intervenir un microbe, une bactérie ou un virus invincible : ceux qui nous paraissent ainsi sont rares, et c’est surtout, je pense, parce qu’ils sont tels qu’aucune équipe de chercheurs à grands moyens ne se lance sur la piste de son éradication. Le seul virus pour triompher de l’homme serait encore celui capable de se faire ignorer, capable de produire de l’indifférence et de ne susciter aucune vision personnelle de fortune à le faire disparaître : c’est que ce virus aurait migré bien loin jusque dans nos cerveaux et nos envies !

Quant à l’invention révolutionnaire comme la machine à téléporter ou celle à voyager dans le temps, non seulement par définition elle ne saurait vraiment être augurée ni même le moment de son développement, mais elle ne me semble pas d’une probabilité appréciable pour l’exercice qui me préoccupe : en effet, je ne suppose pas que dans un avenir proche nos sciences parviendront à concevoir un principe nouveau dont l’action sera de quelque portée supérieure. C’est que nos recherches, outre que les domaines qu’elles explorent ne sont plus à très peu près que des approfondissements et nullement des conceptions inédites, sont devenues largement assujetties au capital qui exige toujours d’elles un assez prompt retour sur investissement, et c’est pourquoi on n’entreprend plus guère d’études déconnectées de toute conception préétablie – ce qui est pourtant nécessaire pour prétendre à de véritables révolutions. C’est ainsi par exemple qu’on améliore nos téléphones portables ou qu’on facilite la guérison des maladies les plus répandues, mais on applique peu notre esprit à des imaginations entièrement neuves – qu’on voie comme les contradictions, pour ne pas dire les cafouillages, se multiplient autour de la notion de « matière noire » ! Peut-être que le progrès scientifique du siècle passé a atteint une sorte de vitesse accélérée qu’on conserve trop souvent comme repère et comme norme : mais c’est nier le ralentissement non des inventions humaines, mais du champ des connaissances qu’elles représentent et qui ne portent plus que sur un assez petit nombre de sujets de mode pour lesquels il faut toujours premièrement solliciter des financements privés. Peut-être aussi découvre-t-on moins facilement des concepts parce que nos efforts, qui furent autrefois facilement couronnés de succès tant on savait peu de choses, sont rendus moins féconds par l’accès ardu nécessaire à de plus amples développements avant de pouvoir atteindre à un véritable dépassement. Pour moi par exemple, chaque fois que je produis des représentations que je crois inédites, je m’attends toujours, comme c’est vaguement arrivé quelquefois, qu’on me réclame des diplômes ou qu’on me suppose inspiré voire plagiaire de quelque auteur de mon ignorance. En somme, je ne doute pas de nos capacités à trouver de nouveaux vaccins contre toutes sortes de maux parce que le principe même du vaccin, d’un abord simple, n’a pas besoin d’être réinventé de zéro – il ne s’agit que de perfectionner son mode de fonctionnement –, mais pour ce qui est de révolutionner en pratique une science, c’est-à-dire au contraire de se contenter d’observer, d’appliquer, d’améliorer ou de miniaturiser, je ne crois pas que ni notre époque actuelle ni notre futur proche soit de nature à y contribuer fort diligemment.

Enfin, pour ce qui est de l’homme de génie, cette espèce d’aberration qu’on croit née du hasard et capable de bouleverser d’un discours tout le siècle où il vit, je ne dirais pas que son émergence procédât de la chance, mais au contraire qu’il y faut, dans la société qui lui ancre une passion, de quoi alimenter son désir d’exceller et d’atteindre à la gloire par l’effort qui l’anime. Si l’on se penchait méthodiquement sur la question, on découvrirait que tout génie reconnu et célébré fut d’abord porté par une influence propice à le favoriser, et que la société où il vécut dépensait beaucoup de son intérêt à espérer et à reconnaître un triomphateur dans certains domaines en particulier jugés alors prestigieux et honorifiques. Et cette raison se vérifie aisément par le fait que, depuis qu’en France on se moque des écrivains, il n’en existe plus : ce n’est pas que la capacité manque désormais en l’homme français de réaliser de la littérature et des pensées surprenantes, mais c’est que notre société ne veut plus distinguer de grandeur en de tels artistes, et, comme elle ne les admire plus, elle n’en valorise pas, et ainsi personne ne veut en faire partie : les talents se détournent du domaine même qu’on estime unanimement un simple travail de fonctionnaire – et qui donc, par exemple, voudrait être quelque chose comme un égoutier de renom ? En revanche, c’est un fait vérifiable universellement que, quand on attend ardemment le Messie avec la promesse ardente de le récompenser, comme par hasard Il vient toujours ! et même souvient il en arrive plus d’Un !

