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Henry War
26 mars 2020

Célébrer tous les hasards de la vie

Toutes nos étonnantes souffrances sentimentales tirent leur origine de ce qu’on ne nous a pas enseigné à voir le monde tel fatal et advenu qu’il est. Toutes nos déceptions, toutes nos désillusions, toutes nos amertumes et partant tous nos troubles, viennent de ce qu’on nous a appris très jeune à entretenir des chimères comme des réalités. Une doctrine tient lieu dès notre enfance de bonheur et d’espérance, on a fait fermenter en nous une morale aussi douceâtre qu’inapplicable comme des graines d’humeur et de discorde, et toute une mise en scène vaste et omniprésente, artistique et sociale, joue le rôle mystificateur de nous imprégner d’un mirage larmoyant et d’un projet impossible. Il faut aimer, par exemple, et une longue partie de notre vie est consacrée à rechercher le « partenaire idéal » qu’on nous enseigne à se représenter de telle ou telle manière, mais ce partenaire n’existe pas ni du reste la nécessité de son existence et de l’amour ; nous courons ainsi très longtemps après un objectif insensé, en vain. Et les gens pâtissent et pleurent de n’avoir pas réussi à trouver ce qui n’a pas de réalité, ce mystère que l’on entretient en dépit d’eux, ce but tant miroité qui ne sert à rien et qui n’a point de valeur objective. On a inséré en eux des désirs fous par lesquels on les a aliénés du monde véritable. En cela, mais en cela seulement, la vie est un contrat trahi, une promesse enchanteresse placée en nous que l’expérience de la vie n’a pas confirmée. Tout notre malheur vient de ce qu’à force de nous avoir mentir par de bienheureux messages, chacun a fini par y croire et s’estimer leur réalisation un dû.

Or, il n’y a aucune raison d’introduire en eux, en nos enfants, le germe du malheur avec ces cultes de mièvreries reproduits par pure tradition – il n’y a nul bienfait à en faire des dupes : comme les imbéciles ne le restent jamais toujours, on échoue même à en faire des imbéciles heureux, on ne parvient qu’à créer en eux le désenchantement. Tous les films complaisants, les masques pudiques, les cajoleuses paroles de mères-poules, déforment les attentes et détournent de la considération d’une réalité probable et à venir. En général, par exemple, les femmes laides ne sont pas convoitées ni les hommes particulièrement gentils ou soucieux de plaire. En général, l’amour est un dessein assez piètre dans l’intention unique de se croire une vertu. En général, les auteurs de talent ne sont pas publiés et croupissent dans la rancune de ne s’être pas réalisés malgré leurs efforts. J’écris « en général » pour m’éviter le reproche du « toujours », mais je pense sincèrement que chacun aurait tort, statistiquement tort, de compter sur des exceptions à ces vérités, et notamment sur son exception : je n’aurais pas été malheureux, moi, si je m’étais au départ résolu à l’autoédition. C’est toujours la brutale retombée d’un espoir anéanti qui blesse le plus : on croyait que le monde était différent, c’est précisément de là qu’on a tiré un sentiment de cruauté et d’injustice. Mais la réalité n’est ni cruelle ni injuste, elle ne mord pas celui qui se l’approprie au cours de son éducation : est-il spécialement cruel et injuste qu’on ne puisse pas s’envoler à tire d’ailes tel un oiseau ou vivre sous l’eau sans appareillage et parmi les poissons ? Non pas, c’est une donnée du monde, rien de plus. Si l’on m’avait expliqué, pour filer mon exemple, qu’il n’y a pas d’écrivain contemporain qui ait été reconnu sur la base d’un manuscrit expédié par la poste, je l’aurais entendu comme une réalité factuelle, et je n’en aurais pas fait un sujet de mécontentement ; j’aurais considéré que ça ne se faisait pas, tout bonnement. Mais la propagande irréfléchie, l’entretien mystificateur, où l’on continue d’oblitérer le jugement constitue le fondement des blessures morales de tout individu, en sorte que s’édifier et s’élever, pour l’instant ce n’est rien d’autre qu’apprendre à se défaire des imageries – grandir, c’est pour l’heure uniquement se démettre des préceptes : quelle horreur ! quel gâchis ! Il aurait suffi qu’il n’y eût pas de précepte initial, et nous étions bons pour une prodigieuse économie de temps ! Car enfin, si évoluer c’est encore seulement se débarrasser du faux, combien nous reste-t-il d’effort, après tant de contraintes superflues, de résistances et de débattements, avant d’accéder à l’exploration sérieuse du vrai et à quelque grandeur véritable !? Notre courbe de réflexion est rendue négative par l’effet de cette aliénante litanie d’abaissement que d’autres ont insinuée en nous, et toute notre volonté va à l’égaliser, à la niveler, à la soulever longtemps jusqu’à atteindre péniblement le seuil d’abscisse et d’ordonnée de zéro par où nous aurions dû commencer notre aventure humaine. Nous nous décillons comme les faucons cousus, nous nous déchargeons du fardeau des préjugés plombés en nous par quelque vile négligence, nous nous désentravons des chaînes qu’une banale instruction à scellées à nos pieds. Quand il est temps de se mouvoir, souvent nous sommes déjà vieux et épuisés d’énergie et de douleurs – paupières arrachées, courbures des os, meurtrissures des fers. Le temps de notre apogée est passé, et nous n’avons fait que nous rétablir hommes, sans plus : il faut s’éteindre, à peu près.