Et pour revenir à ma chronologie, je crois que, précisément, à l’heure de cette grande crise écologique dont j’ai parlé, il faudra, parce que la société sera attentive à le produire et à l’écouter, une de ces figures rares et éloquentes dont les pensées et les discours établiront pour longtemps la norme du droit et de l’admiration. Et quand j’écris : « il faudra », ce n’est pas un souhait que je formule, c’est bien plus qu’une foi dont je n’ai que faire, n’étant pas du tout un être irrationnel ; je veux dire que comme on écoutera enfin avec force et volonté, on entendra enfin, justement, la force et la volonté, sa réalité se matérialisera, et une ligne sera tracée pour répondre fermement à la plupart des interrogations futures en matière d’écologie – une sorte de repère moral. On dit par exemple que Lincoln ne fut pas un grand homme et c’est sans doute vrai qu’il fut un politicien assez médiocre, mais chacun se souvient comme un exemple de son discours de Gettysburg quoique assez creux, parce que chacun avait besoin de le croire profond et universel : je n’affirme pas que vers 2060 s’exprimera en effet un homme de génie, mais le besoin qu’on aura d’en fabriquer un fera que les quelques apparences de grandeur et sans doute une espèce de bon sens largement partagé qu’on souhaitera ardemment lui prêter suffiront à faire de cette incarnation un guide, peut-être peu inventif en vérité et moins avisé qu’on ne le reconnaîtra. Pourtant, sans l’établissement d’une sorte de règlement éthique entièrement neuf, quoique en continuité avec l’histoire et en pleine adéquation avec l’esprit du temps, je ne suis pas sûr que l’évolution humaine pourrait repartir, trop engoncée dans ses querelles oiseuses où se figerait la bêtise haineuse des peuples trop longuement vengeurs. Il y faudrait sinon une loi générale, du moins une vision-étalon, quelque pensée déliée, élaborée hors de toute école, sans souci de politique ou de fortune, qui puisse produire durablement une réflexion approfondie – je dirais – sur l’individu vraiment digne d’éloge en tant qu’être unique et éthique plutôt qu’appartenant à une foule morale.

Oui, je me figure cela, sans que cette imagination ressortisse à l’inspiration, sans inventer, quelque caractère simple dont la posture sympathique et franche galvanisera le monde vers l’édification de l’individu. Je veux dire qu’à ce point de l’histoire – nous sommes peu avant 2100 –, la plus grande partie de l’humanité, enfoncée très loin dans son effroyable abêtissement divertissant et numérique, à la limite même de perdre ses caractéristiques les plus fondamentales et glorieuses, doit connaître un éveil ou se perdre à jamais dans le gouffre béant de la mort crasseuse des bêtes négligeables ; or, la Vie, je crois, sentira en nous vers ce temps-là que sa perpétuation dépendra de notre faculté à nous extirper de l’avilissement fangeux du troupeau.

C’est pourquoi je prétends là, objectivement, à un florissement sain, à un renouveau, à une renaissance au moins temporaire, où le citoyen retrouvera l’idée du mérite par l’usage de son esprit, et où les œuvres méprisées par les idioties distraites d’un siècle de négligence et de sommeil mentaux – et peut-être les œuvres oubliées du passé dont celle-ci – seront vantées et recherchées, célébrées de nouveau, et où recommencera un véritable cycle d’art et de science exempt des tromperies et des associations mercantiles d’où sont partis tous nos scepticismes et nos dénégations actuels. Là figurera une époque de progrès jamais vus depuis des décennies, d’audaces étranges et parfois concluantes, baignant dans un climat d’amélioration perpétuelle et d’iconoclasme rationnel, où la légèreté de l’existence ne rencontrera plus comme naguère le prétexte à la vacuité mais, au contraire et sous une forme de pression sociale positive, le besoin de s’élever par l’esprit. Tous évidemment ne seront pas accomplis dans cette exigence, mais tous en sentiront le devoir, et c’est ce qui importe le plus. Une vigilance et une ouverture. Quelque chose de délié. Un peuple encore simple mais mû par un désir de valeur. Peut-être que le désœuvrement, sous certaines conditions rarement exaucées, peut produire cela.

Des concepts innovants, des inventions précieuses, des réformes de sociétés entières : voilà qui, à cette date plus qu’à toute autre, connaîtra une opportunité efficiente. C’est qu’elle est nécessaire pour ce que la pression démographique périlleuse doit se trouver atténuée par le désir d’augmenter la qualité de l’individu au détriment de son nombre. Et, nécessairement, cette philosophie s’accompagnera – j’ose écrire : pour la première fois de toute l’humanité – d’une reconsidération profonde des enjeux et des méthodes de l’éducation : c’est qu’on voudra faire en sorte que chaque unité humaine compte pour quelque chose. Une sorte d’homogénéité de dignité servira un moment à désigner les maîtres les plus légitimes, et l’on voudra y parvenir par des moyens loyaux, par l’instruction et par le mérite. Durant cette période intéressante, on méprisera une part des raccourcis qui font aujourd’hui presque tout le savoir populaire, et l’on accompagnera la connaissance désincarnée d’une substance personnelle, d’un désir d’apport, d’une volonté de grandeur.

Je ne prétends pourtant pas que cette étape sera un achèvement ; je ne rédige pas, comme on vient encore de me l’attribuer en silence j’en suis sûr, des fantasmes bienheureux et des utopies béates ; je ne me complais pas à des descriptions vivifiantes pour le plaisir des enthousiasmes irraisonnés. Quelque chose, bien sûr, doit venir après ça, et c’est obligatoirement une nouvelle épreuve. Nous sommes environ – mais il est de plus en plus difficile d’être précis à mesure que le temps s’éloigne – trente ans après la fin de la guerre, trente ans d’une repousse inédite de l’âme humaine dans un contexte de restructuration lente et posée des sociétés et des individus. Une belle reviviscence arrive à son terme provisoire, avec une espèce de nouvelle crise. La paix pleine et constructive, pourtant débarrassée de la stagnation inhérente à un certain état de confort vil et corrupteur, doit logiquement trouver un nouveau point d’achoppement. Et ce point ne peut sensément procéder que d’une croyance inédite, d’un Dieu découvert, d’une entité cette fois produite par la raison et dont l’adoration profonde génèrera d’importantes scissions parmi les hommes. La science, je le prédis, réalisera l’hypothèse d’une incarnation divine et proche, issue de tous temps sur la Terre mais ignorée jusqu’alors faute de technologies et de connaissances pour les révéler, et cette conception d’un mysticisme objectiviste pourtant indémontrable mais dont certains signes partiels seront ce qu’on considèrera avec le plus d’attention, suscitera des réactions où l’humanité se divisera nettement – imaginer, si l’on veut, une sorte de théorie Gaïa confortée par des preuves de physique quantique. Une théorie prendra son essor, alambiquée et pourtant crédible, troublante et essentielle, d’où naîtra une conception religieuse entièrement nouvelle, partie d’observations que je ne puis déceler basées sur l’espace ou sur le temps. Probablement, une moitié verra dans l’émergence de cette étrange réalité une incitation, voire une opportunité, à la soumission et au retrait, et certains livres, que nul prophète ne prétendra avoir écrits mais des hommes de science, induiront l’exercice de comportements tout autres que ce qu’ils furent jamais, quelque chose entre le repos lointain, la quiétude sans pensée et le culte assidu, attitudes distinctes cependant des anciennes religions. Une insulte aux années fécondes de l’esprit actif pour certains, une nécessité d’avenir face au respect du cosmos pour les autres, le tout établi en une confusion indémêlable faute de moyens suffisants pour trancher radicalement le nœud distant et quintessencié du doute profond. Puis des arguties indiscernables et des incertitudes paralysantes, des sociétés entières qui, après avoir admis le droit de fédérer en États des groupes d’hommes libres, se sépareront et fusionneront de nouveau en une reconfiguration historiquement inédite. Et puis, comme toujours en de tels cas, des manifestes de défense, des milices convaincues, des façons de dissuasion pour assurer le droit établi des unions nouvellement créées. Des tensions sur le fondement du devoir à perpétuer l’esprit de philosophie créatrice pour l’homme ou du devoir de s’abandonner à des puissances supérieures et censément présentes en nous depuis toujours.

Un dilemme implacable : s’assumer de l’ancien-monde et s’efforcer encore de toute sa matérialité pour la fierté de l’homme en tant qu’animal spirituellement actif, ou succomber à la tentation peut-être transcendantale de ce qui apparaît comme le monde à venir en reconnaissant la force d’une réalité universellement structurante et que seules la pensée et la technologie modernes sont parvenues à commencer à mettre à jour. Une surstimulation épuisante des facultés de l’esprit, un essoufflement de l’effort durement vanté, une lassitude de ce rythme haletant de méritocratie où le paresseux médiocre ne peut que pâtir de la mésestime qu’il inspire à autrui, auront produit une aspiration au repos et aux récompenses sans travail, au sein d’une doctrine du contentement où la quiétude et la légitimité reviendraient aux obéissants par le seul avantage du « cœur adhésif ». Être du passé ou bien du futur, assurer une continuité ou oser une rupture : une telle sécession sera bâtie pour durer des décennies et peut-être des siècles, en une ségrégation même spatiale, géographique, étatique. On peut à ce stade se figurer sans mal des pays officiels du nouveau dogme et d’autres déclarés conservateurs de l’ancien, une répartition communautaire avec sphères d’influence et conflits d’intérêt, un peu comme nombre d’Amish côtoyant, mais de très loin, des adeptes du capitalisme.