La saine pensée qu’il faudrait inculquer, c’est que tout est effectivement dérisoire, et que la mort, si l’on veut se défausser d’un coup de tous les tracas jugés insupportables, guérit et finit tout. Cette pensée est beaucoup plus sage qu’il n’y paraît : toute tristesse, toute affliction, tout accablement, si l’on y réfléchit, naît d’une inadéquation avec nos désirs parce qu’on estime ces désirs vraisemblables, à tort puisqu’ils ne se réalisent point ! ainsi, on croit par exemple avoir moins que ce qu’on mérite, on se pense excessivement puni pour une faute, on éprouve le sentiment de pénurie de ce qu’on croit normal de recevoir : pour en arriver à de tels affects, on procède toujours ou par outrecuidance de sa propre valeur ou par surestimation de la valeur du jugement des autres. Or, toutes ces représentations sont contradictoires au regard de ce qu’il y aurait vraiment à savoir et à attendre de l’existence, et notamment que rien n’arrive par justice, que tout y est fortuit, contingent, effectivement dérisoire comme j’ai dit, que l’on n’est rien en général par soi-même pour prétendre à être le moindrement distingué par le sort désincarné ou par des gens également insoucieux de décerner des récompenses : ce qu’on nourrit alors, c’est toujours l’idée que le monde est autre qu’il est – déni de réalité intensifié par notre déplorable formation. Ou alors, on se forme des illusions naïves et coupables sur la permanence des choses par intérêt personnel et aveugle de leur conservation : autrement dit, nous voudrions que les choses ne fussent pas ce qu’elles sont, ou bien nous voudrions qu’elles restassent toujours ce qu’elles sont, ou encore nous voudrions qu’elles évoluassent surtout en notre faveur – mais en quelle réalité alternative vivons-nous pour entretenir de tels désirs ? Est-ce que nous ne savons plus constater dans quel monde nous sommes, à force d’avoir fantasmé, spontanément ou par influences, une normalité de fiction ? En quoi la mort d’un proche est-elle une iniquité ou une surprise ? en quoi le refus d’un amant est-il une atteinte inattendue ? en quoi n’importe quel échec nous diminue-t-il, et en quoi était-il foncièrement imprévisible ? On voit bien qu’il n’y a que les contrefaçons de valeurs qu’on a adjointes à ces situations qui créent l’impression de désastre irréparable et de douleurs morales insurmontables : ces phénomènes surviennent en fait sans cause profonde et irrémédiable, d’une manière parfaitement naturelle et supposable, d’une façon dérisoire donc, sans que la question du mérite ou du droit intervienne aucunement. Même, une bonne intelligence – je ne parle pas d’un stoïcien mais juste d’un esprit scientifique et posé pourvu uniquement d’une ferme conséquence – saurait comprendre qu’il n’existe rien qui logiquement puisse nourrir des regrets : le regret est absurde ! absurde ! N’est-ce pas que dans n’importe quelle circonstance, comme on calcule sans cesse, on croit toujours au présent avoir pris la bonne décision, adopté la bonne conduite, convergé vers les bonnes conclusions, que nos risques sont pesés, et que la part d’erreurs qu’on y inclut fait elle aussi partie intégrante du moment de la résolution ? Qu’un tel calcul se soit démontré faux n’implique nullement qu’on aurait eu davantage les moyens, dans une autre dimension imaginaire, de triompher de cette équation ! Ainsi, ce « si je pouvais revenir en arrière ! » est une plainte et un réflexe de pur et creux contemplatif ; il ne vaut rien ni pour l’homme d’action ni pour l’être de raison, car c’est bien tel que nous étions que nous avons pris notre décision d’alors et aussi mérité le succès de nos délibérations : se morfondre, c’est commettre la faute puérile de l’oubli de cette situation de délibération. Le regret est la lie de ces créatures sentimentales et pleurnichardes qui n’ont de la chronologie qu’une idée superstitieuse et bête. Et d’ailleurs, nos fautes nous élèvent toujours, toujours ! et quant à ce dont nous ne pouvons rien, comme la maladie ou les changements des autres, précisément il n’y a là rien à déplorer sinon un état de fait : autant se lamenter sur la pluie ou sur la rotondité de la Terre ! En pâtir n’est que plaisir à s’épancher et à s’infliger des souffrances ostensibles, à s’apitoyer sans raison et à geindre pour le plaisir – oui, le plaisir ! le plaisir dans l’affliction – de se donner l’air innocent et victime, aux autres ou à soi-même. Qu’on m’entende bien : je ne dénie pas le droit fondamental de chacun aux pleurs cathartiques et aux jérémiades défoulantes et inutiles, en somme à l’exutoire des passions, mais je leur refuse toute valeur hormis comme purgation et pour se gaver d’un feint malheur qu’on espère alors énorme pour tous les prétextes qu’on veut.