Et comme ce nouveau Dieu, au même titre que les précédents, ne s’annoncera que par signes et nullement par une présence patente, il faudra un temps infini avant de démontrer qu’il n’est pas mieux fondé que les autres et que la liturgie inédite qu’on lui applique ne se justifie pas davantage. Une controverse est vaine partout où l’on n’a pas un début de preuve à avancer ; de tous temps, les hommes appellent cela : « convictions ». Un jour, vous tenez dans la main une pierre chaude, le lendemain tout le monde veut assurer que le sol et la Terre ont de la fièvre et sont une personne.

Cette opposition trouvera évidemment des antagonismes, mais nul n’imaginera à court ou moyen terme une possibilité de résolution ; ce qu’on ne peut pas démentir, on le laisse exister quand même, le temps des persécutions est bien terminé. De multiples communautés d’hommes s’établiront, vastes comme des villes et comme des nations, organisées selon leur credo, dans la croyance et l’abandon en ce Dieu qu’il ne sera besoin que d’honorer par une pensée vaguéale, tandis que d’autres, en des lieux opposés, ne cesseront d’œuvrer en pionniers obstinés, rendues plus entreprenantes même dans la résolution de prouver en actes combien leur valeur est de loin supérieure. Ici, ne pas imaginer de conflit plus que théorique, rien même d’une guerre froide, mais une séparation et un isolement de deux modes de vie de plus en plus installées et institués, dont l’un est une cessation volontaire de la volonté d’entreprendre, et l’autre une persistance dans la valorisation par l’effort et par l’innovation.

Ces deux humanités incompatibles apprendront à s’ignorer, comme deux insulaires sans rapport de voisinage. Une espèce de tradition de langueur mystique occupera l’une toute entière, quand l’autre édifiera et bâtira pour l’honneur des mémoires posthumes. Et cette délimitation ne saura trouver une issue ni par la science ni par les armes – on aura mutuellement fini par admettre l’inanité des polémiques. Cinquante ans au moins, peut-être le double, s’écouleront dans l’ignorance et le dédain relatif de cette portion d’humanité où l’on n’adhère pas. Et voici comment, simplement, viendra le dépassement :

La part passive de l’humanité s’effacera peu à peu au profit des inventifs, des créateurs, des partisans de l’évolution. Il n’y aura nulle extermination, mais le mysticisme d’alors, voyant avec négligence ou défiance les progrès de cette autre moitié humaine et dépassé peu à peu par la poursuite des révélations de la science et de la pensée progressiste, se terrera environ comme dans des cloîtres épais ainsi que des cités, et, vaincue par la peur, terrassée par le sentiment de son inexorable erreur, poursuivra en tremblant sa routine de cécité. Tout s’organisera sans elle, ce grand Chamboulement surtout dont je ne parlerai pas ici, dont je ne puis rien savoir au juste, et elle sera abandonnée sur son vieux sol comme le monastère anachronique des témoins de ce qu’on ne verra jamais. Des pierres glacées sur un roc épuisé, et puis l’asphyxie lente de la vieillesse isolée. Ceux-ci s’éteindront, en cent ans ou bien mille : n’importe. Ils auront cessé de compter dans l’humanité. Ils vivront à l’état de vestige qu’on ne saurait beaucoup interpréter ou faire parler, sans nostalgie ni musée, un simple fait à peu près anodin.

Après, je ne sais plus. C’est qu’il n’y a plus de lieu ensuite à proprement parler où situer mon histoire et l’histoire : quelque chose, là exactement, s’est mis à exister qui empêche de me représenter la suite. Nous sommes vers 2200. Les perspectives sont infinies au point que même le temps ne signifie presque plus rien. On me pardonnera, je suppose, si à cette époque avancée on découvre cet article, compte tenu de la nature de l’esprit humain en 2020 où j’écris, de n’être pas parvenu à prospecter plus loin. Ce n’est pas que je tienne à achever cet écrit par une figure, mais quelque chose aura bien lieu alors que je ne puis sonder.

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