Toute situation qu’on rencontre, même après ce qu’on suppose quelque chamboulement d’ampleur, est une normalité nouvelle dont il faut réintégrer le paradigme établi ; il faut s’y adhérer, se réimprégner des critères variés de son existence : voilà, ma sagesse, la sagesse des fous d’aujourd’hui ! Tout ce qu’on perd constitue un état de fait inédit où il faut prendre pied : on doit – et le plus tôt est le mieux – considérer sans préjugé qu’il s’agit d’une version d’un même monde qu’on doit se réapproprier. Mais notre modernité, qui n’a pas l’envergure des âmes fortes et sensées, n’aspire qu’au confort des répétitions, et, sitôt qu’on l’en défausse ainsi que de cette permanence qui lui sert à asseoir toutes ces « résolutions », elle réclame à grands pleurs ou à grands cris son rétablissement plutôt que de s’adapter à la réalité déprise de ses illusions antérieures : « Le monde ne devrait pas être ce qu’il est ! », entend-on les gens se plaindre éternellement en toutes variétés, et ce devient alors souvent le combat de toute une vie que de résister à la prééminence de la réalité : on ne veut ainsi que retrouver l’univers des livres gentillets et des mensongères comptines pour enfants. Mais il n’y a pas de maux pour qui ne s’attache à rien, pour qui n’a pas de raison de penser son bonheur durable, pour qui n’idéalise rien : je ne milite certes pas pour qu’à titre d’exemple on m’enlève tout ce dont je dispose, mais qu’aurais-je de mieux à faire, si ma belle maison brûlait, que de m’en trouver une autre ? En quoi devrais-je alors me sentir malheureux de ce dont je n’ai rien pu faire ou rien fait ? Mais chacun, je crois, faute de réfléchir, se fait une idée excessive de son importance et de sa nécessité, au point de croire sa réalité plus prégnante que le réel, et l’on voit partout par exemple de ces gens qui s’inquiètent de quelque épidémie en cours sans songer le moindrement que leur existence ne vaut pas de s’y cramponner avec tant d’acharnement et effroi. C’est ainsi : voici, ma consolation et mon dépassement de tout ; et davantage même : tout ce que nous perdons est une liberté renouvelée qui nous retire une obligation et nous rapproche de nous-même. Rares même sont ces pertes susceptibles de nous retrouver au stade antérieur des corruptions et des compromis d’artifice : profitons alors de ces dépossessions au lieu de nous en plaindre !

Mais tout est drôle ! tout est comique et veule ! cultivons plutôt la gaîté ! Ah ! cela m’est venu tout d’un coût dans une révélation splendide et je n’ai dès lors plus jamais eu peur de rien ! Vivre sans ma famille ou dans la rue ! Être rejeté de tous et n’avoir pas un ami sur qui je puisse compter ! Eh bien ! cela aussi serait curieux, j’en aurais les yeux bien écarquillés, j’en serais en quelque sorte content ! de quoi me plaindrais-je alors dès lors que cela serait ? Mon domicile est mon crâne, tout ma vie libre s’y résume : pourquoi l’oublier ? Est-ce qu’on craint tant de ne pas reconquérir l’équivalent de ce qui nous manquerait ? notre société est pourtant a minima protectrice pour les travailleurs. Tout est continuité au contraire ; même les pires décisions, les plus néfastes rétrospectivement, sont des preuves de notre évolution et de notre être, tout est absurde et si joyeusement ridicule autour de nous : pourquoi ne pas se résoudre à en rire plutôt que de s’en navrer, parce que c’est ainsi ! Nous serons de cette manière des êtres constamment étonnés et enthousiastes, des bons vivants, d’émerveillantes compagnies – n’ai-je pas moi-même, rien que la semaine dernière, après avoir été admis par mes collègues comme une sorte de traître à ostraciser, tenu une forme exemplaire et pas du tout affectée, tout ceci me paraissant tout à coup si extraordinairement et si stupidement joyeux ? Je suis satisfait tout à coup de ce que le monde soit tellement attendu, et quand il devient imprévisible me voici soudain tout fier d’apprendre du nouveau – c’est drôle ! tout est drôle ! si dérisoirement drôle ! Je sais à présent que toutes mes affections sont sacrifiables dès lors qu’elles me sont reprises et que je n’y peux rien, et que, si je m’en défais moi-même, je n’aurais qu’à me rappeler que j’avais été tel que je voulais m’en défaire et nullement regretter de les avoir perdues. Je suis roi en ce monde, je suis prince et seigneur de l’univers, je ne redoute rien, ma vie même peut m’être retirée, ma fortune ainsi que mes enfants, je ne puis que combattre avec extase contre cette privation et rire encore de la victoire injuste que les autres sur moi emporteront – le remède est dans la mort, suicide ou crime ou bien les deux, je ne me figure ainsi pas d’injustice infinie, je ne me dégoûte pas. Que toutes nos décisions entraînent des conséquences, voici de quoi nous n’avons certes pas à nous plaindre – toute chose, dans un mouvement globalement continu et inarrêtable, trouve provisoirement son point d’équilibre, son état relatif de normalité : sachons plutôt nous rappeler avec exactitude le moment inamovible de nos résolutions, moment toujours contraint par ce que nous étions alors et par des envies irrésistibles comme des besoins ; partant, de quoi aurions-nous à nous sentir coupables ? Sachons délicieusement entendre qu’il n’est nul bienfait ou malheur, pas de culpabilité ou de honte, mais seulement des situations auxquelles nous et quelque automatisme grégaire associons des valeurs bonnes ou mauvaises, et ces valeurs elles-mêmes ne sont rattachées qu’au plus ou moins d’avantages que nous en retirons. Il n’y a ainsi pas de larme pour le percepteur d’objectivités puisque pas de regrets ; il n’y a rien à retoucher dont le sage ait a priori conscience, comme un roc ; il est vain sauf en actes de nourrir l’espérance que le monde soit autrement : notre puissance est rarement de cette taille de toutes façons, et il vaut donc, mieux encore que s’en accommoder, jouir superbement de cette désopilante absurdité inconstante en quoi consiste la vie humaine. Rions ! Moquons-nous ! C’est si bête, la vie ! si négligeable, au fond ! Que notre constance, que notre cohérence soit de ne pas prendre au sérieux tout ce faux drame ridicule ! Qui sait si ce n’est pas par la dérision que l’on devient le plus sage ? c’est en tous cas un grand défoulement de joie constant et qui ne nuit à personne !

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